Quelle expertise municipale ?

Après avoir retracé la genèse des associations qui nous ont paru les plus ancrées dans la période de la Libération et les plus engagées dans une action culturelle et socioculturelle, et dégagé leurs caractéristiques essentielles, en particulier leurs capacités à intervenir dans la politique municipale, il nous faut nous interroger sur la municipalité elle-même, au moment où elle prend une orientation marquée en faveur de la culture, en créant en 1965 une commission municipale spécialisée.

La question que l’on est en droit de se poser est en effet la suivante : sur quelle expérience la nouvelle municipalité peut-elle s’appuyer ? Quels savoirs a-t-elle acquis durant ces années qui détermineraient cet engagement remarquable dans une politique culturelle ? Finalement de quelles ressources dispose en 1965 cette municipalité d’Annecy, qui innove en créant une commission des affaires culturelles et qui va prochainement, en Avignon, échanger avec quelques autres sur la politique culturelle des villes ?

Cette question des ressources de la municipalité peut s’entendre en termes de capacités d’expertise, c’est à dire de maîtrise de savoirs et de savoir-faire dans un domaine d’intervention, en l’occurrence le domaine culturel. Savoirs et savoir-faire qui déterminent la capacité des pouvoirs publics à intervenir en tant que joueurs principaux  dans une interaction avec des acteurs ou des réseaux d’acteurs, ou, à l’inverse, à faire prévaloir la force propre d’une légitimité formelle, pour reprendre l’expression de Jacques Lagroye194. Pour le dire autrement, l’équipe municipale qui arrive aux affaires en mars 1965 à la mairie d’Annecy, dispose-t-elle dans ses rangs, ou dans ses services, des hommes ou des équipes à même de saisir les enjeux politiques et les données techniques de ce champ d’intervention ? Est-elle en capacité d’intervenir dans, ou sur, les réseaux culturels et socioculturels constitués dans la ville ? Peut-on esquisser un premier tableau des forces en présence, des acteurs susceptibles de porter la construction d’une nouvelle politique ?

Dans la nouvelle équipe municipale, nous avons noté plus haut la prégnance du réseau des membres de l’ACJF, et des syndicalistes de la CFTC, qui recoupe en partie celui des anciens des Glières participant à la municipalité, et les efforts de Charles Bosson pour élargir son équipe à partir de cette affiliation, notamment en direction de la gauche. Pour autant, dans cette équipe, les hommes en prise avec les questions culturelles ou socioculturelles sont peu nombreux : Georges Grandchamp, le nouvel adjoint aux affaires culturelles, collabore assez régulièrement avec Dumazedier, dont il est le relais auprès du conseil municipal, notamment pour obtenir une contribution au financement des recherches195. Il forme avec Pierre Jacquier l’équipe “ éclairée ” en la matière. Dès le mois d’octobre 1965, il participe aux travaux de la Fédération nationale des centres culturels communaux (FNCCC) lors de son VIe congrès à Saint-Etienne, en compagnie d’André Terrier, qui lors des élections de 1959 a quitté le conseil d’administration de la MJC des Marquisats pour le conseil municipal. Dans les services de la mairie, il n’y a pas de spécialiste de ces questions ; il n’y a d’ailleurs pas de service tout court : la création d’un secrétariat spécialisé est à l’ordre du jour de la commission dès sa réunion du 25 mai 1965 mais n’est toujours pas effective en octobre 1966. Le débat, que rapportent les comptes rendus de la commission, achoppe sur l’opportunité de créer un secrétariat de la commission, ou bien, en allant un peu plus loin, de créer un service culturel, comme le souhaiterait Pierre Jacquier à plusieurs reprises 196. La question ne sera traitée par la création d’un service spécifique qu’à la fin du mandat, en 1970. Le nouveau secrétaire général de la mairie, Pierre Métait, arrivé l’année précédente, témoigne d’un intérêt personnel pour ces questions, mais il est très largement absorbé par les dossiers d’urbanisme. Son adjointErnaux, arrivé quelques temps après, se consacrera plus particulièrement à ce domaine. On ne peut pas dire que la spécialisation de l’administration municipale dans le domaine culturel ait été un facteur préalable à l’action.

Il y a cependant un fonctionnaire qu’il faut mentionner : il s’agit de Jean-Pierre Laurent, qui est depuis 1954 le conservateur du Musée et de la Bibliothèque municipale, deux institutions gérées directement par la municipalité, et logées dans les locaux mêmes de l’hôtel de ville, dans des conditions d’exiguïté maintes fois soulignées par le conservateur (source ?). Fonctionnaire de l’Etat en poste auprès de la ville, Jean-Pierre Laurent fera souvent valoir auprès de la commission l’insuffisance criante de la politique menée en faveur de la lecture publique.197 Il quitte Annecy en 1970 pour prendre la direction du Musée Dauphinois à Grenoble.

La présence de Dumazedier à Annecy, et ses enquêtes depuis le milieu des années 50 avec le concours régulier de Pierre Jacquier, et occasionnel d’un certain nombre d’annéciens, peuvent représenter une forme d’expertise, dans la mesure où sa position, assez centrale dans les commissions des IVe et Ve Plans, le place en situation d’être impliqué dans la conception des nouvelles politiques publiques qui touchent les équipements sportifs et socio-éducatifs, ou encore le programme des maisons de la culture. Cependant, l’examen des comptes rendus des différentes instances en charge de ces questions, que ce soit la commission des affaires culturelles ou le conseil d’administration des Marquisats, confirmé par les divers entretiens que nous avons menés, ne permettent pas d’établir une présence active de Dumazedier à Annecy dans les milieux “ culturels ” au cours des années 60, ni qu’il ait eu un apport direct sur les acteurs annéciens pour ce qui est de la diffusion d’idées nouvelles dans le domaine culturel. Marc Malet, présent à Annecy pendant plus de dix ans, souligne que Dumazedier avait une vision assez utilitariste de ses séjours à Annecy, surtout préoccupé de récupérer ses questionnaires complétés198. Daniel Sonzini, arrivé à Annecy à l’automne 1966 comme directeur de la nouvelle MJC de Novel, fait état d’une présence de Dumazedier peu prégnante sur la vie locale, sauf au Logis, dont nous reparlerons199. C’est la publication de son premier livre consacré à la ville en 1966 qui paraît donner sur place une relative visibilité à son travail et à son rôle : il est reçu en mairie en novembre 1966 200 et des échanges ont lieu avec la commission pour qu’elle facilite auprès des associations la diffusion du questionnaire d’enquête. De même aux Marquisats, l’intérêt du travail de Dumazedier est souligné lors du conseil d’administration du 2 février 1966201, sans que la référence soit plus explicite quant à des contacts établis, soit par les professionnels, soit par les élus de l’association. Même Georges Grandchamp reconnaît qu’il passait assez rapidement, plus soucieux de mener à bien son travail de recherche que de participer à la vie locale202.

En 1965, du côté des associations, les situations sont très diverses. Tout d’abord, dans notre premier examen des associations de la ville, celles que la commission des affaires culturelles réunit dès l’année 1965, il faut remarquer qu’aucune ne possède de permanent ou de professionnel, ni ne gère d’équipement. La plupart sont spécialisées dans une discipline et fonctionnent sur le strict principe du bénévolat. Elles ont un rayonnement presque exclusivement local, hormis le groupe folklorique, Les P’tiouts Jean de Vovray, qui, par son implication dans des regroupements nationaux et internationaux de folklore, essaiera d’organiser à Annecy des Europiades du Folklore. Les demandes des associations concernent principalement la mise à disposition, en tant que de besoin, de locaux et de salles pour répéter et se produire à l’occasion de leur manifestation annuelle. A cet égard, les problèmes de relations avec la société fermière du casino-théâtre, et de tarifs pour la location de la salle du théâtre (désigné sous le vocable de “ bordereau ”), figurent parmi les premières questions posées à la commission203.

Peuple et Culture de Haute-Savoie (PEC), en 1965, se relève lentement d’une période de déclin de ses activités et de sa vie interne. Les archives auxquelles nous avons pu accéder 204, assez incomplètes, montrent que le départ progressif des anciens, les fondateurs de la première équipe en 1945, à la fin des années 50 et au début des années 60, laisse l’association dans un état assez végétatif, peu présente sur la ville, malgré l’engagement ponctuel de quelques responsables, tels le président du Ciné-club Georges Gondran, ou le fondateur d’une association de tourisme social, Marcel Rey. On ne peut pas dire qu’en 1965 PEC représente une force culturelle effective.

Par contre le Ciné-club, sous la houlette de ses deux animateurs principaux, tous deux bénévoles, Georges Gondran et Henri Moret, a acquis une solide expérience. Outre une activité régulière de diffusion de films qui le classe parmi les plus importants de France, avec 1500 adhérents205, il a réussi à attirer à Annecy depuis 1960 une manifestation internationale de cinéma d’animation.206 Au-delà des difficultés rencontrées pour faire admettre au conseil municipal la prise en charge partielle des frais d’organisation, et surtout assurer la pérennité de la manifestation, l’équipe du ciné-club est introduite, au plan national, dans les milieux du cinéma, ce qui lui permettra de porter un projet de centre international du cinéma d’animation. Henri Moret part ensuite à Paris pour travailler dans la presse spécialisée, et créer en 1972 sa propre revue Ecran 207.

La MJC des Marquisats représente à ce moment un cas atypique dans le paysage annécien en raison de son équipement moderne en voie d’achèvement et relevant de sa gestion propre, en raison aussi de son équipe de professionnels composée d’un directeur et de deux adjoints, tous formés par la FFMJC à la direction d’équipement, à la gestion du développement de l’animation. Ces permanents forment en 1965 une exception dans le paysage annécien, d’autant plus que le fait fédéral est très fort au sein des MJC : la Fédération est l’employeur des directeurs, leur syndicalisation est massive au sein de la CGT, les journées d’études de la Fédération sont des temps forts de l’élaboration d’une politique de l’animation socio-culturelle. Même si la cohabitation des directeurs entre eux d’une part, avec les élus bénévoles d’autre part, est conflictuelle au moins jusqu’en 1974, on peut sans hésitation avancer que les directeurs de MJC possèdent bien une capacité d’expertise assez unique à Annecy en 1965 que renforce la présence sur place du délégué régional de la FFMJC, Marc Malet, l’ancien directeur des Marquisats de 1953 à 1963.

Au total, on ne peut pas dire que la ville d’Annecy en 1965, s’appuie sur une grande expérience dans le domaine de l’action culturelle et socioculturelle : le théâtre est géré par la société fermière dirigée par des entrepreneurs locaux208, les associations pour la plupart ont une vie assez traditionnelle, fondée sur un projet spécifique et le bénévolat. Des institutions créées à la Libération, seul le Ciné-club garde une activité de bon niveau, alors que PEC sommeille et que le GAT n’est plus un acteur réel de l’activité théâtrale. Si les Marquisats maintiennent une partie de l’activité de l’ancien centre éducatif, c’est dans le domaine des échanges internationaux de jeunes, et ceci en liaison plutôt avec la Fédération que dans un cadre municipal de développement local. On ne peut pas percevoir, à ce moment, un engagement fort de la municipalité dans une politique culturelle ; le premier équipement significatif dans ce cadre, les Marquisats, est construit par l’association elle-même, sans grande participation de la Mairie, voire contre elle diront certains responsables associatifs, et encore ne s’agit-il que d’une première tranche. Il n’y a pas non plus de manifestation publique d’un courant ou d’un groupe de pression revendiquant un tel engagement, que ce soit auprès de la municipalité elle-même ou de la commission, hormis encore une fois le Ciné-club ; sur le plan artistique, les saisons théâtrales organisées par un “ tourneur ” parisien, les Galas Karsenty, assurent l’animation durant l’année scolaire, tandis que la Fête du Lac et le Festival de Théâtre Sacré, lancés en 1960, à l’occasion du centenaire du rattachement de la Savoie à la France, permettent d’ouvrir et d’animer la saison touristique d’été.

En tout cas, on ne trouve pas trace d’affirmation, de la part du maire, Charles Bosson, d’une quelconque “ mission ” en la matière, qui serait héritée du passé résistant du département et de la ville. Si une commission spécialisée est créée, elle n’est pas précédée d’un investissement fort dans ce champ, tant du côté des élus municipaux que de celui des fonctionnaires, hormis le conservateur Jean-Pierre Laurent. La professionnalisation des acteurs de l’animation socioculturelle ou culturelle n’est donc à ce moment qu’à peine amorcée aux Marquisats, et ne figure pas à l’agenda municipal comme problème, ni comme renvendication parmi les associations. C’est dire que le processus de catégorisation que Vincent Dubois prend comme élément significatif de la construction d’une politique culturelle n’est pas encore engagé à Annecy lorsque est créée la Commission des affaires culturelles et des fêtes.

L’engagement, au cours du mandat qui s’ouvre, dans le domaine de la culture, est donc une innovation plus qu’une continuation, en lien étroit avec les grands chantiers d’urbanisme, en concomitance également avec la construction, au plan national de politiques publiques de la culture et de l’animation, sur lesquelles il nous faut revenir pour mieux situer le contexte général. La municipalité est donc confrontée à une offre de politiques publiques nouvelles, émanant aussi bien des services de l’Etat que de mouvements associatifs, politiques dont la genèse mérite d’être retracée en raison de leurs caractéristiques propres. En particulier, c’est bien à partir de la mise en route du IVe Plan (1962-65), puis du Ve (1966-70) que la politique des équipements pilotée par les services de l’Etat va déployer une offre en direction des collectivités, avec à la clef un co-financement qui agira souvent comme un déclencheur.

Notes
194.

Sur ce point nous reprendrons les développements de Jacques Lagroye, Sociologie politique, 3ème édition, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz, 1997, p. 470 et suiv.

195.

Lors de l’entretien (non enregistré) qu’il nous a accordé le 2 avril 2001, Georges Grandchamp, nous avait confirmé ce rôle d’intermédiaire avec le conseil municipal pour monter le financement des études par le biais du Groupe expérimental d’études du développement culturel à Annecy (GEEDCA), structure associative ad hoc.

196.

Commissions du 7 juillet 1966, du 19 octobre 1966, du 26 octobre 1967, (AMA 2 mi 391).

197.

Sa présence est régulièrement notée lors des réunions de la nouvelle commission des affaires culturelles et des fêtes, plus particulièrement à partir de 1966, alors que se posent les premières questions quant à une coordination en matière culturelle.

198.

Entretien du 20 mars 2001

199.

Entretien du 14 novembre 2002

200.

Commission des affaires culturelles du 19 novembre 1966, AMA 2 mi 391.

201.

ADHS, 95 J 3.

202.

Entretien (non enregistré) du 2 avril 2001.

203.

Réunion du 28 mai 1965, AMA, 2 mi 391.

204.

ADHS, cote 75 J.

205.

Chiffre cité par Moret Henri et Gondran Georges, “ Une lanterne déjà bien éclairée ”, dans Revue des Amis du Vieil Annecy, 1965.

206.

Stéphanie Champlong rapporte les circonstances dans lesquelle Henri Moret et Georges Gondran ont réussi à faire venir à Annecy les Journées internationales du cinéma d’animation, qui avaient débuté en 1956 à Cannes. Henri Moret avait été, par ailleurs, membre du jury du festival : Champlong Stéphanie, La place du festival international du film d’animation dans la politique culturelle d’Annecy, op.cit., p.17 et suiv.

207.

Source : article du Dauphiné Libéré du 2 janvier 1998, à l’occasion du décès de Henri Moret. Il semble que l’essentiel de cet article ait été rédigé par Georges Gondran, qui avait pris sa suite à la tête du Ciné-club.

208.

La Société fermière du casino municipal d’Annecy est une société anonyme dans laquelle sont associés des entrepreneurs locaux comme Gustave Paccard et Léon Laydernier, entre autres. Elle obtient par convention en date du 28 novembre 1955 la concession de la gestion du casino et du théâtre avec obligation de l’animer. Elle dispose aussi d’un bail de vingt ans concernant les locaux de l’ensemble, qui viennent d’être totalement reconstruits, l’établissement précédent ayant été rasé suite à sa fermeture en 1950 en raison de sa vétusté. (AMA, Dossier de la société fermière, cote 76 W 142).