Peuple et culture et ses greffons

L’association Peuple et Culture de Haute Savoie est créée le 24 mars 1945 et sa première assemblée générale se tient le 10 avril. L’association prend modèle sur ce que Joffre Dumazedier a mis en place à Grenoble160. Elle n’est pas conçue comme un mouvement de masse, mais comme “ un rassemblement de ceux qui sont au service des masses ” pour reprendre l’expression de Marcel Vigny, qui est chargé des fonctions d’inspecteur des mouvements de jeunesse. Peuple et Culture s’apparente donc plus à un cercle de responsables et de concepteurs, chargés de formations et de développement d’activités nouvelles, selon une vision élitaire directement héritée d’Uriage. A ce titre, elle reflète assez bien le pluralisme des mouvements de libération à Annecy, puisque l’on y retrouve aussi bien des communistes déclarés, des catholiques, des responsables de la CGT et de la CFTC. Le directeur du centre des Marquisats, Jean Le Veugle, ne cache d’ailleurs pas sa foi protestante. Le pluralisme sera le maître mot de cette équipe, au moins jusqu’à la fermeture administrative du centre à la fin décembre 1950. Enfin, l’équipe haut-savoyarde gardera toujours une certaine distance avec l’équipe grenobloise de Dumazedier en raison de ce qu’elle considère comme une trop grande proximité avec le Parti Communiste. Il n’en reste pas moins que de cette association Peuple et Culture de Haute-Savoie vont naître plusieurs structures appelées à une postérité remarquable dans les années 60.

Le ciné-club est créé en décembre 1945 par trois hommes, Jean Le Veugle, directeur du centre des Marquisats, Julien Helfgott, lui-même rescapé des Glières et secrétaire général de l’Association des Rescapés des Glières, et Henri Moret, un jeune dessinateur en architecture passionné de cinéma, avec une mise de fonds personnels pour le démarrage et la réservation d’une salle de cinéma les soirs de fermeture hebdomadaire. La passion d’Henri Moret, le soutien de Peuple et Culture, permettent à l’association de prendre son indépendance, d’élargir son recrutement, et de devenir, par le nombre d’adhérents, l’un des premiers ciné-clubs de France161. Henri Moret est secondé, à la fin des années 50 par un autre passionné de cinéma, Georges Gondran, qui va défendre la cause du cinéma à Annecy jusque dans les années 80. Cet engagement leur permet en 1959, de faire venir à Annecy une manifestation organisée en marge du Festival de Cannes, les Journées Internationales du Cinéma d’Animation162. Cette initiative venant d’une association reçoit un accueil quelque peu réservé de la part de la municipalité. Néanmoins elle est à l’origine de l’un des fleurons culturels de la ville.

Le Groupe d’action théâtrale (GAT) est très largement lié à la personnalité de Gabriel Monnet. Nous avons rappelé plus haut comment ce jeune instituteur a contribué à l’ancrage annécien d’une activité théâtrale en prise avec les acteurs les plus marquants de la décentralisation théâtrale, en particulier Jean Dasté. Le GAT, créé autour de l’équipe de Peuple et Culture de Haute Savoie, contribue à développer, durant la période 1950-1970, l’accueil de troupes et de spectacles inscrits dans le renouveau du théâtre.

La maison des jeunes est créée à l’initiative du centre des Marquisats et de Peuple et Culture, en liaison avec la République des Jeunes d’André Philip. Les statuts d’une Association départementale pour les Maisons des Jeunes et de la Culture, commune avec la maison créée à Thonon-les-Bains, sont déposés le 27 novembre 1945163, et le local est celui qui abritait les Compagnons de France durant la guerre. L’administration de chaque maison est assurée, conformément aux statuts de la Fédération, par “ un conseil de gestion composé des représentants des usagers, de représentants des mouvements de jeunesse, des représentants du conseil municipal, et des organisations syndicales, ainsi que du chef de maison bénévole ” , ainsi que le précise l’article 14. Le maire d’Annecy, Albert Lyard, en est le premier président164. Le principe qui préside donc à cette organisation est celui d’une ouverture possible à tous les mouvements sans distinction sociale, politique ou culturelle, mais dans le but de développer une action culturelle en direction des jeunes. Dès le départ, ce principe de pluralisme provoque le refus de participation du président de la Fédération des Œuvres Laïques, reconstituée après sa dissolution pendant la guerre, qui n’accepte pas la coopération avec des mouvements confessionnels. Cette maison des jeunes reçoit dès juin 1946 un directeur salarié, Georges Denviollet. Georges Mallinjoud, instituteur qui représente l’Union de la Jeunesse Républicaine de France (UJRF), proche du Parti Communiste, et Jean Espinasse, directeur du Centre d’orientation, et par ailleurs neveu d’André Philip assurent la vice-présidence de l’association. La Maison des Jeunes d’Annecy connaît un succès relatif, comme en témoignent les comptes rendus de conseils d’administration des premières années, les locaux ne permettant guère d’offrir aux jeunes des lieux d’activité adaptés165 .La question des locaux est résolue en 1951 : la fermeture par la Direction Générale de la Jeunesse et des Sports du Centre Educatif des Marquisats, officiellement pour des raisons budgétaires, laisse les locaux libres. Leur occupation par le centre éducatif n’était qu’à titre précaire vis à vis du propriétaire, M. Laeuffer. Avant son départ d’Annecy, Jean Le Veugle, le directeur du centre, obtient l’accord de ses supérieurs pour y transférer la Maison des Jeunes, trop à l’étroit dans ses locaux du centre ville166. Cette solution permet d’envisager le maintien d’une partie des activités du centre éducatif, notamment la formation des cadres et les activités culturelles, ainsi qu’une restauration collective fort appréciée des jeunes ouvriers et employés qui fréquentaient le centre. Ainsi, la Maison des jeunes d’Annecy devient-elle celle des Marquisats, avec cette implantation privilégiée au bord du lac, dans une demeure certes de belle allure, mais fort décrépie du fait des aléas de la guerre et de la Libération.

De cette période, et des initiatives du Comité départemental de libération, demeurent donc au début des années 50 un ensemble de créations assez diverses : le ciné-club, la maison des jeunes, Peuple et Culture, le Groupe d’action théâtrale. D’autres n’ont pas survécu, comme le Cinébus, cinéma itinérant, ou encore le centre de formation ouvrière. Mais il demeure un groupe d’hommes, liés pour beaucoup par la Résistance, puis par cette forme d’aventure collective que furent le Centre des Marquisats et Peuple et Culture de Haute Savoie. La diversité des choix individuels, politiques ou religieux, de ces hommes n’avait pas entravé la construction d’une entreprise collective engagée dans le changement social (“ compromise à fond dans la grande révolution du XXeme siècle ” déclare le Manifeste de Peuple et Culture de Haute-Savoie de 1945), avec une dimension pluraliste certaine : les membres du groupe n’abdiquent pas leur engagement politique ou syndical d’origine, mais ils adhèrent à un objectif commun ; les différences ne sont pas gommées, mais exposées simplement aux participants des activités et des sessions de formation. Les documents des sessions de formation, conservés dans le fonds Jean Le Veugle, attestent de cette construction contradictoire167. Il est certain que les grèves très violentes de 1947 et l’espoir des communistes de mener jusqu’au bout la révolution, l’érosion progressive des enthousiasmes de la Libération, le retour des vieux clivages traditionnels contribuent à isoler de plus en plus la tentative pluraliste des Marquisats et le petit groupe d’hommes qui la supportent. Lorsque les menaces de fermeture de la part de la Direction Générale de la Jeunesse et des Sports se précisent en 1950, une mobilisation très large se manifeste en soutien au travail accompli à Annecy : prise de position publique du directeur du département de l’éducation de l’UNESCO, M. Elvin, adressée au directeur de cabinet du ministre de l’Education168, et plus localement du député communiste Boccagny, du chanoine Meynet, directeur diocésain de l’enseignement catholique 169; le pluralisme des origines paraît encore très vivant. Mais des discordances apparaissent également : le futur maire d’Annecy, Charles Bosson, représentant du nouveau MRP et toujours président diocésain de l’ACJF, sollicité pour apporter son soutien, décline l’invitation en raison de ses nouvelles responsabilités170. Le licenciement du personnel, le transfert au centre de Voiron, dans l’Isère, d’une partie des activités171, signent la fin d’une expérience originale dans la France des années d’après-guerre.

C’est donc une association “ marcottée ”, pour reprendre la terminologie de Peuple et Culture qui prend la relève du centre des Marquisats, dans des murs déjà chargés d’histoire, d’espoirs et de conflits.

Notes
160.

Fonds Peuple et Culture de Haute-Savoie, ADHS, cote 75 J 7 et 8 : la série est souvent interrompue et incomplète. Nous avons pu la compléter avec les documents classés dans les archives déposées par Jean Le Veugle aux Archives départementales sous la cote 41 J 1 à 57 : les documents relatifs à la création de Peuple et Culture de Haute-Savoie sont classés sous la cote 41 J 11, 15,16 .

161.

Nous nous référons, sur ce point, au mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine soutenu à l’Université de Grenoble II en 2000 par Stéphanie Champlong : La place du festival international du cinéma d’animation dans la politique culturelle d’Annecy, p. 17-18.

162.

Ibid.

163.

Archives de la Maison des jeunes et de la culture des Marquisats, ADHS, cote 95 J 3, statuts de l’Association départementale des maisons des jeunes de la Haute-Savoie.

164.

ADHS, 95 J 3, statuts de l’Association départementale.

165.

Les comptes-rendus statutaires ainsi que les archives de la MJC sont conservés aux Archives départementales de la Haute Savoie, où elles ont été déposées après la liquidation judiciaire de l’association en 1993 : cote 95 J 3 à 11. Cote 95 J 36 : relations avec la mairie d’Annecy. Cote 95 J 119 : documents sur les activités de la MJC.

166.

ADHS, fonds Jean Le Veugle, 41 J 51, rapport de Jean Le Veugle au Directeur général de la Jeunesse et des Sports du 11 décembre 1950.

167.

Par exemple le programme du stage de formation de militants de la CGT en mai 1949, suivi de celui en direction des cadres de la CFTC le même mois ; en septembre c’est une session de formation de militants de la Jeunesse ouvrière chrétienne qui est organisée ; des sessions plus spécialisées sont mises en place sur le thème de l’arboriculture par la Direction des services agricoles en novembre de la même année, ou encore deux jours sur la caractérologie en décembre (ADHS, 41 J 42, programmes des sessions).

168.

ADHS, 41 J 51, copie de la lettre du 5 octobre 1950.

169.

Liste de soutien aux Marquisats, non datée, ADHS 41 J 51.

170.

Billet manuscrit sur papier à en-tête du 23 octobre 1950, adressé à Jean Le Veugle, ADHS, 41 J 51.

171.

Le directeur Jean Le Veugle, fonctionnaire de la Direction générale de la Jeunesse et des Sports, a consigné dans un rapport transmis à sa hiérarchie le 11 décembre 1950, toutes les mesures qu’il a prises pour assurer la liquidation du centre public et l’accueil de la maison des jeunes dans les murs libérés (ADHS, cote 41 J 51). Sous cette dernière cote figurent les documents permettant de reconstituer la liquidation du centre éducatif des Marquisats, centre public.