B) La constitution d’une politique municipale

Si nous revenons aux trois processus que Vincent Dubois retenait pour analyser la naissance d’une politique culturelle, l’institutionnalisation, la catégorisation et la professionnalisation338, nous constatons à l’issue de cette première période, un avancement assez différencié dans chacun de ces trois domaines.

En matière de catégorisation, la création de la commission municipale des affaires culturelles et des fêtes en 1965 constitue à l’évidence un pas significatif en direction de la formulation d’une politique culturelle ; pour autant, la double compétence de la commission, dans son intitulé, recouvre en fait une définition des affaires culturelles tout à fait liée à la saison touristique et à l’animation de la saison estivale, encore bien loin de l’ambition formulée par Malraux. La spécification d’une politique proprement culturelle ne se fait jour que lentement, au cours de ce mandat : l’absence de services municipaux dédiés, le refus des propositions ministérielles, ne permettent guère de relever une catégorisation très prononcée en 1971.

L’institutionnalisation, par contre, est dès cette période marquée par deux choix clairement affirmés : la municipalisation des établissements d’enseignement artistique et de conservation, d’une part ; la création systématique de MJC d’autre part. Nous avons vu comment cette “ solution ” a été retenue et soutenue par la municipalité, en dépit des faiblesses du modèle ou des difficultés politiques qu’elle soulevait. L’action publique est donc dès le départ, et délibérément, appuyée sur un acteur privé de type associatif, la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, donnant ainsi un caractère “ mixte ” à cette action, avec laquelle la municipalité peut ainsi maintenir une certaine distance. On peut noter en parallèle que l’urbanisme, la dimension majeure de la politique municipale durant ce mandat, est conduit avec le concours presque exclusif de la Société d’Equipement de la Haute-Savoie (SEDHS), une société d’économie mixte, filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations.

Liée à l’élément précédent, la professionnalisation est étroitement associée au modèle MJC, avec sa caractéristique principale qui réside dans l’indépendance des professionnels, les directeurs, par rapport à la collectivité : employés par la Fédération, ils sont mis à disposition de l’association gestionnaire de l’équipement. Dans le cas d’Annecy, la professionnalisation est l’un des éléments initiaux essentiels de l’engagement municipal dans une politique nouvelle : le soutien financier de la mairie à la création multiple de postes de directeurs, tant aux Marquisats (4) qu’à Novel (3) est remarquable.

De cette première phase, on peut dire qu’elle est marquée par une politique municipale constitutive d’un ensemble institutionnel nouveau, homogène, politique menée avec une assez bonne maîtrise des décisions, et avec le concours presque exclusif d’une fédération, la FFMJC, elle-même fondée sur un projet de politique publique. La construction présente, au début de la décennie 1970, un caractère de cohérence et de stabilité assez remarquable, recueillant un accord assez large de tous les acteurs associés à la cogestion.

Dans cette construction, il ressort que la municipalité développe une autonomie certaine par rapport aux offres de politiques publiques nationales alors en plein essor dans le domaine culturel, et sa capacité de négociation dans les relations centre/périphérie telles que les envisageait Pierre Grémion339. Cependant, il nous faut remarquer que dans cette négociation, la ville refuse quasiment les normes d’action du programme de maison de la culture, les valeurs de cette politique incarnées dans la création artistique, tout en développant son image de ville culturelle dans sa participation aux instances de réflexion et d’étude. La force de l’image que soulignait Pierre Muller340 se manifeste ainsi de manière presque exemplaire. Cette position est à l’opposé de celle des deux villes voisines : Thonon-les-Bains accepte très rapidement la construction d’une maison de la culture, dont l’échec est tout aussi rapide ; Grenoble non seulement engage la construction d’une maison de la culture, mais s’illustre très rapidement par un volontarisme très marqué dans le domaine de la création, et la mise en place d’un dispositif socioculturel complet341.

En revanche, le choix déterminé du socioculturel, et de sa forme la plus institutionnalisée, les MJC, lui permet d’être en phase avec la politique du ministère de la Jeunesse et des Sports, notamment pour l’inscription de ses opérations dans les plans d’équipements sportifs et socio-éducatifs, et d’en tirer une ressource financière. Le lien privilégié avec la FFMJC lui assure, outre la stabilité du dispositif, une grande légitimité, en raison de son rôle déterminant dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique publique à la fois concurrente et complémentaire de celle de la culture. Il y a donc, au-delà du choix de la formule associative pour construire cette politique, à l’instar de nombreuses villes moyennes, une combinaison singulière d’éléments constitutifs d’une politique originale. C’est, à ce stade de notre étude, le caractère qui ressort le plus : si l’engagement dans une politique socioculturelle n’est pas vraiment originale dans cette période pour une ville moyenne, par contre la combinaison des choix est, elle, originale. Il s’opère donc durant cette phase une forme de concordance entre les choix de la municipalité, les offres nationales de politiques publiques et les positions des acteurs locaux, une phase d’alignement telle que la définit Olivier Borraz342, qui produit cette insitutionnalisation du socioculturel dans la ville. Cette concordance est un puissant facteur d’ordre politique et de stabilité.

Ainsi, la capacité d’action de la municipalité réside-t-elle dans la sélection des acteurs associés à la construction d’un dispositif qu’elle a voulu homogène, mais aussi dans le contournement et l’évitement des aspects les plus forts de la politique culturelle. Dans le jeu d’acteurs autour de la revendication culturelle naissante, elle a su, dans cette première phase temporiser sur les points les plus cruciaux comme la grande salle et l’achèvement des Marquisats, tout en avançant relativement vite dans les domaines du social et du socioculturel. La maîtrise de l’agenda s’avère donc un atout majeur.

Pour reprendre la définition que nous propose Pierre Lascoumes, il y a bien une forme d’instrumentation de l’action publique locale, c’est à dire « un moyen d’orienter les relations entre la société politique (via l’éxécutif administratif) et la société civile (via ses sujets administrés) » avec des « instruments participatifs (…) censés pouvoir fournir des modes de régulation adéquats ».343

Ainsi, c’est cette dimension institutionnelle, ce choix d’un mode de régulation non explicité, mais fortement caractérisé, qui va s’avérer être un des enjeux majeurs des années 70, lorsque la contestation esthétique secoue la ville.

Notes
338.

Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales : élément pour une recherche socio-historique, Paris, La Documentation française, 1996, p. 53.

339.

Grémion Pierre, Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, op.cit.

340.

Muller Pierre, « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », op.cit.

341.

Saez Guy, L’Etat, la ville et la culture, op.cit.

342.

Borraz Olivier, Pour une sociologie dynamique des politiques publiques, art.cit., p83.

343.

Lascoumes Pierre, Gouverner par les instruments, dans La politisation sous la direction de Jacques Lagroye, op.cit., p.391 et 399.