Chapitre 3 - un choix de politique locale : culturelle ou socio-culturelle ?

Dans l’état des lieux que nous avons dressé de la ville d’Annecy au moment des élections municipales de 1965, nous avons souligné la faible présence des professionnels dans le domaine de l’animation et de la culture, hormis les directeurs de la MJC des Marquisats, et dans une certaine mesure les éducateurs du Logis, le foyer pour jeunes en difficultés. Dans le domaine des équipements, l’élaboration et la construction de la première tranche de la MJC des Marquisats, à l’initiative et sous la maîtrise d’ouvrage de l’association, représentent de loin l’élément marquant de cette période. Enfin, les projets culturels d’envergure concernent un festival de théâtre sacré qui anime la saison estivale, et les débuts des Journées internationales du cinéma d’animation (JICA), portées par les responsables du ciné-club d’Annecy. Mais on ne peut pas dire qu’en 1965 la ville soit caractérisée par des réalisations exceptionnelles dans le domaine culturel. La période très riche de créations des années d’après-guerre semble loin. L’engagement progressif de la ville et des différents acteurs dans les nouvelles politiques se dessine pourtant, à travers différents processus que nous allons essayer de reconstituer. Il est certain que la création de la commission des affaires culturelles et des fêtes constitue alors un élément significatif, dont il nous faudra cerner au mieux le rôle.

Nous allons donc suivre le développement progressif, au cours des années qui suivent, des projets d’équipements, et leur corollaire, le mouvement de professionnalisation des responsables, en essayant de déterminer des phases dans ce développement, des traits significatifs. En particulier, le rapport entre ces projets locaux et la naissance des nouvelles politiques publiques, dont nous avons rappelé la genèse, retiendra notre attention, tant en ce qui concerne l’action éventuelle de responsables des ministères concernés, que la déclinaison locale de programmes ou de mesures nationales. La naissance de projets artistiques, portés par des groupes, des associations ou des créateurs, sera également un indicateur, en raison de leur potentiel de mobilisation, ou de perturbation, selon les cas.

D’une manière générale, nous essaierons de cerner et d’identifier les choix effectués par la municipalité élue en 1965, et plus particulièrement les responsables des affaires culturelles dont nous avons rappelé plus haut comment ils se trouvaient, à partir de ce moment, intégrés partiellement dans des réseaux proches des centres de décision en matière culturelle. Nous porterons enfin une attention plus spécifique à la manière dont la municipalité engage des négociations sur les composantes du référentiel de l’offre de politique publique, telles que les définit Pierre Muller : les valeurs, les normes, les algorithmes et les images227, ceci afin de déterminer ses capacités, et de caractériser la politique locale en construction.

Nous nous appuierons, comme base documentaire, sur les travaux de la nouvelle commission.L’examen de l’ordre du jour des séances de la commission des affaires culturelles entre 1965 et 1971, date du renouvellement du conseil municipal, s’appuie sur des comptes rendus assez complets, très rédigés, et dont la série est pratiquement ininterrompue. La fréquence des réunions de la commission varie de dix en 1965 (à compter du mois d’avril, date de la mise en place) à vingt trois en 1971. Les comptes rendus s’allongent progressivement avec la multiplicité des sujets traités en réunion. De l’étude du travail de la commission se dégagent plusieurs grands thèmes essentiels qui participent de la structuration de la politique locale. Ils ne sont pas abordés de manière chronologique, mais reviennent en discussion plus ou moins régulièrement, selon le rythme d’avancement des projets, et c’est bien là un des indicateurs fort de l’élaboration de cette politique locale auquel nous devons prêter une grande attention. Très schématiquement, les travaux de la commission s’organisent autour de deux grands thèmes.

En premier lieu la construction et l’ouverture des équipements socio-éducatifs, les maisons des jeunes et de la culture en l’occurrence, avec, dans cette période, l’ouverture de trois maisons. Le rythme de mise en œuvre est soutenu, et ceci d’autant plus qu’à chaque fois des directeurs permanents sont mis en place. Par contre la question de l’achèvement de la MJC des Marquisats, avec sa deuxième tranche, revient très régulièrement en discussion et achoppe sur une question à la fois technique et politique : le programme défini par l’association prévoit une salle de spectacle. Quelle en sera la jauge ? Est-ce que ce sera, malgré le caractère excentré du site, la grande salle dont la ville a besoin ? En restera-t-on au contraire à une salle de taille modeste, plus en rapport avec un équipement de quartier, malgré l’envergure projetée de l’ensemble des Marquisats en fin de réalisation ? Cette question, en fait, renvoie aux choix municipaux en matière d’investissement dans le domaine culturel, et donc à une définition de cette politique. Elle traverse toute la durée de ce mandat.

En second lieu, la question de la grande salle : la ville dispose, en 1965, du théâtre reconstruit assez récemment, en 1955, sur un modèle traditionnel, avec une scène étroite et peu profonde, mal adaptée aux spectacles modernes. De plus sa capacité est limitée à 850 places, dont une bonne partie, au balcon, de mauvaise qualité. Depuis plusieurs années le problème de la grande salle est posé à l’occasion de manifestations telles que le Festival de Théâtre Sacré, l’accueil de grands spectacles de variétés qui nécessiteraient environ 2 000 places. Le projet de théâtre de verdure, dont nous avons vu qu’il formait le premier point à l’ordre du jour de la commission le 5 avril 1965, fait l’objet de discussions suivies au sein de la commission, cependant qu’une nouvelle formulation se fait jour en faveur d’une salle couverte dédiée à l’accueil des grands spectacles. Animation estivale seulement ou action culturelle tout au long de l’année ? Cette alternative parcourt les débats de la commission, en lien, nous l’avons vu, avec le problème de la deuxième tranche des Marquisats.

Enfin, de manière récurrente, la création d’un service culturel à la mairie d’Annecy  est posée : la commission fonctionne avec un secrétariat de séance de la mairie, mais il n’y a pas de service à proprement parler. La demande d’une telle structuration est formulée assez rapidement en vue d’assurer la coordination entre les différentes associations culturelles et de mieux diffuser les informations. Derrière cette demande élémentaire se profile rapidement une interrogation beaucoup plus large relative à un service technique au bénéfice des associations (impression de documents et d’affiches, secrétariat commun, etc…), voire à une programmation coordonnée. Ce sera en fait l’argument de création d’Annecy Action Culturelle, tandis qu’il faut attendre le début du mandat suivant, en 1971, pour qu’un poste de fonctionnaire municipal soit affecté en propre au secteur culturel.

Derrière ces attentes diverses, se profile la question des projets culturels, et plus précisément de l’engagement collectif dans une politique déterminée. Deux sujets majeurs reviennent à l’ordre du jour tout au long de cette période : le cinéma d’animation, et la mise en place d’un centre permanent, d’ambition internationale, qui doit accompagner la renommée grandissante de la manifestation alors bisannuelle, avec une forte sollicitation de l’équipe locale de bénévoles du Ciné-club. Par ailleurs, le théâtre, en plein renouvellement au plan national, est l’un des axes forts de la politique du ministère des Affaires Culturelles228, et celui-ci multiplie les démarches pour implanter dans la région une structure de création. L’ouverture assez précoce en 1967, à Thonon-les-Bains dans le nord du département, d’une maison de la culture renforce les sollicitations, et avive les ambitions artistiques.

Les établissements culturels municipaux sont bien présents dans les travaux de la commission, aussi bien l’école de musique que celle des beaux-arts, rapidement pris en charge directement par la municipalité229. Nous avions dès le départ exclu pour des raisons de méthode ces établissements de notre travail. Toutefois, il nous faudra revenir sur la question de la bibliothèque municipale, en raison de la personnalité de celui qui est, jusqu’à son départ pour Grenoble en 1970, le conservateur du musée et de la bibliothèque, Jean Pierre Laurent, et des projets qu’il forme pour donner à la lecture publique une place digne du rôle qu’il lui assigne. La question de la bibliothèque est en effet étroitement imbriquée dans celle des équipements culturels.

Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur l’essor des MJC dans la ville, à l’instar de ce qui se produit dans le reste du pays, ainsi que nous le notions plus haut, et qui accompagne les opérations d’urbanisme qui donnent à la ville sa configuration moderne, et les logements qui lui faisaient défaut. Si ce développement des MJC dans la ville est remarquable dans la deuxième moitié de la décennie, pour autant il se produit alors que la formule MJC suscite tant au plan local que national des conflits à même de remettre en question ses fondements propres : les conflits internes récurrents aux Marquisats, la crise “ Comiti ”en 1968, malgré leur gravité, influent-ils sur les choix municipaux dans le domaine socioculturel ?

Pourtant, les prémices d’une action dans le domaine culturel apparaissent tant du fait de l’évolution même des structures déjà en place que des effets de Mai 68. La mairie se trouve donc confrontée à un nouveau type de problème, et doit déterminer un mode d’action qui prenne en compte ce champ et ses acteurs : la logique des équipements avec sa légitimité forte peut-elle suffire à faire face à de nouvelles revendications, et de nouvelles formulations ? La question de l’expérience de la ville, et de l’expertise au sein de la municipalité est ainsi posée en des termes nouveaux.

Notes
227.

Muller Pierre, « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l’action publique », art.cit.

228.

Le “privilège du théâtre” pour reprendre l’expression de Philipe Urfalino, L’Invention de la politique culturelle, op. cit.

229.

AMA, 2M1 391