Un apprentissage politique

Nous avons vu plus haut comment dans le cadre du développement urbain, la ville avait pris en compte les questions d’équipements collectifs, notamment socio-éducatifs, et s’était engagée dans une politique de construction de MJC. La convergence entre les choix gouvernementaux en matière de planification des équipements, la prédominance dans ce contexte de la FFMJC, et la stratégie des acteurs locaux avait débouché sur la construction de deux équipements de quartier, la programmation d’un troisième, et l’engagement dans le grand chantier des Marquisats. Malgré les difficultés locales, les problèmes avec les directeurs successifs aux Marquisats, ou la crise profonde de 1969 qui oppose le ministre Comiti à la FFMJC, il n’apparaît pas de dissonance majeure entre les membres de la commission municipale ou avec les responsables associatifs, professionnels ou bénévoles. La ville construit les bâtiments et en confie la responsabilité à des associations de cogestion, les MJC, charge à elles de mettre en place les actions nécessaires en direction de la population. Cette politique ne semble guère problématique, en dehors de la question du financement et du rythme de construction.

Pourtant, au fil des ans, en parallèle de cet engagement en faveur des MJC et de la prise en compte des besoins sociaux dans les quartiers neufs, un nouveau cadre de référence s’élabore, qui va produire dans les années 70 une revendication culturelle spécifique, porteuse de ruptures tant sur les valeurs que sur la position de la municipalité.

Les contacts que Pierre Jacquier, l’assistant de Dumazedier pour ses enquêtes à Annecy, et Georges Grandchamp, le président de la commission, nouent avec le Service des Etudes et de la Recherche du ministère des affaires culturelles296, les inscrivent dans le cercle encore restreint des responsables politiques susceptibles de s’engager dans une action culturelle que le ministère souhaite promouvoir avec le concours indispensable des élus locaux. Il est certain, et Georges Grandchamp nous l’avait confirmé lors d’un entretien297, que la seconde enquête de Dumazedier en 1964-65 intéresse au plus haut point le Ministère et favorise les rencontres et les échanges entre les deux responsables annéciens et les dirigeants parisiens. La préparation du VIe Plan, le rôle que joue Dumazedier dans la commission préparatoire, la référence à ses travaux menés à Annecy (son premier livre paraît en 1966), tous ces éléments tendent à établir des liens directs entre les programmes nationaux et les enjeux locaux annéciens.

A partir de 1966, les contacts entre les élus locaux et des représentants du ministère s’établissent, qui vont inscrire progressivement Annecy dans cette nouvelle politique en train de s’inventer. Nous nous en tiendrons aux rencontres qui ont donné lieu à des traces écrites, qui nous ont paru déjà très significatives, les mentions orales d’autres contacts n’ayant infirmé ni la teneur ni le sens de ces rencontres.

La première rencontre marquante a lieu à Annecy, le 7 juillet 1966, lors d’une séance de la commission des affaires culturelles élargie aux responsables de Peuple et Culture et du Groupe d’Action Théâtrale, Paul Thisse et André Bouvet, du Ciné-club, Georges Gondran, à l’inspecteur de la Jeunesse et des Sports, Joseph Cornu, à deux responsables d’associations, MM. Dijoud et Lignières, en présence de trois fonctionnaires municipaux, les secrétaires généraux Métait et Ernaux, et le conservateur, Jean-Pierre Laurent. L’invité de la commission, et l’animateur du débat n’est autre que Gabriel Monnet, l’ancien instructeur d’art dramatique, qui après une carrière de comédien auprès de Jean Dasté, a pris la direction de la Maison de la Culture de Bourges à son ouverture en 1963, un des lieux emblématiques de la nouvelle politique culturelle. Le discours d’inauguration de Malraux, l’un des premiers dans ce style flamboyant qui leur donne une valeur de manifeste, le 18 avril 1964298, puis le colloque organisé dans la ville299 en novembre de la même année, avec entre autres une intervention de Jacques Delors sur le thème “ Le planificateur face aux problèmes culturels ”, placent Gabriel Monnet au cœur de la réflexion et de l’action, alors tout à fait novatrice, dans le domaine culturel. Sa venue à Annecy n’est donc pas une simple visite de courtoisie et le compte rendu de la séance de la commission en souligne l’importance. Gabriel Monnet apparaît à l’évidence comme un porte-parole du ministère des affaires culturelles en ce sens qu’il fait la promotion des maisons de la culture en s’appuyant sur l’exemple de Thonon-les-Bains, la deuxième ville du département, qui est en train de construire la sienne. De plus, il plaide pour une instance professionnelle et permanente en charge de la coordination des initiatives dans le domaine culturel. Sur ce point, il est longuement appuyé par Jean-Pierre Laurent, qui établit une comparaison avec les services municipaux des égouts ou des bâtiments, pour en justifier la grande nécessité. La discussion sur le support de ce service technique aboutit rapidement à écarter l’hypothèse d’un lieu unique, comme une maison de la culture, au bénéfice d’un organisme technique de coordination, mais qui ne pourrait cependant pas être une maison des jeunes et de la culture, “ dont les critères, le règlement relativement stricts s’opposeraient trop à l’envahissement nécessaire du lieu par la Culture ”, selon les propos de Gabriel Monnet300. Enfin, le compte rendu rapporte sa formule qui fera florès dans les années suivantes :  “ la Maison de la culture à Annecy, ce sont les murs mêmes d’Annecy ”. Formule qui adoube la ville tout entière comme haut lieu de culture, l’intégrant définitivement, ainsi que ses dirigeants, dans le petit cercle des pionniers de la culture, mais qui, dans le même mouvement, disqualifie l’hypothèse de la réalisation d’une maison de la culture telle que le Ministère en faisait la promotion, c’est à dire un équipement unique confié à la responsabilité d’une personnalité artistique, souvent un homme de théâtre comme Gabriel Monnet justement. Cette image forte de la ville englobant une maison de la culture, devient dès lors une position politique de la municipalité, position cardinale, qui va lui permettre de résister aux avances pressantes du ministère ; cette image supplante dans dans un même mouvement les arguments techniques et artistiques qui justifient pour le Ministère la mise en chantier d’une maison de la culture. Les analyses développées par Dumazedier dans son ouvrage Le loisir et la ville-Loisirs et culture, paru en 1966, confortent cette vision par le seul fait de mettre en évidence tout ce qui peut être assimilé à une activité ou une production à caractère culturel, justifiant ainsi la vision du sociologue relative à l’émergence d’une société du loisir s’appuyant sur un développement des activités culturelles. On peut dire que cette image devient la première formulation explicite d’un projet de politique culturelle à Annecy, et qu’elle va tenir lieu durant plusieurs années de position officielle de la ville.

A la suite de cette réunion importante, la commission se saisit des propositions avancées par Gabriel Monnet et reprises par Jean-Pierre Laurent, lors de la réunion du 5 octobre 1966301 : mise en place d’un conseil culturel rassemblant toutes les associations, préparation d’un séminaire de recherche pour élaborer le projet de maison de la culture. A ce sujet, la commission se positionne très fortement : “ A l’échelle de l’agglomération d’aujourd’hui et de demain les vieux quartiers paraissent un cadre étroit, solide et précieux, enchâssant les églises et les bibliothèques, le château, les théâtres et les musées. Tout ce qui soutient la culture est ancré dans la vieille ville, ouvert sur le lac et l’avenir avec Bonlieu et les Marquisats. Quel projet réinventerait le tortueux cheminement des hommes et des eaux, l’imprévu des toits et des murs, le rythme des arcades ? Quel programme d’animation susciterait la vie qui mêle aux arts les vitrines, les clochers aux concerts, les marchands aux touristes, les spectateurs aux travailleurs ? Faudrait-il avoir bâti ailleurs quelque chose qu’on nommerait maison de la culture pour être aidé de l’Etat ? 302. Le lyrisme de la vision d’Annecy anticipe quelque peu sur l’avenir, si l’on se souvient que les “ bibliothèques, les musées et les concerts ” font pour l’instant plutôt l’objet des demandes répétées de quelques personnes, dont le conservateur Jean-Pierre Laurent. De même la vieille ville est encore constituée de vieux quartiers insalubres, attendant la rénovation qui en fera un attrait touristique pour Annecy. Mais cette vision est celle qui va guider la ville dans ses projets et lui permettre d’argumenter aussi bien à Paris, pour obtenir des mesures particulières, qu’à Annecy face aux impatients qui souhaitent des réalisations rapides. Le programme de travail que se fixe la commission tient en deux points : “ a) Inventaire des équipements et bilan de fonctionnement pour établir un dossier technique ; b) Coordination, collaboration, coopération à promouvoir entre les associations pour parvenir au conseil culturel, puis séminaire de recherches, proposé par M. Laurent, pour définir un projet de maison de la culture d’un type nouveau qui serait soumis au Ministère. 303. La recherche d’un modèle de maison de la culture spécifique à la ville d’Annecy constitue dès lors une position forte des élus en charge des affaires culturelles : cet engagement est aussi un refus du modèle proposé par le Ministère, tel qu’il est en train de se construire à Thonon-les-Bains.

En tout état de cause, à partir de ce moment le grand sujet de travail de la commission est constitué par la mise en place d’un service technique de coordination des associations, avec, en parallèle, la demande de constitution d’un service municipal dédié aux affaires culturelles. Ces deux points, le premier en particulier, vont constituer le moteur de l’engagement des acteurs locaux dans un processus de construction politique.

Par la suite, Pierre Jacquier et Georges Grandchamp sont invités à présenter une communication sur la politique de la ville d’Annecy, et notamment son engagement budgétaire, lors des Rencontres d’Avignon de 1967 consacrées à la Politique culturelle des villes. Dumazedier en est le maître d’œuvre et il est l’auteur du rapport introductif. Philippe Poirrier nous a donné, dans son ouvrage déjà cité304, la teneur des exposés et débats de ces rencontres. Outre la mise en valeur de l’engagement budgétaire fort de la municipalité, nous noterons l’exposé de Georges Grandchamp qui insiste sur le caractère traditionnel de cet engagement d’Annecy en raison du souci d’animer une saison touristique et de souscrire à des déterminismes locaux : le lac, les associations. Son intervention, telle qu’elle nous est rapportée, est prudente et peu engagée sur l’avenir : “ Voici trois éléments de réponses au “ pourquoi ? ” : - La tradition ou l’histoire : de tout temps les villes ont aidé les institutions et cela continue ; - A cet aspect traditionnel, qui est le reflet d’une volonté, d’un souci, s’ajoutent des raisons purement locales et géographiques. Dans les villes qui ont une fonction touristique, les municipalités sont obligées d’animer leur station. Cette géographie détermine aussi certains aménagements ; une ville qui possède un lac est disposée à placer sur ses rives une maison des jeunes d’un caractère particulier, où l’on peut faire des stages de navigation ; - L’action des associations à but culturel : dynamiques, elles exercent une action sur la municipalité et préparent pour demain les personnes qui auront la charge de coordonner et d’animer la vie culturelle dans les assemblées communales. 305

Gabriel Monnet, présent lors de cette rencontre, récuse vivement cette vision traditionaliste : “ Je ne suis pas de ceux qui peuvent décider d’un budget, je suis de ceux qui font pression et je ne crois pas que les déterminations historiques, géographiques, diffuses, confuses, soient suffisantes ; un jour la municipalité doit répondre à un pourquoinouveau ”. Il ne manque d’ailleurs pas de rappeler “ qu’Annecy s’est vu infliger, douze années durant, un certain nombre d’interrogations par un certain nombre de garçons qui, en fin de compte, se sont enfuis - et j’en étais… ”306. L’évocation qu’il fait de son départ d’Annecy en 1957, suite au scandale qu’avait provoqué dans la ville la mise en scène d’Ubu Roi, d’Alfred Jarry, dans la cour du château, sonne comme une critique de la réduction de la culture à une réponse pragmatique à des problèmes pratiques. Il est suivi en cela par Maurice Delarue, représentant de Travail et Culture dans le même débat, qui rappelle que “ les raisons fondamentales du développement culturel sont d’ordre idéologique ”.307 Evitement du modèle de maison de la culture proposé par le Ministère, évitement du débat autour des valeurs propres de la culture, et notamment esthétiques, et replis sur un déterminisme géographique assez prosaïque, telle apparaît la position du président de la commission des affaires culturelles de la ville d’Annecy.

Il ne rentre pas dans le cadre de ce travail d’analyser en détail les échanges auxquels donnent lieu ces quelques journées de l’été 1967 dans la Chambre des Notaires en Avignon. Cependant, il est aisé de constater que les confrontations sont franches entre les représentants annéciens qui entrent seulement dans ces problématiques, Jack Ralite, le maire d’Aubervilliers, qui défend une approche des problèmes culturels qui ne soit pas séparée d’une vision globale des problèmes sociaux, des élus grenoblois déjà très engagés dans le changement politique, et des fonctionnaires du ministère de la Culture soucieux de porter la parole de leur ministre et son ambition. Ainsi Pierre Moinot, le directeur général des arts et des lettres du Ministère, déclare-t-il à propos du rôle de l’Etat :  “ Bien sûr, la culture possède un caractère national mais elle ne peut être un service public comme la sécurité sociale. Le rôle de l’Etat est d’apporter un système de références nouveau, de favoriser par exemple un autre type d’action que celui qui résulte de la nostalgie bourgeoise du XIXe siècle pour le théâtre de boulevard. Mais l’Etat laisse le citoyen parfaitement libre. En fait il y a peut-être une philosophie nationale de la culture, et elle est d’une simplicité enfantine : il y a une certaine tendance d’œuvres et de forces de création, une certaine qualité d’hommes que l’Etat encouragera de toutes ses forces ”. 308

On le voit, le débat technique sur les finances locales et la culture ne peut faire abstraction de la question des valeurs portées par ce domaine, sociales et politiques pour Jack Ralite, esthétiques et morales pour Pierre Moinot. Ce qui est en jeu va bien au-delà d’un simple problème d’organisation technique et administrative. L’intervention de Roger Planchon, à la fin de ces Rencontres, que nous rappelions en introduction de ce travail, n’a pas dû laisser ses interlocuteurs dans l’indifférence : “ Il est heureux que l’Etat reconnaisse la liberté de créateurs. Mais cela exige que soient éliminées la loi de 1901, les conseils de notables dirigeant les maisons de la culture, etc… Les créateurs ne veulent plus la liberté, ils veulent le pouvoir. Ils veulent un affrontement direct avec l’Etat et avec le public ”. A cette revendication politique, Planchon ajoute un avertissement d’ordre artistique, mais qui est aussi une menace politique : “ L’action culturelle doit s’organiser autour de deux axes tragiques. Dans les vingt années à venir va se former un prolétariat coupé de toute culture. C’est ce qu’il faudrait regarder, les sous-hommes que cette société est en train de former. D’autre part, la plupart des grands créateurs crachent sur cette société, ils la vomissent. Il faut réintégrer le créateur, le poète, dans la société. ” 309

La violence du propos, même si l’on tient compte de l’emphase de l’homme de théâtre, a certainement frappé les esprits, comme le montrent les témoignages recueillis dans l’ouvrage de Philippe Poirrier, notamment celui de Pierre Jacquier. Le texte qu’il adresse trente ans après au Comité d’histoire du ministère de la culture310 insiste essentiellement sur deux aspects : la tradition à Annecy dans le domaine culturel en lien avec l’héritage de la Résistance, et le souci que les élus annéciens ont eu de trouver des dispositions administratives et organisationnelles originales, démarquées des solutions présentées par le Ministère. Des enjeux de pouvoir au sein de la ville, des enjeux artistiques et esthétiques, soulignés avec violence par Planchon, aucune mention. Les travaux de la commission des affaires culturelles, à la suite de ces Rencontres, ne paraissent pas affectés par la virulence des débats en Avignon ; en tout cas les comptes rendus n’en portent aucune trace.

A la suite des ces rencontres, la mise en route d’une politique culturelle dans la ville se précise avec la demande formulée par la maison de la culture de Thonon. Le compte rendu de la commission des affaires culturelles du 26 mars comporte ainsi une note d’information rédigée par Georges Grandchamp : “  Après avoir été saisie d’une proposition de la part de la maison de la culture de Thonon (14 mars 1968), la commission des affaires culturelles dans sa séance du 27 février a émis le voeu que cette information fût poussée davantage auprès de la Direction des Affaires Culturelles. Mettant à profit un voyage à Paris, j’ai pu rencontrer le 19 mars M. Sellier, administrateur général aux Affaires Culturelles auquel s’étaient joints M. Rollier et M. Jauneau. Les représentants de la Direction des Affaires Culturelles m’ont confirmé leur dessein d’aider à la constitution d’un centre dramatique de Savoie qu’ils étaient prêts à financer dès cette année (20 millions d’anciens francs). Compte tenu de la situation géographique de Thonon, la Direction pouvait soutenir cette création sous condition que son implantation se fasse à Annecy permettant du même coup de donner un caractère départemental à cette entreprise qui pourrait bénéficier de l’aide financière de Thonon, d’Annecy et du département. M. Jauneau serait le directeur de cette nouvelle compagnie tout en conservant la direction de la maison de la culture de Thonon. Il pourrait également assurer l’animation et la coordination d’activités annéciennes. J’ai remercié ces messieurs pour la bienveillance qu’ils témoignaient à notre ville dans laquelle il fallait favoriser le développement de l’action culturelle. Tout en reconnaissant l’intérêt présenté par la création d’un centre dramatique à Annecy, j’ai fait part des difficultés essentielles rencontrées du fait du manque de locaux et surtout des nombreux engagements pris à la suite de l’établissement d’un plan d’équipements culturels concret, ce dernier point ayant entraîné et exigé des options financières nous supprimant toute possibilité de création supplémentaire à celle décidée (…). Compte tenu de cette situation que j’ai expliquée schématiquement, j’ai demandé si l’aide financière offerte en faveur du chef-lieu du département ne pourrait pas être orientée différemment, ce qui permettrait à Annecy de développer son effort culturel dans son système et son dispositif actuel. L’aide de la direction pourrait également bénéficier à une action concertée entre Thonon, Annecy et peut-être Chambéry : une association de ces trois villes pouvant permettre la mise sur pied de programmes d’actions et d’échanges non seulement dans l’ordre théâtre mais aussi plastique, musical et autre. Malheureusement mes interlocuteurs m’ont fait part de l’impossibilité de tout transfert du crédit dont il a été parlé plus haut pour une utilisation autre que celle de la création théâtrale. ”311

L’année 1968 est donc pour la mairie d’Annecy en matière culturelle, celle d’un premier projet d’envergure, proposé par le Ministère et refusé par prudence budgétaire, mais aussi politique. En effet, les imprécations de Roger Planchon en Avignon ont dû résonner longtemps dans l’esprit des élus annéciens, et ce ne sont pas les évènements du mois de mai de cette année là, et leurs suites, qui devaient les rassurer. Si l’absence totale d’enseignement supérieur dans la ville à cette époque a eu pour conséquence un calme relatif dans la rue, par contre le fort potentiel industriel que nous évoquions en introduction suscite une mobilisation ouvrière intense, et des mouvements de grèves très prononcés. D’autre part, la MJC de Novel se trouve être le point de rencontre de tous ceux qui souhaitent s’associer au mouvement de contestation générale, ainsi que nous l’a rapporté Daniel Sonzini 312, le directeur de la MJC à l’époque : responsables syndicaux et enseignants, éducateurs, professionnels de l’animation. De ce rassemblement à Novel va naître un mouvement de contestation du pouvoir et de la politique municipale.

Pour l’heure, il nous faut retenir que les responsables municipaux en charge des affaires culturelles, Georges Grandchamp et Pierre Jacquier, se sont forgés dans ces premières années une vision très singulière de la politique culturelle que la ville pourrait suivre, vision fondée sur les éléments suivants. Tout d’abord, une justification de cette politique qu’ils inscrivent dans la tradition : tradition d’animation estivale d’une station touristique ; tradition mise en valeur par les travaux de Dumazedier, et qui remonte à la Libération. Cette tradition légitime la ville à avoir une démarche autonome par rapport aux instances nationales.

Ensuite, la ville, en suivant l’image dessinée par Gabriel Monnet, est en elle-même l’ébauche d’une maison de la culture, ce qui lui permet de ne pas souscrire à un schéma type, et de s’engager dans une élaboration spécifique, hors des normes élaborées par les fonctionnaires de l’administration centrale du ministère de la Culture. De plus, les travaux de Dumazedier placent Annecy en situation de site quasi expérimental en France, c’est à dire qu’elle a, dans le domaine culturel, une avance qui lui permet de temporiser par rapport aux demandes du Ministère ou aux impatiences locales, en arguant des éléments recensés par le sociologue. Finalement, Annecy est déjà dans le champ de la politique culturelle nouvelle, et il n’y a guère à inventer.

Enfin il faut noter, aussi bien dans les interventions en Avignon qu’au sein de la commission locale des affaires culturelles, l’absence de toute référence de nature artistique ou esthétique, en opposition totale avec le discours du Ministère ainsi qu’avec celui des acteurs importants. Les  pourquoi  nouveaux  de Gabriel Monnet ne semblent guère trouver d’écho à Annecy. Il y a un évitement très net de l’interrogation sur les valeurs portées par cette politique, en particulier sur les innovations ou les ruptures qu’elle pourrait introduire dans des visions traditionnelles.

C’est donc une position prudente que se forgent les responsables annéciens au fil de ces rencontres et de ces contacts, position étayée par les éléments suivants : une méfiance à l’égard des directives nationales et des normes qui vont avec ; un non-engagement dans le débat artistique et une prise de distance très nette dans ce domaine ; des justifications locales de cette position politique. A la vision que Malraux a voulue universelle, porteuse de tragique, de rupture et de modernité, la ville oppose un modèle local, spécifique, modeste dans ses intentions. Dans une certaine mesure, on peut dire que la ville d’Annecy refuse de s’inscrire dans la relation verticale (national/local) que lui propose le ministère des Affaires Culturelles, pour privilégier l’axe horizontal de son action, avec l’ensemble des acteurs locaux, et sur ses normes propres, s’inscrivant dans le schéma que Pierre Grémion avait mis à jour dans Le pouvoir périphérique, comme nous le rappelions en introduction313. En ce sens, la ville, sans le formuler explicitement, revendique la singularité de son projet culturel, fondé sur des éléments essentiellement endogènes, et par-là même la légitimité de son pouvoir local en train de se constituer.

Mais dans cette période, marquée symboliquement par mai 68, et qui annonce dans bien des domaines des ruptures, il n’est guère d’îlots de tranquillité, et quelques craquements vont se produire à Annecy, troublant le calme relatif de la cité et mettant en cause cette vision spécifique de l’action culturelle.

Notes
296.

Comme en témoigne le compte rendu que Georges Grandchamp fait aux membres de la commission, le 26 mars 1968, suite à sa visite dans les services du ministère de la Culture, la semaine précédente, pour aborder les questions de financement de l’action culturelle de la ville. A cette occasion il rencontre le Service des études et de la recherche pour discuter du programme des Rencontres d’Avignon de 1968. (AMA 2 mi 388).

297.

Entretien du 2 avril 2001, non enregistré.

298.

Ce discours est en partie reproduit dans Les politiques culturelles en France, op.cit., p.226-228, notamment sa fameuse définition de la culture : “ Ce qu’on appelle la ‘culture’, c’est l’ensemble des réponses mystérieuses que peut se faire un homme, lorsqu’il regarde dans une glace ce que sera son visage de mort ”.

299.

Colloque organisé à l’initiative du commissariat au Plan, dont Jacques Delors est le conseiller pour les affaires sociales. A ce titre, il est à l’instigation de la création du Service des Etudes et de la Recherche du ministère des affaires culturelles, qui dès 1963 établit des liens avec les sociologues, dont Dumazedier, Bourdieu, Chombart de Lauwe.

300.

Compte rendu de la commission des affaires culturelles du 7 juillet 1967, AMA 2 mi 391.

301.

AMA, 2 mi 391.

302.

AMA, 2 mi 391, compte rendu de la commission des affaires culturelles du 5 octobre 1966.

303.

Ibid.

304.

Poirrier Philippe : La naissance des politiques culturelles et les Rencontres d’Avignon…., op.cit., p.235-296.

305.

Ibid, p.251.

306.

op. cit., p.251

307.

Ibid.

308.

Poirrier Philippe, La naissance des politiques culturelles…, op.cit. p. 267.

309.

Op. cit. p. 296.

310.

Op. cit. p. 502-510.

311.

AMA, 2 mi 391

312.

Entretien enregistré du 14 novembre 2002.

313.

Grémion Pierre, Le pouvoir périphérique, op.cit.