La professionnalisation et la cogestion comme conditions du développement d’une politique publique

En effet, le développement tout à fait inégal de ces deux politiques concurrentes s’opère sur des modes très différenciés, dont l’une des pierres d’achoppement est la gestion des équipements. La naissance de nouvelles formes d’expertise dans un domaine jusque là occupé par les « militants culturels » et appuyés sur l’engagement volontaire et les valeurs propres de leurs mouvements, repose sur une construction à la croisée des sciences sociales218, des techniques d’animation héritées des mouvements traditionnels d’éducation populaire et de la gestion pure et simple de services semi-publics219. La Fédération française des MJC sera la première à mettre en place une formation professionnelle, dès 1959, qui servira de modèle au ministère de la Jeunesse et des Sports pour la création en 1964 du premier diplôme d’animateur professionnel220. Autour de cette question de la formation et du financement des postes d’animateurs professionnels dans les équipements socio-éducatifs se bâtit un dispositif rassemblant les pouvoirs publics et quelques grandes fédérations d’éducation populaire : le FONJEP créé en 1964 permet de rassembler les fonds en provenance des ministères concernés, en premier lieu celui de la Jeunesse et des Sports, de la Caisse nationale de sécurité sociale, des associations bénéficiaires et des collectivités locales221. Même si à terme, la politique de cogestion s’applique à des équipements de diverses fédérations, il n’en reste pas moins que le modèle est celui des MJC et qu’il repose sur quelques principes qui sont à la fondations des MJC : insertion dans le service public, avec l’association large à la gestion des pouvoirs publics (collectivités, services de l’Etat) ; pluralisme avec l’ouverture des instances de gestion aux syndicats et associations utilisatrices des locaux ; neutralité politique affichée en matière de laïcité. La validité de la formule assure son succès et son développement au-delà de la gestion des postes, ainsi que nous le montrons dans l’annexe III. Françoise Tétard souligne les effets majeurs de cette construction : la cogestion a eu pour efet de « développer des outils devenus indispensables pour compter, pour gérer, pour visualiser, pour évaluer dans un monde socio-culturel particulièrementcomplexe, flou, incertain et mal délimité. Il a produit ainsi une culture de l’efficacité dont il ne s’est pas départi » et surtout ajoute-t-elle, « depuis le début le FONJEP a un rôle, celui de dépolitiser les crédits ou, en quelques sortes, de « blanchir » l’argent »222. Nous sommes bien dans un dispositif de régulation croisée dont Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig souligne qu’il se caractérise par « un refoulement du politique »223.

C’est la Fédération française des MJC qui est la première bénéficiaire de cette politique, prenant ainsi une place centrale : « “Le plan d’équipements sportifs et socioculturels aidant, on construit au milieu des années 60 deux MJC par semaine, et la deuxième loi-programme (1966-1970) prévoit de construire 750 maisons nouvelles. L’Institution tisse sa toile : 262 MJC en 1960, 293 en 1961, 350 en 1962, 455 en 1963, 505 en 1964, 784 en 1966, 1030 en 1967, près de 1200 en 1968 » 224 .

Professionnalisation de la gestion des équipements, neutralisation relative des valeurs portées par les mouvements, et surtout multiplication rapide des implantations forment les traits essentiels de la politique socio-éducative de l‘Etat à partir du milieu des années soixante, dans une coopération obligée avec les collectivités locales, appuyée sur la question du financement des équipements et des postes.

En regard, l’offre du ministère des Affaires Culturelles se présente comme marquée par un souci de recherche d’exemplarité et de différenciation d’avec les maisons des jeunes et de la culture, par un raidissement croissant de ses principes, mais surtout par une grande faiblesse aussi bien de ses moyens financiers que des services chargés de la mise en œuvre225. Enfin, lorsque se précise la doctrine du ministère, c’est bien autour de la figure du directeur, que se construit le projet culturel : « la condition première du rassemblement par la maison de la culture est la greffe réussie d’un homme exceptionnel sur un tissu social. Et, en 1962, la rue Saint-Dominique considère que ces hommes exceptionnels ne sont disponibles que dans le milieu du théâtre populaire et de la décentralisation dramatique »226.

Ainsi sur les questions de professionnalisation dans les équipements, les deux offres de politiques publiques divergent profondément : à la neutralisation des valeurs dans le domaine socioculturel qui accompagne une large couverture du territoire, s’oppose la volonté d’exemplarité des projets culturels et la prépondérance donnée aux artistes, mais qui peine à trouver des ancrages.

Notes
218.

Ainsi Jacques Ion s’interroge-t-il « Sciences sociales et éducation populaire : un vieux concubinage ? » dans L’éducation populaire au tournant des années soixante, op.cit..

219.

Sur ce point nous nous référons à Augustin Jean-Pierre et Gillet Jean-Claude, L’animation professionnelle. Histoire, acteurs, enjeux, Paris, L’Harmattan, 2000.

220.

Cf Augustin et Gillet, op.cit..

221.

Sur le FONJEP, nous nous référons au travail de Françoise Tétard, Le FONJEP. Une cogestion aux multiples visages, Marly le Roi, 1996.

222.

Tétard Françoise, op. cit., p. 111.

223.

Duran Patrice, Thoenig Jean-Claude, L’Etat et la gestion territoriale, art.cit., p.594.

224.

Histoire des MJC, Paris, FFMJC, 2003.

225.

Comme le montre Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, op. cit., p.89 et suiv.

226.

Urfalino Philippe. op. cit. p.167.