Partie II : 1972-1983 - Annecy action culturelle et Bonlieu. La culture comme risque politique pour le pouvoir municipal.

La construction d’un dispositif d’intervention publique de la collectivité locale sur la base d’un modèle que nous avons qualifié de socioculturel s’est poursuivie en dépit, nous l’avons vu, des craquements de mai 68, porteurs de critiques de la prudence municipale dans son approche des questions relatives à la culture et aux jeunes. La charge contre la municipalité formulée par les trois principaux responsables culturels de la ville fin 1968 ne remet pas en cause réellement les choix fondamentaux de la mairie, aussi bien en ce qui concerne la temporisation qui prévaut dans les questions les plus cruciales, que le refus de la création et des créateurs. Le désaveu de la municipalité, s’il est virulent, n’ouvre pas pour autant une crise dans le système politique annécien ; nous avons souligné comment le trio de contestataires se défait rapidement, ce qui réduit sans conteste la force de sa critique. Si le modèle socioculturel semble fonctionner du mieux possible en dépit de ses faiblesses, avec un caractère exemplaire mis en exergue au niveau national, demeurent pourtant quelques problèmes clefs, comme celui de la grande salle de spectacle, la mise en place d’un service ou d’une coordination culturelle, l’accueil fait à la création, autant de questions que l’ébranlement de mai 68 a réactivées dans une population en pleine mutation démographique.

Pourtant cette période s’ouvre par des élections municipales dont le maire sort une nouvelle fois très largement vainqueur, ce qui fournit un argument supplémentaire à ce qui apparaît désormais comme une donnée fondamentale de la vie politique annécienne : l’unanimité autour de Charles Bosson.

Les élections de 1971 marquent donc un certain apogée électoral pour Charles Bosson. Mais si les élections de 1965 avaient conduit sa municipalité à mettre en place une innovation, la commission des affaires culturelles et des fêtes comme lieu central de discussion et d’élaboration de la politique culturelle, par contre les élections de 1971, si elles ne provoquent aucune remise en cause de cette commission, ouvrent une période nouvelle : les problèmes liés à la culture débordent largement le cadre de la commission et occupent d’autres espaces, y compris parfois la rue, ce qui est une donnée tout à fait inédite à Annecy.

Cependant les facteurs de difficultés, sinon encore de crise, dus aux questions rappelées ci-dessus, se trouvent rapidement amplifiés par les contrecoups de mai 68, qui bousculent l’ordre établi dans le domaine culturel, et bien au-delà. Et puis, la montée en puissance d’une opposition de gauche, jusqu’alors désunie et peu structurée, constitue une nouveauté, et une difficulté pour le maire, qui doit également affronter une concurrence à droite menée depuis les législatives de 1968 par le député républicain indépendant Jean Brocard, qui n’aura de cesse d’encourager une opposition au maire d’Annecy. La constitution progressive d’une gauche renouvelée par la naissance du Parti Socialiste et le positionnement fort de la CFDT déconfessionnalisée brisent quelque peu l’image de neutralité politique de la liste du maire. Enfin, un mouvement social porteur de la contestation des valeurs traditionnelles et conformistes s’inscrit dans une perspective de contre-culture libertaire. Ces différentes oppositions se recoupent à l’occasion, se recomposent, pour mettre en difficulté une municipalité qui revendiquait haut et fort l’unanimité réalisée autour d’elle. En tout cas, le problème de la culture à Annecy, dans ce début des années 70, représente un point de ralliement et une préoccupation commune, même si des divergences de fond ne tardent pas à se faire jour.

C’est donc la cohérence entre une action municipale, qui paraît tout à fait stabilisée dans le domaine culturel et socioculturel, et un ordre politique relativement assuré, qui va être menacée par le retour brusque des questions laissées en suspens, par les conséquences des modifications sociologiques de la ville, par les contrecoups de mai 68. Le dispositif tel que nous le rappelions plus haut, fondé sur une concordance entre les choix municipaux, les offres nationales et les positions des acteurs locaux, va être remis en cause par la résurgence de questions évacuées précédemment, par un retour du politique refoulé lors de la phase de construction de la politique socioculturelle. Ce dispositif avait, nous l’avons vu, comme caractéristique essentielle de mettre en place une distribution de rôles sociaux entre les différents acteurs, locaux et nationaux, dans un échange politique qui permettait à chacun d’y trouver et sa place et son intérêt, avec en corollaire une marginalisation de ceux qui n’acceptaient pas cette distribution. L’apparition de nouveaux acteurs, dans le domaine artistique particulièrement, l’évolutionde certains, à gauche, remet en cause l’arrangement qui a prévalu jusqu’alors.

La période de crise qui s’ouvre dans la ville, avec notamment ce que nous appellerons l’irruption esthétique dans le domaine du théâtre et de la musique, ébranle le modèle construit dans la décennie des années 60, et sa neutralité postulée : les “ questions ” auxquelles Gabriel Monnet faisait référence lors des débats en Avignon en 1967, ressurgissent avec force, posées par des acteurs extérieurs au dispositif en place, en des termes parfois violents. Du coup, la question de la place de la culture dans la ville, jusque là éludée par les édiles municipaux dans une prudente temporisation, est reformulée avec vigueur dans ses trois aspects majeurs :

Ce sont les éléments essentiels constitutifs de la politique municipale qui sont mis en cause : l’évitement du débat sur les valeurs, le strict respect des normes d’action du secteur socioculturel, le rythme de construction maitrisé par la municipalité jusqu’ à la temporisation. L’image qui a prévalu, et que la ville a fait prévaloir à l’extérieur, d’une ville par elle-même culturelle, est écornée.

La période qui va des élections de 1971 à la démission de Charles Bosson en 1975, et à l’élection à sa suite de son premier adjoint André Fumex, est donc troublée par ces enjeux politiques qui prennent une acuité telle qu’ils occupent le centre du débat électoral, renforçant presque de manière paradoxale l’image d’Annecy comme ville culturelle. La virulence du débat politique autour du projet du Clos Bonlieu entre les deux élections de 1975 et 1977, et finalement la réalisation du centre culturel entre 1978 et 1981, ne semblent pas pour autant remettre en cause sérieusement l’ordre politique, puisque Bernard Bosson, en 1983, reprend sans grandes difficultés le flambeau municipal, dans une continuité qui paraît tout à fait “ naturelle ”, et notée par les observateurs.

Ainsi est bien posée la question de la permanence du pouvoir politique à Annecy à travers une période de crise : la politique culturelle semble trouver à l’issue de cet épisode de tension et de remise en cause un nouveau développement et une nouvelle assise ; et le pouvoir politique de la famille Bosson, dans le changement de génération, une légitimité nouvelle. C’est bien là le cœur de notre problème. La permanence du gouvernement d’une ville moyenne comme Annecy permet de reposer la question des facteurs de stabilité ou d’instabilité du pouvoir politique, et en particulier du rôle de la culture et des associations dans cette stabilisation. Les associations culturelles et socioculturelles, ressources ou contre-pouvoir dans le gouvernement des villes moyennes, forment-elles à Annecy un facteur explicatif important de cette stabilité.?

D’un autre coté, nous avons vu que les efforts du ministère en charge de la culture pour promouvoir un nouveau modèle de politique publique s’appuyaient dans la phase initiale sur le projet des maisons de la culture, avec le concours de municipalités engagées dans une action culturelle d’envergure : si la ville d’Annecy a, dès 1966, arrêté une position ferme quant à la proposition d’une maison de la culture (“ la Maison de la culture à Annecy, ce sont les murs de la ville ” selon la formule de Gabriel Monnet), pour autant elle construit bien des murs spécifiques, le centre Bonlieu, pour les confier à une institution spécialisée, Annecy Action Culturelle, le tout opérationnel en 1981, soit quinze ans après les premières esquisses, presque trois mandats municipaux plus tard. L’intrication des politiques culturelles nationale et locale a-t-elle pris une forme particulière à Annecy qui permette d’expliquer également la permanence du dispositif culturel, autour du centre Bonlieu et avec les associations impliquées dans cette action ? La configuration singulière que nous avons identifiée dans la première partie subit-elle une transformation durant cette phase, et quels sont les éléments nouveaux qui viennent la renforcer, ou au contraire la faire évoluer ?

Les élections de 1983, qui marquent l’accession à la mairie du fils Bosson, Bernard, inaugurent une nouvelle période : la relance politique opérée par la Gauche, et par Jack Lang plus particulièrement pour ce qui concerne le domaine qui nous intéresse, fait de la culture un élément peu discutable du développement local, et la municipalité peut s’enorgueillir de sa réussite en la matière. Le développement d’une politique festivalière est alors la marque, sinon d’une réconciliation, du moins de l’apaisement des passions politiques, et de l’épanouissement de la diffusion culturelle. Mais le paysage annécien n’est plus le même, notamment parmi les associations culturelles et d’éducation populaire.