B) Les prémisses d’un “ projet culturel ”

Nous avons montré plus haut comment, durant la même période, se développent parallèlement, et concurremment, l’action des ministères de la Jeunesse et des Sports et des Affaires Culturelles, avec pour ce dernier une volonté de rupture très forte avec l’éducation populaire. Mais les discours prophétiques de Malraux n’ont pas toujours suffi à compenser les difficultés rencontrées par son ministère pour développer son action, à commencer par la mise en place laborieuse d’une administration spécifique et déconcentrée, ainsi que l’a établi Jean Luc Bodiguel288.

Dès lors se pose la question de la formulation, ou tout au moins de l’élaboration, d’une politique locale dans le domaine culturel, démarquée des objectifs traditionnels de l’éducation populaire ou du socioculturel, et identifiée comme novatrice par rapport aux actions menées précédemment. Une telle élaboration s’appuie-t-elle sur des revendications d’équipements spécifiques, sur des projets artistiques ou des courants esthétiques ? Qui peuvent en être les agents ? Se forme-t-il autour de cette question un réseau ou une coalition ? Autour de ces interrogations sur les acteurs et les vecteurs de la naissance d’une prise en compte locale des questions culturelles, il nous faut être attentif aux problèmes de temporalité. En effet, nous avons vu ci-dessus comment la temporisation de la part de la municipalité pour ce qui concernait la construction de la deuxième tranche avait largement obéré l’action de la MJC des Marquisats. Dès lors, dans cette période où la modernisation de la ville, son essor démographique et les nouvelles références de politiques publiques prennent tout leur poids, la question des temporalités peut revêtir une importance singulière, en ce sens que la confrontation, ou au contraire la conjonction, entre la municipalité et les différents acteurs, est largement structurée par des attentes différentes, voire des impatiences, qui déterminent la formulation des problèmes, ou bien qui hypothèquent la validité de propositions extérieures, comme ce sera le cas avec le programme de maisons de la culture dès les années 1964-1965.

Enfin, il faut prêter une attention particulière à la question des valeurs portées et affirmées par chacun des acteurs dans ces confrontations, dans la mesure où ce point peut influer sur le sens des actions ou sur leur mise en œuvre, en apportant une nouvelle référence, voire une nouvelle conception de l’action politique. Par exemple, la force avec laquelle Malraux a souhaité démarquer son action de celle des mouvements d’éducation populaire reposait sur une affirmation forte de la valeur de l’œuvre d’art et de son action directe sur les esprits, par delà les médiations institutionnelles. Même si cette position radicale a été largement tempérée et amendée par les responsables de son administration, il ne fait aucun doute qu’elle a servi de fondement axiologique à nombre d’acteurs dans ce champ, en particulier pour ceux dont la professionnalisation a formé un élément essentiel de ces politiques289. Il y a là, dans ce renouvellement des valeurs qui fondent l’action, des facteurs de déstabilisation possible, de désordre, de rupture des traditions et des habitudes.

La combinaison des temporalités et des valeurs, leurs combinaisons successives au fil des constructions, peuvent-elles constituer des éléments structurants d’une politique locale ? C’est ce qu’il nous faut rechercher à travers le développement à Annecy dans cette période des différentes institutions culturelles et de leurs projets.

Notes
288.

Bodiguel Jean Luc, L’implantation du ministère de la culture en région. Naissance et développement des directions régionales des affaires culturelles, Paris, La Documentation Française, 2000. Jean-Luc Bodiguel montre bien que si Rhône-Alpes fait partie des trois régions dotées dès 1969 d’une Direction régionale des affaires culturelles, une DRAC, à titre expérimental, pour autant ce service ne représente alors qu’une coordination des représentants locaux traditionnels de ce secteur : conservateur des monuments historiques, architecte des bâtiments de France, archivistes, c’est à dire essentiellement tournés vers la fonction patrimoniale, mais peu versés dans ce qui commence à s’appeler l’action culturelle.

289.

Comme le montre Pierre-Michel Menger dans son Portrait de l’artiste en travailleur, Paris Seuil, 2002, en analysant la situation des intermittents du spectacle comme le paradoxe d’une profession fondée sur une référence à l’art comme utopie, mais aussi sur un mode d’organisation du travail qui peut être considéré comme un des plus représentatifs d’un système concurrentiel.