Partir des matériaux de première main

Un autre élément de méthode concerne les matériaux utilisés pour appuyer notre travail. Dans une ville où le travail réflexif a été très important et la production écrite abondante, il nous a paru impératif d’éviter l’écueil de la “seconde main”, constaté à plusieurs reprises dans différentes publications concernant la ville d’Annecy. La reprise d’informations dans des publications antérieures a probablement contribué à étayer la vision consensuelle largement répandue. De même, elle a favorisé, nous semble-t-il, des anachronismes et provoqué des oublis, autant de facteurs préjudiciables à une compréhension raisonnée de cette histoire.

Il nous faut cependant, à propos des publications scientifiques, apporter une précision : la multiplication des travaux de recherches sur l’action culturelle dans la ville, ne s’est pas accompagnée d’un effort parallèle de recherches plus larges sur l’histoire de la ville, notamment sur l’histoire politique, y compris celle du département. Il est fort probable que l’absence d’établissement universitaire à Annecy soit à l’origine de cette lacune. En effet ce n’est qu’en 1973 qu’est créé dans le cadre de l’Université de Savoie, dont le siège est à Chambéry, un institut universitaire de technologie dédié à la formation de techniciens du commerce et de l’industrie, complété dans les années 80 par une école d’ingénieurs, puis une unité de formation et de recherche en gestion. Les formations dans le domaine des lettres et sciences sociales sont toutes implantées au chef-lieu du département voisin. Si des travaux universitaires ont été produits sur l’histoire locale, il faut bien constater un relatif déficit en la matière, que les travaux et publications des sociétés savantes locales n’ont guère comblé118.

Une Histoire d’Annecy, dans la collection “ Pays et villes de France ” des Editions Privat, est parue en 1987119, ouvrage collectif sous la direction de Paul Guichonnet, professeur honoraire à l’Université de Genève et président de l’Académie Florimontane. Le rédacteur de la partie consacrée aux Années françaises, depuis le rattachement de la Savoie à la France en 1860, est Pierre Soudan, journaliste, et président de l’Académie salésienne, une société savante locale, et par ailleurs auteur d’un dictionnaire biographique des conseillers généraux du département depuis 1861120. Une dernière partie, Urbanisme et fonctions urbaines, est due à Georges Grandchamp, président de la Société des Amis du Vieil Annecy et maire adjoint en charge des affaires culturelles. Au total, ce sont à peine soixante dix pages sur plus de trois cents qui sont consacrées à la période contemporaine.

Les recherches des historiens locaux se sont, de manière tout à fait remarquable, portés depuis deux décennies sur la période de la deuxième guerre mondiale, de la Résistance et de la Libération, et plus particulièrement les combats du plateau des Glières en mars 1944121. Cette relative carence de travaux de portée générale sur l’histoire de la ville et du département représente une difficulté pour recontextualiser l’épisode que nous avons retenu pour notre travail.

Nous avons souligné plus haut le phénomène de “ seconde main ”, qui a probablement joué à plusieurs reprises, et qui peut guetter également celui qui se penche à nouveau sur cette période de l’histoire de la ville d’Annecy. Aussi avons-nous choisi de privilégier le recours aux archives et aux documents originaux pour établir des chronologies factuelles ; nous ne prétendons pas avoir épuisé tous les fonds disponibles, la masse croissante de la production écrite des institutions considérées rendant cette tâche peu envisageable.

Aux Archives municipales d’Annecy (que nous désignerons désormais sous le sigle AMA), nous avons retenu en priorité les comptes rendus officiels d’instances de délibération ou de concertation : il en est ainsi pour la commission des affaires culturelles de la ville d’Annecy, dont la qualité des comptes rendus est assez constante tout au long de la période étudiée. Conservée sur microfiches, la série est complète. En ce qui concerne les délibérations du conseil municipal, elles sont conservées sur des registres. Enfin les dossiers des élections municipales permettent d’accéder, outre bien sûr aux résultats, à la composition des listes en présence et à leur profession de foi. Sont également déposées aux Archives municipales les archives de l’association Annecy Action Culturelle, des premières réunions du “ groupe d’action culturelle ” en juillet 1970 jusqu’à l’assemblée générale de 1995. Au total, ce sont soixante dix boites qui regroupent, selon un ordre chronologique, les documents statutaires, les comptes rendus des différentes instances, de nombreux courriers, ainsi que tous les documents édités par l’association concernant les projets artistiques, les créations. L’abondance de documents nous a contraint, là encore, à renoncer à l’exhaustivité de l’exploitation.

Aux Archives départementales de la Haute-Savoie (ADHS), nous avons pu consulter plusieurs fonds d’accès réservé :

  • Pierre-Jean Dubosson, président des MJC en Rhône- Alpes, et ancien maire adjoint d’Annecy chargé des affaires culturelles (de 1983 à 1989) nous a permis de travailler sur les archives de la MJC des Marquisats déposées après la liquidation judiciaire de l’association en 1993. Nous avons privilégié les comptes rendus d’instances statutaires, assemblées générales, conseils d’administration et bureaux, ainsi que les documents rédigés annuellement pour rendre compte de l’activité de l’association. Nous avons, à notre grand regret, dû délaisser une masse importante de documents.
  • l’accès au fonds concernant Peuple et Culture nous a été autorisé par Françoise Richard, ancien membre du bureau de l’association liquidée en 1993. L’ensemble présente de nombreuses lacunes pour ce qui est des documents statutaires, rendant difficile l’établissement de séries complètes sur plusieurs années. Les documents eux-mêmes n’ont pas toujours la précision que l’on souhaiterait pour déterminer la liste des membres ou des administrateurs ou pour cerner au mieux les choix opérés par l’association.
  • le fonds Dumazedier, en accès libre, se compose de documents très divers dans leur nature (notes manuscrites, imprimés d’enquêtes, courriers, textes de conférences) que la ville d’Annecy a récupérés en 1980. Ils permettent de cerner le contexte des enquêtes de Joffre Dumazedier, et leurs conditions de réalisation.
  • Jean Le Veugle nous avait accordé depuis bien des années l’accès aux documents qu’il a déposés aux Archives départementales, documents relatifs essentiellement aux premières années du Centre éducatif des Marquisats de 1945 à 1950, alors qu’il en était le directeur permanent, fonctionnaire de la Direction générale de la Jeunesse et des Sports. Dans ce fonds se trouve également une copie des carnets qu’il a tenus journellement durant cette période annécienne de sa vie.

Nous avons pu utiliser les archives de la Direction départementale de la Jeunesse et des Sports de la Haute-Savoie, et plus précisément les comptes rendus annuels d’activités, qui permettent de suivre, entre autres, l’utilisation des crédits d’investissements, destinés en grande partie à subventionner les équipements sportifs et socio-éducatifs.

Bernard Néplaz, président de la Fédération des œuvres laïques de la Haute-Savoie, nous a ouvert les archives de son association, classées méthodiquement et en séries complètes : là encore, au vu de la masse de documents pour une fédération dont l’action s’étend sur plusieurs décennies et repose sur le travail de très nombreux professionnels et bénévoles, nous nous sommes limité aux documents des instances statutaires, essentiellement bureau et conseil d’administration.

Les archives de la MJC de Novel nous ont été rendues accessibles par le directeur actuel, Yves La Barbera : registres des délibérations du conseil d’administration tenus en ordre depuis les débuts de l’association en 1961, documents d’assemblées générales.

Bien entendu nous avons eu recours, pour compléter notre documentation à la presse quotidienne régionale, en l’occurrence le Dauphiné Libéré.

Nous sommes bien conscient que ce choix de méthode visant à prendre appui sur des archives, et essentiellement sur des documents de nature statutaire, peut nous valoir le reproche de ne pas accéder à la dimension informelle des négociations entre acteurs. Ce reproche a été envisagé, mais il est apparu très tôt dans notre démarche que la question de la mémoire des acteurs était en soi une dimension problématique de notre sujet de recherche, et que la collecte de cette mémoire ne pourrait permettre d’établir une base documentaire suffisante. Nous avons cependant procédé à une série de douze entretiens, enregistrés pour la plupart, dont la liste figure en annexe n° V. Le choix des témoins interrogés a été déterminé en raison de leur rôle spécifique et de l’éclairage qu’ils pouvaient apporter sur des points clés de notre étude. Il nous restera toujours le regret de n’avoir pu entendre quelques acteurs essentiels  disparus ces dernières années : Pierre Jacquier, l’assistant de Joffre Dumazedier et premier président de la commission municipale des affaires culturelles, Pierre Patel, président de la MJC de Novel et du Groupe d’Action Théâtrale, Georges Gondran, président du Ciné-club, entre autres.

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Nous nous attacherons donc dans une première partie à procéder à une forme d’état des lieux politique, lors de l’élection de Charles Bosson pour son troisième mandat de maire d’Annecy en 1965 : la personnalité du maire, le choix de stratégie électorale, et les innovations de début de mandat, seront rapportées aux exigences de la modernisation de la ville. Dans ce contexte, la question de l’héritage de la Libération, allégué maintes fois, sera reposée : héritage des valeurs d’unanimisme de la Résistance ? Valorisation d’une expérience transmise par les associations, et plus précisément Peuple et Culture et les Marquisats ?

La conjonction locale entre l’essor sans précédent des politiques publiques à l’initiative de l’Etat gaullien, en particulier pour ce qui nous concerne avec les figures emblématiques d’André Malraux et de Maurice Herzog, et les positions acquises par les associations, notamment celles issues de la période de la Libération, compose-t-elle une figure particulière, crée-t-elle des conditions spécifiques au développement d’une politique culturelle ?

Dans la deuxième partie, nous examinerons les répercussions locales de l’ébranlement de mai 68 : au-delà de la contestation des pouvoirs en place, l’irruption dans le domaine de l’art et de la culture d’une esthétique de la provocation, la revendication politique d’une action culturelle ambitieuse et engagée en direction du “non-public”, bousculent la prudence des choix antérieurs de l’équipe municipale. Le rassemblement, autour de la revendication culturelle, d’intérêts multiples met en cause l’ordre politique annécien.

C’est autour du projet de centre culturel, à la fois un équipement intégré dans l’urbanisme en mutation et une institution à inscrire dans le contexte local, que se définissent les enjeux politiques majeurs de cette période, notamment autour de la question du rapport entre le pouvoir municipal et les différents acteurs, dont les associations, et finalement la formalisation d’une politique et du problème de sa légitimation. Si la période de conflits correspond à une phase de dissonance entre les différentes logiques que nous avons retenues, l’établissement du centre culturel marque-t-il pour autant une phase d’institutionnalisation totale ? C’est peut-être dans une concordance avec les politiques nationales, rarement atteinte jusqu’alors, que se trouve la réponse.

Notes
118.

Ces sociétés sont essentiellement l’Académie florimontane, l’Académie salésienne et la Société des Amis du Vieil Annecy, qui édite un cahier périodique, Annesci.

119.

Histoire d’Annecy, sous la direction de Paul Guichonnet, Toulouse, Editions Privat, 1987.

120.

Soudan Pierre, Le conseil général de la Haute-Savoie. 125ans/309 élus, Challes les Eaux, Curandera, 1986, nouvelle édition 1998.

121.

Les travaux les plus représentatifs de cette histoire sont ceux de Michel Germain, notamment une série de chroniques : Le sang de la barbarie, 1992, La nuit sera longue, 1993 ; Les maquis de l’espoir, 1995 ; Glières, mars 1944, 1994 , édités à Montmélian, La Fontaine de Siloé.