Le milieu des années soixante est sans conteste une période charnière dans le développement de la ville. Nous avons rappelé en introduction comment la décentralisation industrielle de l’après seconde guerre mondiale avait contribué à doter la ville d’entreprises modernes, grandes pourvoyeuses d’emplois et ceci sans investissement des milieux d’affaires locaux. L’expansion démographique de la ville, en avance sur le reste de l’agglomération, culmine en 1968, pour ensuite se stabiliser. La petite ville de province, vivant d’une activité économique traditionnelle et d’un tourisme typé Belle Epoque, se mue en une place industrielle moderne, rassemblant une main d’œuvre qualifiée, à rémunération élevée, avec un encadrement important, souvent d’origine extérieure à la région. Le géographe Raoul Blanchard ne souligne-t-il pas en 1962 que “ le tourisme n’est plus qu’une activité accessoire, d’ailleurs brillante, dans la vie d’Annecy ”122. Georges Granchamp, historien local, animateur de sociétés savantes et longtemps maire adjoint chargé des affaires culturelles, n’hésite pas, dans sa contribution à l’Histoire d’Annecy intitulée Urbanisme et fonctions urbaines depuis 1860 à parler de “ renversement des fonctions urbaines durant cette période ” 123.
Ce bouleversement de la ville par la démographie et l’industrie n’est pas, bien évidemment, sans conséquences sur la vie sociale et politique d’Annecy. Un “ état des lieux ” de la ville en 1965, date que nous avons retenue comme point de départ de notre étude, permettra de croiser différentes données relatives à la vie politique, aux projets en matière d’urbanisme, et à l’état de la vie culturelle à Annecy. Ce choix est justifié par l’enjeu politique que va constituer la réalisation des deux grands équipements qui marquent l’engagement de la ville en matière culturelle : les Marquisats et le centre Bonlieu.
En effet, la réélection de Charles Bosson à la Mairie en 1965, si elle n’est pas une surprise, marque néanmoins une étape dans la vie politique annécienne, dans la mesure où c’est à partir de ce moment que le projet politique de la municipalité s’infléchit clairement en direction d’une orientation culturelle. De même, si les projets urbanistiques qu’impose le développement de la ville ne datent pas de cette élection, c’est bien à partir de ce mandat que les réalisations essentielles voient le jour, en particulier pour le domaine que nous avons retenu pour notre recherche, réalisations soutenues par la relance de la planification par l’Etat, notamment pour ce qui est des équipements sportifs et socio-éducatifs. La mise en exergue par la municipalité de son engagement en faveur d’un urbanisme à la fois soucieux de culture, de protection de l’environnement et d’équilibre social s’accentue très nettement à partir de 1965, ce qui ne manquera pas de bousculer un milieu local encore très marqué par le rythme traditionnel de développement de la ville jusqu’alors.
Dans cette action municipale, nous avons souligné le volet culturel et socioculturel, qui présente la particularité d’être conduit avec le concours d’associations multiples, fédérations nationales et associations locales, ces mêmes associations dont Dumazedier a souligné le rôle dans son étude publiée en 1966, Le loisir et la ville-Loisir et culture. L’instauration, à la suite des élections municipales de 1965, d’une commission municipale des affaires culturelles et des fêtes qui prend rapidement l’attache des principales associations à vocation culturelle de la ville, permet de procéder à un premier état des lieux. Dans la suite logique des choix de méthodes que nous avons formulés plus haut, nous nous attacherons à cerner leur position par rapport à la détermination d’une politique publique, à la revendication d’équipements spécifiques, ainsi que leurs exigences de professionnalisation. Nous accorderons une attention particulière aux associations “historiques” que sont Peuple et Culture et la MJC des Marquisats, cette dernière en particulier en raison de son engagement dans un projet immobilier d’envergure.
Finalement, au terme de cet état des lieux pour l’année1965, notre question centrale vise à déterminer les raisons qui expliquent l’engagement dans une action culturelle nouvelle, étayée par la création de la nouvelle commission et la désignation d’un adjoint en charge spécifiquement de ce nouveau secteur d’activité à la mairie. Il nous faudra ainsi étudier les acteurs déjà en place, tels que des associations ou des professionnels, l’offre politique en provenance du niveau central de l’Etat, les nouvelles interactions entre ces acteurs, mais aussi les résistances à l’innovation, l’éventuelle prudence devant les bouleversements possibles. Nous chercherons donc à identifier les modalités d’action retenues par la municipalité, que ce soit en termes de valeurs politiques ou culturelles, de normes, d’équipements ou de professionnalisation, soit encore en matière de création d’une expertise spécifique en son propre sein. Nous chercherons donc à déterminer si l’amorce de la construction d’une politique culturelle en 1965 se traduit par la mise en route des trois processus que relevait Vincent Dubois124, l’institutionnalisation, la catégorisation et la professionnalisation. De manière complémentaire, l’autonomie de la municipalité dans la conduite de ces processus, sa capacité à négocier tant avec le pouvoir central qu’avec les associations les règles de droit ou les normes d’action retiendra notre attention .
L’essor des équipements collectifs, et pas seulement dans le domaine culturel, conséquence du développement urbain, s’opère, nous l’avons vu plus haut, dans un cadre très fortement marqué par une vision rationnelle et assez fonctionnaliste de l’action publique, dans laquelle les groupes sociaux doivent finalement trouver une réponse à leurs besoins. Le postulat de rationalité qui préside à ce développement ne gomme pas l’existence des conflits entre les différents groupes, mais prétend la résoudre à travers les formes institutionnelles en charge de ces équipements. Durant cette première période du développement d’Annecy, c’est bien l’une des questions qui se pose avec acuité : la planification des équipements et la mise en place de formes de gestion appropriées forment-elles un élément explicatif de la stabilité du pouvoir municipal, par la prise en charge adaptée des besoins exprimés par des groupes sociaux en mouvements ? Pour le dire autrement, dans cette période, la concordance entre la politique municipale et les revendications formulées par les associations est-elle totale, au point de produire ce consensus annécien qui fait référence chez nombre d’acteurs locaux ?
Blanchard Raoul : “ L’évolution d’Annecy 1954-1962 ”, revue Annesci, Annecy, 1964.
Histoire d’Annecy, sous la dir. de Paul Guichonnet, Toulouse, Privat, 1987, p.299.
Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales, op.cit., p.53