Les difficultés du modèle

La multiplication des équipements socioculturels dans la région, et par voie de conséquence des postes de professionnels de l’animation, est bien entendu le fruit assez direct de la planification dont nous avons retracé ci-dessus les enjeux et les développements. Les lois-programmes d’équipements sportifs et socio-éducatives mises en œuvre par le ministère de la Jeunesse et des Sports entre 1961 et 1975 permettent de co-financer les investissements en faveur de la jeunesse : MJC, foyers de jeunes, auberges de la jeunesse. Ainsi, la ville d’Annecy n’est pas la seule du département à programmer la réalisation d’équipements socio-éducatifs importants ; les villes de Thonon-les-Bains, au nord du département, et celle de Cluses, dans la région industrielle de la vallée de l’Arve, entreprennent, dans le cadre du Ve Plan, la construction de MJC très ambitieuses : locaux d’animation et de spectacle, centre international de séjour et foyer de jeunes travailleurs avec restaurant à Thonon, locaux d’animation et salle de spectacle, foyer de jeunes travailleurs et restaurant à Cluses. A chaque fois, la fédération des MJC met en place, sur financement croisé, des directeurs de MJC, trois à Thonon, deux à Cluses.

Il nous faut cependant rappeler un programme singulier, imaginé à la suite du Livre blanc de François Missoffe, les “ 1000 Clubs ”. Equipements légers, préfabriqués, fournis à titre de subventions en nature par le ministère, ils doivent être montés et installés par les groupes de jeunes destinataires de ces équipements, et gérés par eux-mêmes, sous des formes favorisant leur autonomie et leurs responsabilités. Au niveau national, ce seront environ 2400 “ 1000 Clubs ” qui sont ainsi livrés entre 1968 et 1978. En Haute Savoie, la Direction départementale de la Jeunesse et des Sports favorise l’implantation de vingt de ces équipements, avec un montage administratif et financier spécifique au département250 : la Caisse d’Allocations Familiales de la Haute Savoie subventionne largement un sous-sol qui permet de doubler la surface utile, tandis que le poste de permanent, directeur de MJC dans de nombreux cas, est co-financé par le FONJEP, dont nous avons rappelé la genèse plus haut, à hauteur de 25%, par le Conseil Général pour le même montant, ou à hauteur de 50% en l’absence de participation du FONJEP, et par la collectivité locale d’implantation pour le reste. Cet accord, non formalisé officiellement, mais reconduit dans un grand nombre de cas permet de soutenir fortement le développement du secteur socioculturel dans le département dès la fin des années 60251.

Cet essor de l’animation, des équipements et des professionnels, relance des instances qui jusque là n’avaient guère de vie. Ainsi de la Fédération départementale des MJC, dont les archives252 mettent en évidence le regain de dynamisme à partir de 1970, en grande partie sous l’impulsion de la MJC de Novel. D’ailleurs Pierre Patel, le président, est également président de cette fédération, dont le siège est désormais à Novel. Il prend en main la défense des intérêts des maisons des jeunes et de la culture du département, notamment à un moment où le Conseil Général, ému par la crise qui oppose la FFMJC au ministre de la Jeunesse et des Sports Comiti, s’interroge sur son engagement dans ce secteur253.

Ainsi la MJC de Novel devient très rapidement, sinon le cœur de l’animation en Haute Savoie, du moins l’un de ses lieux réellement emblématique. Pourtant, si l’activité de la MJC de Novel, de ses directeurs et de ses bénévoles, dans tous les domaines, illustre parfaitement ce qu’une municipalité peut attendre d’un tel équipement, il n’en reste pas moins que la formule MJC, telle que nous venons de la voir, pose à ce moment des problèmes qui seraient de nature à faire réfléchir une collectivité sur son engagement exclusif dans cette voie. Le premier élément très sérieux de crise du système MJC survient en 1969, lorsque le ministre Comiti engage une épreuve de force avec la Fédération. Le deuxième élément réside dans la situation, bien locale celle-là, de la MJC des Marquisats, l’association historique engagée dans son projet de construction d’un ensemble bâti très ambitieux, mais aussi aux prises avec des difficultés internes sérieuses. Pourtant, à l’inverse de bien des municipalités tentées alors par le désengagement, celle d’Annecy maintient fermement son choix initial, appuyé par la FFMJC et ses permanents.

L’éclatement de la FFMJC en 1969

La crise ouverte que connaît la Fédération française des MJC en 1969 remonte en réalité à l’arrivée au ministère de la Jeunesse et des Sports de François Missoffe, pour succéder à Maurice Herzog. Il manifeste rapidement son souci de conduire une politique relativement autonome par rapport aux fédérations engagées dans la cogestion, afin de se dégager de ce qu’il considère comme une emprise de la FFMJC sur la politique de l’Etat en direction de la jeunesse, en particulier du syndicat CGT des directeurs de MJC.

A l’intérieur même de la Fédération, le conflit est ouvert entre les administrateurs et le syndicat, ce qui provoque, entre autres la démission du président fondateur, André Philip, qui explicite sa décision dans une lettre ouverte parue, dans le journal Le Monde du 3 avril 1968, dans laquelle il dénonce l’acharnement du ministre Missoffe contre les mouvements de jeunesse, mais aussi “ l’autoritarisme d’un corporatisme professionnel ” des directeurs de maisons, ainsi que le blocage de toute évolution de la fédération par le syndicat CGT des directeurs.

La volonté ministérielle de briser l’unité de la FFMJC et les divisions internes, jusqu’au niveau des associations locales254, renforcée par l’élection du communiste Paul Jargot en remplacement d’André Philip, provoquent une scission en 1969, emmenée par Lucien Trichaud, le délégué général.

La FFMJC se régionalise alors sous la contrainte, avec une gestion régionale des postes, tandis que les associations locales choisissent entre la FFMJC et la nouvelle UNIREG (Union des fédérations régionale des MJC) de Lucien Trichaud.255

Si nous avons rappelé cet épisode majeur dans le développement des maisons des jeunes et de la culture, c’est parce qu’il fut marqué par un débat politique extrêmement vif, parfois violent, autour de deux axes essentiels : le débat droite/gauche rendu plus tranché que jamais après mai 68, et le retour en force des gaullistes ; le rapport des grandes associations à l’Etat, leur indépendance et leur droit à obtenir les moyens de faire vivre leur projet, et en corollaire, la question de la définition d’une politique en direction de la jeunesse. La mobilisation est vive dans les MJC et dans les villes concernées par un problème dont la dimension politique ne peut échapper à personne. A Annecy même, la question est abordée à la commission des affaires culturelles, mais aussi au plus haut niveau par le maire Charles Bosson entouré de quatre de ses adjoints.

Une première réunion256 rassemble donc le maire et quatre de ses adjoints, MM. Métral, Galliot, Fumex et Granchamp, les responsables des commissions des affaires culturelles et de la jeunesse, ainsi que les deux secrétaires généraux. L’examen du “ Plan Comiti ” visant à faire dépendre les directeurs non plus de la Fédération mais des associations locales suscite les commentaires suivants de la part des élus : s’ils regrettent aussi que “ peu à peu les instances de la fédérations aient été prises en main par le “ lobbie ” des directeurs ”, ils souhaitent néanmoins que la dépendance ne soit pas trop étroite entre le conseil d’administration des maisons et les directeurs afin que soient préservées “ les clauses de mutations possibles en cas de mésentente entre un directeur salarié et son conseil d’administration ”. Enfin dernier élément : “ M. le Maire attire l’attention de la commission sur le déséquilibre qui existe entre la faible représentation de la ville dans le conseil d’administration et la responsabilité financière de celle-ci en cas de gestion administrative défectueuse ”. Et d’envisager une réorganisation qui séparerait une gestion administrative où la ville serait représentée au moins à 50%, et une “ gestion culturelle, où la ville resterait minoritaire pour permettre à l’ensemble des représentants des mouvements et des associations de s’exprimer librement dans une politique culturelle concertée ”. Il n’y a donc de la part de la municipalité aucune remise en cause de l’adhésion aux principes généraux de la FFMJC, seulement le souhait de mieux garantir les conditions de la participation financière de la commune, et de préserver la mobilité des directeurs, ce qui permet, en cas de désaccord, de ne pas engager la commune dans un conflit du travail. En tout cas, il n’y a pas trace, dans le compte rendu, de mise en question de la dimension politique de la Fédération.

Le 22 janvier 1969257, six jours après, la commission des affaires culturelles est réunie dans une formation élargie aux représentants locaux du ministère de la Jeunesse et des Sports, au délégué régional de la FFMJC, Marc Malet, ancien directeur des Marquisats, et aux élus et directeurs des MJC de Novel et des Marquisats. Après le rappel par Marc Malet de l’historique de la crise et des positions en présence au niveau national, les élus municipaux soulignent les trois points qui retiennent l’attention de la municipalité : une cogestion souvent affaiblie par l’absence fréquente des membres associés ; le déséquilibre entre la participation financière importante de la ville et sa faible représentation dans les instances, ce qui nécessiterait de distinguer les deux gestions, administratives et culturelles ; enfin, le statut du directeur qui est à la fois permanent salarié et membre de droit du conseil d’administration, ce qui peut être source de conflit. Le débat entre les participants, tel que nous le rapporte le compte rendu, met en évidence l’écart entre les deux MJC de la ville : autant Novel ne parait guère poser de problèmes au regard des points soulevés par la municipalité, autant la situation des Marquisats apparaît justement illustrer ces craintes, entre autres pour ce qui est de l’engagement financier de la ville ; la question des directeurs, pourtant cruciale à ce moment aux Marquisats comme nous le verrons plus loin, n’est guère soulevée ; enfin, Fédération et direction de la Jeunesse et des Sports s’élèvent ensemble contre l’idée de scinder en deux la gestion des MJC, au motif que l’unicité de cette gestion fonde la démarche éducative pour promouvoir la responsabilité des jeunes. La réunion s’achève sur un constat d’accord, avec cependant un engagement pour trouver ensemble les conditions d’un droit de regard plus grand de la municipalité sur les finances des MJC, et pour mieux associer les mairies au conseil d’administration de la fédération régionale.

Finalement, cette crise du “ dispositif MJC ” fondé sur la cogestion, ne se transpose pas localement, la municipalité ne souhaitant visiblement pas rompre un accord qui donne en grande partie satisfaction. Seule prise de position politique recensée dans cette affaire, celle du député Jean Brocard, Républicain Indépendant qui avait ravi le siège de Charles Bosson lors des élections législatives de 1968 ; cette intervention ne produit d’ailleurs aucune suite notable. D’autre part, est créé en 1969 un Comité départemental de défense de l’éducation populaire, dont le siège est situé à la MJC de Novel, et qui rassemble très largement les grands courants “ historiques ” de ce secteur : Fédération départementale des MJC, Fédération des Œuvres Laïques, Peuple et Culture, les mouvements catholiques de la Jeunesse ouvrière chrétienne, le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne, les syndicats ouvriers et enseignants, les Eclaireurs de France, la Fédération des conseils de parents d’élèves, etc. Une sorte de renaissance de l’unité des années 1945-50, en somme. La motion que ce comité adresse aux parlementaires, au ministre, au Conseil Général, dénonce l’insuffisance croissante des crédits réservés au domaine de la jeunesse et de l’éducation populaire, s’indigne des mesures prises à l’encontre de certaines associations et demande une concertation régulière des pouvoirs publics et des associations pour mettre en place une véritable éducation permanente258.

En novembre 1969, c’est l’Association des maires, avec à sa tête le président départemental François de Menthon, qui réunit sa commission de l’éducation populaire, en réalité les maires concernés par le problème des MJC. Le compte rendu qu’en donne le Dauphiné Libéré souligne que les maires, conduits par Charles Bosson, “ se félicitent de l’importance et de la qualité de l’animation culturelle qui a été apportée par les directeurs culturels et administratifs de la FFMJC ”. Les maires “ s’étonnent que le SEJSL [secrétariat d’état à la Jeunesse aux Sports et aux Loisirs] ait pris des mesures à l’encontre de la FFMJC (…) sans prendre contact avec les responsables des collectivités locales qui supportent une partie importante de ces charges, et avec lesquels l’Etat a pris des engagements financiers dépassant le cadre du conflit entre le secrétariat et la fédération. ”. Après avoir préconisé des modifications statutaires permettant de rééquilibrer les pouvoirs au sein des associations, les élus appellent de leurs vœux la “ promulgation d’un statut national des animateurs d’éducation populaire et la garantie d’un contrat passé avec une fédération nationale et non une organisation locale ou simplement régionale qui ne leur assurerait ni l’indépendance, ni la stabilité, ni la promotion indispensable à la qualité même de ces animateurs ”. Et l’appel lancé aux deux parties concernées se termine par un soutien au “ développement de l’éducation populaire dans un climat de liberté et de pluralisme. ” 259.

On peut dire que cette phase conforte l’accord entre la municipalité et la Fédération des MJC, puisque les années suivantes, deux autres équipements de la ville seront gérés selon ces principes. Ainsi ce sont bien les normes d’action de la FFMJC, et leur application au développement local de l’animation, que soutient la municipalité. L’outil de politique publique que représente le modèle MJC, avec la coopération d’acteurs très divers et multiples, le lieu qu’il offre pour une négociation avec le niveau central de l’Etat forme à l’évidence pour la municipalité le meilleur compromis institutionnel, structure mixte basée sur la gestion privée d’une action à visée publique, et lieu de transaction entre acteurs locaux. Toutefois, elle est d’ores et déjà instruite des avantages et inconvénients de ce modèle, puisque depuis des années la MJC des Marquisats l’illustre, et qu’elle a même réussi, dans ce cadre, à bâtir un équipement qui sert d’exemple à la Fédération, cependant toujours incomplet en 1969. Mais elle met aussi en évidence les faiblesses du modèle, en particulier pour ce qui est de la situation des directeurs. Au moment où la MJC de Novel prend un essor social et culturel indiscutable, la MJC des Marquisats est, elle, confrontée à deux problèmes majeurs : la place et le rôle des professionnels dans l’association, la définition du programme de la deuxième tranche de son équipement.

Notes
250.

Voir les rapports annuels d’activités conservés dans ses archives.

251.

Jusqu’à la remise en cause par le Conseil Général de ce montage financier à la fin des années 70, il n’existait pas formellement de convention entre les cofinanceurs. Ce n’est qu’au début des années 1980, en particulier avec la décentralisation de 1982 que le cofinancement des postes a été explicitement codifié.

252.

ADHS, cote 95 J 26.

253.

Lettre de Pierre Patel au président du Conseil Général en date du 23 septembre 1970 : “ (…) Il est évident que dans une ville, même de moyenne importance, et à partir du moment où la MJC est bien implantée dans l’agglomération, l’ensemble des tâches ne peut-être rempli par les seuls bénévoles. Les Municipalités intéressées l’ont d’ailleurs bien compris qui ont déjà pris la décision de prendre en charge pour 50%, les salaires des animateurs permanents. (…) ” et de proposer une convention entre la Fédération des MJC et le Conseil Général pour asseoir le dispositif. (ADHS, cote 95 J 26)

254.

Comme le rapporte Nathalie Boulbès pour la région Languedoc Roussillon, MJC, une demi siècle d’histoire, Marly le Roi, INJEP, 2003.

255.

Augustin Jean-Pierre, Ion Jacques, Des loisirs et des jeunes, Paris, Editions ouvrières, 1993, p.90.

256.

AMA, 2 mi 388.

257.

AMA 2 mi 388.

258.

La composition du comité et le texte de la motion citée figurent dans le bulletin n° 28 de la Fédération des Œuvres Laïques de la Haute Savoie, daté du mois de mars 1970 (archives de la Fédération des Œuvres Laïques de Haute-Savoie).

259.

Le Dauphiné Libéré du 19 décembre 1969.