D) Une innovation : la commission des affaires culturelles

Lors de sa première séance du 20 mars 1965, après avoir désigné sa municipalité, le conseil municipal décide, sur proposition de Charles Bosson, de mettre en place des commissions, en particulier une commission de la jeunesse, et une autre des affaires culturelles et des fêtes, “ afin de faire participer tous les animateurs annéciens aux travaux de l’assemblée ” selon la déclaration du maire 139. La présidence de la commission des affaires culturelles et des fêtes est confiée à Pierre Jacquier, l’assistant de Dumazedier, nouvel élu municipal. Font partie de la commission le nouvel adjoint aux affaires culturelles, Georges Grandchamp, ainsi que six conseillers dont Jean Pierre Pochat, précédemment cité, Camille Mugnier, et André Terrier, par ailleurs président de la commission de la jeunesse. Ce qu’il apparaît important de retenir dans ces désignations, c'est que l’équipe formée par Georges Grandchamp et Pierre Jacquier à la tête des affaires culturelles de la ville d’Annecy va rester en place durant trois mandats, c’est à dire jusqu’au moment où le fils de Charles Bosson, Bernard, reprendra la charge de maire. Dix huit années de direction commune de ce secteur forment certainement un élément de continuité politique remarquable. D’autre part, le caractère novateur de la mise en place d’une commission spécialisée et de la création d’une délégation spécifique aux affaires culturelles doit être soulignée : la différenciation institutionnelle, en 1965, est encore peu répandue dans les collectivités locales, ainsi que le souligne Philippe Urfalino dans son analyse de la “ municipalisation de la culture ”140.

Si cette mise en place d’une délégation et d’une commission spécifique se produit très tôt à Annecy, il est fort probable que Pierre Jacquier et son travail auprès de Dumazedier, y sont pour beaucoup. Pierre Jacquier était un professeur de lettres de la région parisienne, que Dumazedier avait fait venir à Annecy pour l’assister dans ses travaux de recherches lors de sa première enquête à Annecy en 1956 : il en avait demandé le détachement à la Direction Générale de l’Enseignement Technique du Ministère de l’Education Nationale, alors qu’il était professeur d’enseignement général au Centre d’apprentissage de la rue de Chatillon à Paris141. Le détachement accordé pour six mois se transforme en mutation par la suite, et Pierre Jacquier, par son travail avec Dumazedier, est introduit dans le cercle de la sociologie du loisir et dans les travaux de la planification culturelle naissante du fait des responsabilités de Dumazedier dans les commissions du Plan depuis leur mise en place142. Par ailleurs ces années 1964-65 correspondent à la deuxième enquête de Dumazedier sur Annecy, dont l’objectif principal est d’actualiser les données de l’enquête de 1956-57, dont le résultat n’est pas encore paru, puisque Le loisir et la ville-Loisir et culture est édité en 1966, au Seuil. Cependant, Dumazedier est, depuis la parution de son ouvrage Vers une civilisation du loisir ? 143 , positionné auprès d’un public élargi comme le sociologue du loisir. C’est à partir de ce moment que l’on peut constater l’intégration progressive des responsables municipaux des affaires culturelles d’Annecy dans les instances nationales de réflexion et de prospective ; Pierre Jacquier et Georges Grandchamp participent du 29 juillet au 3 août 1967 aux Rencontres d’Avignon consacrées cette année là à la “ politique culturelle des villes ”, et dont Philippe Poirrier a retracé l’histoire144. Joffre Dumazedier est l’auteur du rapport introductif de ces journées qui rassemblent sept villes françaises (Annecy, Avignon Aubervilliers, Bourges, Grenoble, Rennes, Strasbourg). Est-ce à dire que cette participation, et les travaux préparatoires sur les budgets culturels qui serviront de supports aux débats, produisent un élargissement de l’approche que la nouvelle équipe annécienne a des problèmes de la ville ? C’est effectivement une des questions que l’on doit se poser en examinant les travaux de la commission des affaires culturelles et des fêtes de la ville d’Annecy.

L’une des premières remarques que l’on peut faire sur ces travaux, c’est qu’ils donnent lieu à des comptes rendus tout à fait réguliers, plus ou moins complets pour ce qui est du rapport des discussions au sein de la commission. Nous nous tiendrons à l’exploitation de ces documents conservés sur microfiches aux archives municipales145.

La première séance, le 5 avril 1965, est consacrée à la définition des objectifs de travail de la commission et à ses méthodes :

‘“ 1) Examiner les projets soumis par la municipalité, par exemple l’aménagement de l’île Saint Joseph ;’ ‘2) proposer, suggérer à la municipalité des idées, des projets à court, moyen ou long terme concernant l’équipement, le fonctionnement, le personnel d’animation des organismes municipaux ou des associations ”.’

L’objectif de la commission, dans une formation extra-municipale, est “ d’engager le dialogue avec les associations, mais aussi entre les associations elles-mêmes, pour améliorer l’information réciproque et passer graduellement à la coordination puis la coopération. La commission réunira, en séance élargie, les associations par type d’activités en choisissant pour premier point de l’ordre du jour une question concrète qui centre le débat en limitant les oppositions. Ainsi l’aménagement de l’île Saint Joseph donne l’occasion de réunir les organismes et associations s’occupant du théâtre, de la danse et de la musique  146 .

La commission envisage de réunir rapidement, le 28 mai 1965, une commission extra municipale pour recevoir les associations actives dans les domaines concernés : il s’agit essentiellement d’associations musicales, dont six chorales, trois associations de théâtre, dont les Escholiers de Camille Mugnier, la clique des sapeurs pompiers et la fanfare du 27ème Bataillon de Chasseurs Alpins, un groupe folklorique, deux écoles de danse, et une d’accordéon. Le Conservatoire municipal de musique, récemment constitué, fait partie de la liste dressée par la commission le 5 avril147. Pour l’essentiel, ces associations ont un fonctionnement fondé sur le bénévolat, hormis le Conservatoire, bien sûr, et ne gèrent aucun équipement propre ou municipal.

Ainsi, à l’ordre du jour des travaux de la commission148 figurent deux projets d’équipements culturels dans la ville :

Ces deux projets, sur l’issue desquels nous reviendrons plus loin, forment les premiers objets de travail de la commission et organisent la trame des premiers débats. Des séances suivantes sont consacrées l’une spécifiquement aux problèmes du cinéma le 8 septembre 1965151, l’autre au théâtre le 9 décembre152.

Les premiers travaux de cette nouvelle commission, en particulier les projets en matière de théâtre et de cinéma, sont abordés sous l’angle de l’activité touristique de la ville : il s’agit de lancer et d’animer la saison d’été. La question d’un développement d’activités nouvelles, de la recherche d’un public local nouveau ne ressort que des interventions du conservateur en charge du musée et de la bibliothèque, Jean-Pierre Laurent153. Cette approche sous l’angle touristique des questions culturelles, en lien avec les fêtes qui relèvent également des attributions de la commission, apparaît prédominante dans les deux premières années de travail : contresens sur la nature réelle de la ville pour reprendre l’expression d’un témoin, Gilbert Renault, assistant au service départemental de la Jeunesse et des Sports154, ou bien perception accentuée par le fait qu’un certain nombre d'acteurs sont parties prenantes dans l’activité touristique, comme Camille Mugnier, hôtelier, ou Pierre Dussolliet, directeur de la Maison du tourisme ?

En tout cas, les premiers débats de la commission des affaires culturelles et des fêtes achoppent sur les prolongements des festivités qui avaient eu lieu à l’occasion du centenaire de l’annexion de la Savoie à la France en 1960, festival de cinéma d’animation, festival de théâtre sacré, et les moyens de les maintenir. La question d’un héritage de la Résistance, des acquis de la période de l’après-guerre de 1945 à 1950, n’est pas du tout évoquée. Ainsi, on ne peut pas dire que d’emblée la nouvelle commission des affaires culturelles et des fêtes se situe pleinement dans une démarche qui l’inscrive dans un processus de catégorisation culturelle très marquée : les dimensions fêtes locales et animation touristique restent très prégnantes dans ses travaux et dans l’approche des élus, bien loin de la référence à l’ambitieux projet de Malraux pour la culture.

*****

Ainsi au tournant du milieu des années 60, la municipalité d’Annecy paraît-elle établie sur des bases solides : un héritage très fort de la démocratie chrétienne qui rayonne largement, une base électorale tout à fait assurée, des moyens permettant la croissance de la ville et sa modernisation. La nouveauté que représente la création d’une commission des affaires culturelles est-elle un élément supplémentaire de ce mouvement de la ville vers la modernité, ou bien faut-il en chercher l’origine parmi les associations inscrites depuis longtemps dans une action en faveur de la culture et de l’éducation populaire ?

Notes
139.

Registre des délibérations, AMA, cote 11 W 13

140.

Urfalino Philippe, L’invention de la politique culturelle, op.cit., 282,

141.

ADHS, fonds Dumazedier, cote 44 J 13

142.

Vincent Dubois a retracé la mise en place et la composition de ces commissions du Plan dans son ouvrage  La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intevention publique. op. cit., p. 191 et suiv. : “ un espace de production de la politique culturelle ”

143.

Dumazedier Joffre, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Le Seuil, 1962.

144.

  Poirrier Philippe, La naissance des politiques culturelles et les Rencontres d’Avignon sous la présidence de Jean Vilar (1964-1970),op. cit., p. 235-296.

145.

AMA, cote 2 mi 390-391, 233 à 242, cote provisoire.

146.

AMA, 2 mi 391.

147.

Jointe au compte rendu de la commission, AMA 2 mi 391.

148.

AMA, 2 mi 391.

149.

AMA, 2 mi 391

150.

AMA, 2 mi 391

151.

AMA, 2 mi 391.

152.

Ibid.

153.

Ce dernier est un fonctionnaire du ministère de la Culture, nommé par l’administration centrale. Sur le rôle et la position des conservateurs dans les collectivités territoriales dans cette période, nous renvoyons à Affaires culturelles et territoires, sous la direction de Poirrier Philippe et Rioux Jean-Pierre, Paris, La documentation française, 2000, en particulier la contribution de Loïc Vadelorge, “ Quels territoires pour les musées de province ? (1945-1999) ”, p. 171-208.

154.

Entretien du 20 septembre 2001.