A) Le pluralisme et la cogestion : des clefs politiques ?

Le pluralisme de la municipalité de Charles Bosson est une expression que l’on retrouve dans l’ouvrage de Jean-Pierre Spilmont A quoi ça sert Mozart ?, ainsi que dans le rapport introductif de Pierre Jacquier à l’étude du Ministère de la Culture de 1987 : “ Certains ont découvert récemment ‘le pluralisme’ . Il y a 26 ans que Maitre Charles Bosson l’a mis en pratique en tant que maire d’Annecy, suivi par son successeur André Fumex et aujourd’hui par Bernard Bosson, le nouveau maire. Il est à la base de toute démocratie véritable et de toute efficacité à long terme 336.

Par ailleurs, à l’issue de ses enquêtes, Dumazedier conclut à une construction politique appuyée sur une multitude de partenaires : associations, établissements scolaires, commerçants, artistes, etc., que des conflits d’intérêts évidents opposent mais qui néanmoins se rassemblent autour de la construction d’un « pouvoir culturel pluraliste ». De plus, d’après lui, les élections de 1965 et 1971 montrent bien, en l’absence d’opposition forte au maire Charles Bosson, que sa politique en général est bien acceptée et qu’elle respecte toutes les tendances. De leur côté, les élus revendiquent un pluralisme qui leur interdit de faire des choix culturels trop affirmés : la culture ne peut être municipale, elle doit être ce que veulent en faire les associations. Ceci permet de repousser les propositions jugées comme extérieures, donc inadaptées à la ville. Mais c’est ce pluralisme qui est dénoncé par les trois signataires de la fameuse lettre au maire de 1968, Daniel Sonzini, Jean-Pierre Laurent et Georges Gondran : selon eux, le pluralisme revendiqué par la mairie n’est qu’un prétexte pour ne pas prendre une position claire en matière d’action culturelle.

Ainsi, la fortune de l’expression « pluralisme » à Annecy ne doit pas cacher les différentes acceptions qu’elle prend chez les acteurs locaux. Et si nous revenons à notre interrogation initiale sur la forme du pouvoir municipal, et les deux analyses opposées de R. Dahl et C.W Mills, ce n’est pas sur le nombre et la diversité d’acteurs culturels que nous devons concentrer notre attention, mais bien sur la question : qui décide, qui choisit, qui gouverne réellement ?337

Or il faut bien constater que la municipalité a fait un choix précis et clairement inscrit dans les équipements, c’est celui des MJC, avec leur formule de cogestion, et ceci en dépit des difficultés évidentes qu’illustre l’exemple des Marquisats. La neutralisation des valeurs portées par ce type de gestion, le refoulement du politique, ainsi que nous l’avons souligné plus haut à propos des nouvelles politiques publiques de la culture et de l’animation, conforte assez bien le pluralisme prudent et non engagé de la municipalité. La mairie croit plus dans les bienfaits d’une construction des équipements que dans la vertu salvatrice des œuvres. Et l’on peut d’ailleurs remarquer que le seul équipement qui ait fait l’objet d’une programmation est la MJC de Novel, le lancement des autres obéissant plus à une nécessité constatée, ou revendiquée par des groupes sociaux. On peut donc dire qu’en matière d’institutions socioculturelles, le choix de la mairie d’Annecy est plutôt de type unitaire, c’est à dire un seul modèle, reconduit pour chaque équipement nouveau. La singularité annécienne réside donc dans le choix exclusif d’un seul modèle, celui des MJC, le plus représentatif de la cogestion, en dépit de ses faiblesses intrinsèques et des oppositions politiques qu’il suscite. Cette formule institutionnelle permet l’association de tous les acteurs concernés par cette nouvelle action en direction des jeunes et de la culture, dans une structure qui offre des garanties : large recueil des financements de toutes sortes, distance de la mairie par rapport à l’emploi du personnel, participation des usagers à la gestion des services, et surtout avec le concours de multiples membres associés, en particulier les syndicats, ainsi que nous l’avons vu plus haut.

Finalement, ce que la municipalité a soigneusement évité, c’est à dire un engagement en direction de projets artistiques susceptibles de porter des valeurs fortes, de déranger un consensus assez conformiste, lui est reproché d’abord par les trois acteurs principaux de la vie culturelle annécienne, et très rapidement par un mouvement social et artistique qui va s’avérer difficile à contrôler. Enfin ce « pluralisme » n’est dans cette phase en aucune manière référée par la municipalité à un quelconque héritage des évènements de la Libération, héritage d’ailleurs peu revendiqué par ceux là même qui avaient participé aux premières créations du Comité départemental de libération.

Cette période 1965-1971, marquée par une politique d’investissements assez complète dans le domaine social (3 foyers de jeunes travailleurs) et socioculturel (3 MJC), est en fin de compte assez bien inscrite dans le cadre des politiques en direction de la jeunesse lancées par le Ministère de la jeunesse et des sports avec le concours des grandes fédérations d’éducation populaires, converties au socioculturel par les perspectives de la planification : des équipements, des professionnels, une insertion dans la construction des nouvelles politiques publiques, et donc dans le cercle des institutions publiques, mais au prix d’une relative neutralisation des débats de valeurs, que pouvaient représenter les questions de la laïcité, du rapport aux partis politiques ou de l’inscription dans un mouvement en faveur du changement social. En dernier lieu, il nous faut souligner la méfiance à l’égard des éléments venant de l’extérieur, comme les propositions du ministère de la culture, aussi bien en termes de projet de maison de la culture que de centre dramatique, ou encore l’exemple grenoblois : la référence affirmée à ses ressources propres, confortée par Gabriel Monnet et les experts tels Dumazedier, renforce le caractère endogène de la construction de la politique municipale dans cette période. Dernier élément, la temporisation systématique vis à vis de projets ou des demandes sortant du cadre strict de la politique arrêtée par le maire et son équipe, permet de contrôler la situation.

En ce sens, le pouvoir municipal paraît, à l’issue de cette période, jouir d’une autonomie dans ses choix de mise en œuvre d’une action publique, tant vis à vis de l’Etat que des acteurs locaux. Cette autonomie s’appuie essentiellement sur les modalités et les procédures de mise en œuvre, et non pas sur les objectifs propres de cette politique. Et c’est bien cette autonomie qui donne au pouvoir municipal une réalité incontournable.

Notes
336.

Ministère de la Culture et de la Communication, Evaluation et développement culturel : 1 Rapport de synthèse, Annecy 1987, p.34, souligné par l’auteur.

337.

Dahl Robert, Qui gouverne ?, Paris, Armand Colin, 1971.