Novel, un foyer d’innovation

L’essor de la ville dans les années 50 et 60 a décidé la municipalité, déjà sous la responsabilité de Charles Bosson, à mettre en chantier une Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP) dans sa partie nord, la ZUP de Novel. La réalisation en deux parties, d’abord la zone sud, de Novel, la plus proche du centre ville, puis la zone nord, des Teppes, doit à terme doter la ville de 2100 logements neufs, avec un mixage des types d’occupation : accession à la propriété, location et logements sociaux. L’accompagnement de ce programme de logements est prévu : dans chacune des zones un groupe scolaire, un centre commercial, un centre social avec halte garderie pour la petite enfance, et pour la partie sud un centre socioculturel. La réalisation de l’ensemble, démarrée en 1961, doit s’étaler sur une dizaine d’années. Quant à la MJC, appelée à accueillir les activités d’une association oeuvrant sur le quartier depuis 1961 dans des locaux provisoires, à proximité immédiate de la future implantation, son achèvement est prévu pour la fin de l’année 1966. La conduite de l’opération a été confiée à l’architecte en charge de la ZUP, Maurice Novarina, alors une figure majeure dans le domaine des équipements collectifs230, et de plus personnalité locale, puisque originaire de Thonon-les-Bains, où il construit la Maison de la Culture.

Maurice Novarina est chargé également du projet d’équipement socioculturel, dont la livraison est prévue pour 1966, et qui doit prendre la relève d’un baraquement en bois implanté à Novel depuis 1961. Dans ce local, ainsi que dans d’autres locaux d’emprunt comme la salle du temple protestant, une association fonctionne sur un mode bénévole, organisant pour les premiers habitants du quartier des activités de toutes sortes, comme en témoigne un prospectus édité en 1965 231 : bibliothèque pour enfants, discothèque, chorale, permanence de l’Ecole des parents, danses folkloriques, gymnastique et initiation sportive pour les jeunes, accueil des jeunes sous une forme “ foyer ”, etc. Cette association, créée sous forme de ciné-club de la paroisse Saint-Louis en 1959, a pris le nom en 1961 de Jeunesse et Loisirs, au cours d’une assemblée générale que les archives de la MJC de Novel permettent de reconstituer232, et qui porte déjà en germe les oppositions caractéristiques du secteur socioculturel à Annecy. A l’initiative du directeur de la Société d’équipement du département de la Haute-Savoie (SEDHS), chargée de la maîtrise d’ouvrage déléguée pour construire la ZUP de Novel, des réunions ont lieu à la fin de l’année 1960, avec le concours de quelques personnalités dont un ingénieur des services agricoles et le directeur des services vétérinaires pour aborder la question du centre socioculturel et de sa gestion. Le passage de l’Association Saint-Louis de Novel, le ciné-club paroissial, à l’association Jeunesse et Loisirs, affiliée très rapidement à la FFMJC, s’opère au cours d’une assemblée générale tenue le 24 février 1961 au Lycée technique d’Annecy dont le proviseur n’est autre que Pierre Morellon, le président de la Fédération des Œuvres Laïques de la Haute Savoie (FOL). Une opposition se fait jour entre les tenants d’une laïcité affirmée, Pierre Morellon en tête, et ceux qui proposent une ouverture large à “ des personnes de confessions et de tendances politiques et philosophiques diverses ”, ainsi que le rappelle quelques années plus tard celui qui devient rapidement président, et qui le restera jusqu’en 1975, Pierre Patel233. Cette dernière tendance l’emporte, et dès le conseil d’administration du 22 juin 1966, la décision est prise d’adhérer à la FFMJC, afin de “ garantir la neutralité de l’association ”234 et de percevoir des subventions. Les statuts, à l’instar des autres MJC, permettent l’ouverture à “ tous à titre individuel ” et d’accueillir “ les mouvements de jeunesse, groupements et institutions d’éducation populaire 235. Le conseil d’administration est composé de membres de droit : le maire de la ville, le chef du service départemental de la Jeunesse et des Sports, le directeur de la maison et le délégué régional de la FFMJC. Les membres associés dont le nombre prévu par l’article 12 peut aller de 5 à 10 comprend en 1967 les syndicats CGT, CFDT, CGT-FO, FEN, ainsi que le Foyer de jeunes travailleurs de Novel, l’association du foyer de jeunes en difficultés le Logis, deux associations de parents d’élèves. Le nombre des membres élus doit toujours être en nombre égal à celui des membres de droit et associés plus un.

Dès lors, et pendant près de vingt ans, la FOL va essayer de rivaliser avec la MJC de Novel pour la prise en charge de l’animation dans le quartier, en dépit de la préférence, non formulée explicitement, mais constamment renouvelée, de la municipalité.

En tout état de cause, lorsque les locaux neufs de la MJC de Novel sont livrés à l’association et inaugurés début 1967, c’est bien une association affiliée à la FFMJC qui occupe les lieux, et le permanent qui est nommé en novembre 1966, est un directeur de MJC en provenance de la région parisienne, de Courbevoie plus précisément, Daniel Sonzini. Il dispose alors d’un équipement moderne, composé de salles de réunion, d’animations spécialisées (photo, poterie, etc), d’un espace d’exposition, et surtout d’une salle de spectacle équipée également pour le cinéma, de 150 places. Finalement, un des paradoxes du développement annécien fait que la première association dotée des moyens effectifs pour développer une action culturelle n’est pas l’une des associations historiques dont nous parlions plus haut, mais l’une des plus récentes, et la genèse de cet équipement est à l’évidence moins liée à la tradition d’éducation populaire héritée de la Libération, qu’à l’innovation que représente la création de quartiers nouveaux qui décentrent la ville.

Rapidement, le nouveau directeur de la MJC de Novel est secondé par un collègue, nommé sur un deuxième poste de directeur créé avec le concours de la ville lors du conseil d’administration du 11 avril 1967. Le conseil d’administration du 11 mars 1970 entérine la création d’un poste de responsable administratif pour soulager la tâche des deux directeurs : c’est Daniel Ramponi, que Daniel Sonzini a connu à Courbevoie, qui est nommé. Cette forte équipe de professionnels lance l’équipement dans une activité diversifiée, mais marquée par une ouverture forte en direction du théâtre et des jeunes metteurs en scène, en rupture avec la diffusion des Galas Karsenty qui depuis des années assurent l’essentiel de la programmation du casino-théâtre. Le Théâtre Populaire Romand, le Théâtre Populaire Jurassien, le Théâtre Partisan de Georges Lavaudant, trouvent à Novel un lieu d’accueil et une équipe ouverte à l’innovation artistique236. Equipe de professionnels comme nous venons de le voir, mais aussi d’élus associatifs, comme le premier président de la nouvelle MJC, Pierre Patel, qui va suivre et assurer le développement des initiatives dont Novel est la source. Cette équipe va rapidement devenir un des piliers de la vie culturelle annécienne.

L’une des premières initiatives de l’équipe de la MJC de Novel consiste à mettre en évidence le succès réel, mais débordant, du nouvel équipement et à plaider auprès de la municipalité la création, non prévue alors dans les plans d’urbanisme, d’une annexe de la MJC dans la zone nord en cours de construction, dans le quartier des Teppes. La question soumise une première fois à la commission des affaires culturelles dès le 22 mars 1967, est à nouveau examinée le 4 octobre237. Dès ce moment, Daniel Sonzini participe assez régulièrement aux travaux de la commission, en compagnie du secrétaire général de la Mairie, Pierre Métait, et de son adjoint Ernaux. Le projet est inscrit par la Municipalité dans les projets à faire financer dans le cadre du VIe Plan (1971-75) par le ministère de la Jeunesse et des Sports, mais compte tenu de l’urgence avec un démarrage des travaux dès 1970.238

Le projet, rapidement mis en route, est confié à l’architecte Jacques Lévy, assistant de Maurice Novarina, et la réalisation est achevée en 1972. Ouverte comme une annexe de la MJC de Novel, le nouvel équipement est lui aussi doté d’un poste de directeur de MJC et d’animateurs permanents. Ce n’est qu’en 1978, à l’assemblée générale du 8 décembre, qu’une séparation institutionnelle des deux structures intervient, la maison de l’enfance devenant une maison des jeunes à part entière, la MJC des Teppes, dotée du même type de statuts239.

Cette création assez rapide d’une troisième MJC dans la ville suscite des réactions de la part de la Fédération des Œuvres Laïques qui, dès 1970 lance un Foyer de jeunes et d’éducation populaire des Teppes et revendique un rôle dans ces nouveaux quartiers et les moyens matériels de jouer ce rôle, c’est à dire un équipement. La FOL invite même la MJC de Novel à participer à cette création240 Le refus de la MJC est définitif241. La commission municipale des affaires culturelles lors de sa séance du 28 mai 1970242 est saisie d’une demande de la FOL visant la construction d’un foyer de jeunes à part entière. La commission refuse cette demande mais accorde au FJEP des Teppes l’utilisation d’un bâtiment préfabriqué implanté dans un terrain situé en lisière de la ZUP. Le projet d’animation en direction des jeunes du quartier présenté par le FJEP des Teppes est réfuté point par point par la MJC de Novel, sous la plume très certainement de Daniel Sonzini, le directeur, qui dénonce l’inutilité du projet présenté par le FJEP en s’appuyant sur les réalisations de la MJC :

‘“ A la question : vous paraît-il nécessaire d’offrir enfin à tous les habitants du quartier jeunes ou adultes, des possibilités d’activités collectives (cinéma, débats sur des sujets divers, soirées détentes, etc…). Notre association répond : cette question ne nous paraît pas sérieuse pour des personnes bien informées. En effet, vous savez qu’à moins de 300 m des habitations de la zone nord nous offrons depuis trois ans des activités de diffusion culturelle nombreuses et variées… En 1969-70 nous avons proposé 10 spectacles de théâtre, 38 séances de ciné-club pour jeunes et adultes, 11 expositions, 5 conférences, 8 séances de l’Ecole des Parents, 6 séances du Crépac 243 , 3 concerts (musique classique et jazz), 6 soirées chansons. Pour les enfants nous avons proposé 19 séances de cinéma éducatif (en collaboration avec les Francas 244 ), 17 séances de théâtre pour enfants, (ouverte à tous les établissements scolaires de l’agglomération), 2 concerts musicaux, 5 spectacles de marionnettes. Ce bilan se passe de tous commentaires. Nous vous rappelons que nos programmes sont étudiés et proposés par une commission culturelle, elle aussi ouverte à tous. ”245

Le bilan présenté par la MJC de Novel à l’occasion de cette polémique témoigne du développement rapide des actions autour de l’équipement et de l’équipe en charge de son animation. Ce qu’il faut particulièrement noter, c’est le choix délibéré fait par l’équipe de Novel de s’investir dans des actions très artistiques, en particulier le théâtre et le cinéma. Il est certain que l’expérience antérieure de Daniel Sonzini en région parisienne, les contacts établis alors avec le milieu du théâtre en particulier246, ont favorisé un fort investissement dans ce domaine, rencontrant aussi l’adhésion de tous ceux qui attendaient un renouvellement de la vie culturelle annécienne. L’équipe qui se forme alors à Novel autour de cette action culturelle va connaître une permanence remarquable : c’est le duo de directeurs Daniel Sonzini et Daniel Ramponi qui prendra en charge dès 1971 la gestion et l’animation du futur centre d’action culturelle. Daniel Sonzini l’assurera jusqu’à son départ en retraite en 1997247. Ainsi, c’est au sein d’un équipement socioculturel de quartier que se constitue l’embryon d’expertise dans le domaine culturel, et qu’émerge la première formulation d’une revendication en la matière. Le processus de catégorisation auquel Vincent Dubois fait référence dans son petit précis sur les Institutions et politiques culturelles locales 248 , emprunte ainsi un chemin détourné, du moins dans sa première phase

Mais Novel devient aussi rapidement un lieu de convergence des animateurs qui commencent à occuper des postes dans les équipements qui se créent alors non seulement à Annecy, mais aussi dans l’agglomération et dans le reste du département. Si mai 68 à Annecy a vu essentiellement des manifestations ouvrières occuper la rue249, en l’absence de toute population étudiante dans la ville à ce moment, la MJC de Novel devient le point de ralliement de ceux qui étaient sensibilisés aux revendications des jeunes, animateurs, éducateurs, artistes en rupture avec les formes traditionnelles de la culture, alors que les Marquisats renouent avec l’accueil des grévistes. C’est donc au sein d’un équipement socioculturel nouveau que se produit un double mouvement susceptible de présenter un risque politique pour la municipalité : la naissance d’une revendication spécifiquement culturelle quelque peu évitée jusqu’alors d’une part, la cristallisation d’un rejet politique des valeurs dominantes d’autre part. Ces deux éléments, qui touchent aux normes de cette politique et à ses valeurs portées, font bien de l’équipement un enjeu politique nouveau, jusqu’alors inconnu dans la ville. La coalition d’intérêts qui émerge pour revendiquer une meilleure prise en compte de la culture et d’une action socioculturelle dans la ville se mue alors en groupe d’opposition très directement politique.

Notes
230.

Voir Itinéraires d’Achitecture. Agglomération d’Annecy, Editions Comp’Act, Seyssel, 2005. Cet ouvrage recensant les principales réalisations architecturales dans la ville permet de réaliser la place essentielle tenue dans l’urbanisme à Annecy par Maurice Novarina, architecte haut-savoyard, dont la renommée culmine à ce moment, avec son entrée à l’Académie des beaux-arts, et ses fonctions d’architecte en chef des monuments historiques. Avec son assistant, Jacques Lévy, il est l’auteur d’une grande partie des réalisations publiques dans la ville : MJC de Novel, des Teppes, église Sainte Bernadette, centre Bonlieu, gare SNCF, cité administrative, palais de justice, ainsi que des plans d’urbanisme.

231.

ADHS : 95 J 26

232.

En particulier le dossier établi pour le 30e anniversaire de la MJC, ainsi que les registres de délibération du conseil d’administration.

233.

Rapport moral de la MJC de Novel, année 1966, assemblée générale du 13 décembre 1966. (archives de la MJC de Novel).

234.

Compte rendu du conseil d’administration du 22 juin 1961.

235.

Article 4 des statuts, archives de la MJC de Novel.

236.

Entretien avec Daniel Sonzini, le 14 novembre 2002.

237.

AMA, 2 mi 391.

238.

Le compte rendu du 16 avril 1970 de la commission des affaires culturelles note que le projet d’annexe de la MJC de Novel dans la ZUP nord était inscrit pour l’année 1968, mais en reporte le financement au titre non plus du Ve Plan mais du VIe.

239.

Registre des délibérations de la MJC de Novel.

240.

Lettre du 6 mai 1970 de Georges Maymon, alors secrétaire général de la FOL, au président de la MJC de Novel (archives de la MJC de Novel).

241.

Lettre de Pierre Patel, président de la MJC de Novel à Georges Maymon, en date du 14 mai 1970 (archives de la MJC de Novel).

242.

AMA, 2 mi 389.

243.

Centre régional pour l’éducation populaire et l’action culturelle, organisme lié à la Ligue de l’Enseignement qui diffusait des petits reportages cinématographiques sur des thèmes d’actualité, destinés à alimenter des soirées débats dans les associations.

244.

Les Francs et Franches Camarades, mouvement laïc créé à la Libération et spécialisé dans les actions éducatives en direction des enfants, en particulier par les centres aérés.

245.

AMA, 2 mi 389, texte de la MJC de Novel du 16 mai 1970, joint au compte rendu de la commission du 23 juin 1970.

246.

Entretien avec Daniel Sonzini du 14 novembre 2002.

247.

Après cette longue carrière au service de l’action culturelle à Annecy, Daniel Sonzini s’engage lors des élections municipales de 2001 dans la vie politique : il devient maire-adjoint chargé des affaires culturelles dans la ville voisine de Cran Gevrier, sur une liste à majorité socialiste.

248.

Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales, op.cit.p.52

249.

Sur la période de mai 68 à Annecy, l’Institut d’Histoire Sociale de la CGT de Haute-Savoie a publié une série de Cahiers, notamment les n°23 à 25, de décembre 97 à septembre 98 : il s’avère que l’industrialisation de la ville, alors à son apogée, les mouvements sociaux de 1966 et 1967, et la concurrence syndicale entre la CGT et la CFDT, ont suscité une mobilisation ouvrière importante, et des manifestations massives le 13 mai 1968 (Dauphiné Libéré du 14 mai 1968). Une délibération du Conseil Municipal d’Annecy du 27 mai 1968 est reproduite, qui félicite le maire “ d’avoir pris l’initiative de réunir les responsables des Unions locales de travailleurs sur la proposition des Conseillers Municipaux syndicalistes, ainsi que les représentants des étudiants ”. (Cahiers de l’histoire sociale de la Haute-Savoie n°24, juin 1998)