Chapitre 1 – la culture comme problème politique local

La fin de l’année 1970 et l’année 1971, avec la naissance d’Annecy Action Culturelle, sont marquées, nous l’avons dit plus haut par le fait que la question culturelle sort du cadre, bien défini précédemment, pour investir très largement le débat politique dans la ville. La culture n’était alors que l’un de aspects du programme municipal, dont le maire pouvait hiérarchiser les priorités (les écoles avant la culture, la suppression des passages à niveau avant les équipements…). Le changement qui intervient au début des années 70 réside dans le fait que cette question devient centrale dans la politique municipale, et incontournable, qu’elle mobilise des groupes débordant le cercle des experts reconnus et des acteurs parties prenantes de l’échange politique construit précédemment, et enfin qu’elle entraîne des manifestations qui rompent le cadre de la négociation formalisée dans la phase précédente.

Deux éléments sont à l’origine de ce mouvement en faveur d’une action culturelle dans la ville qui ne soit plus cantonnée à une programmation somme toute raisonnable d’équipements et à un pluralisme qui ne peut dissimuler une prudence des élus : il s’agit de la création d’Annecy Action Culturelle et de la mise en route du projet Bonlieu, qui doit prendre en compte les besoins d’une grande salle à Annecy.

La création d’Annecy Action Culturelle (AAC), dont nous avons retracé plus haut la naissance à l’automne 1970, est à l’évidence le point de départ d’une nouvelle étape en ce sens que cette nouvelle structure pose aux différents acteurs de multiples problèmes que le travail municipal et associatif n’avait pas jusqu’à présent abordés. A travers le débat sur les statuts d’AAC, le problème central touche au rôle et à la place de chacune des associations fondatrices, et de la mairie : AAC, parlement des associations, ou structure autonome ? Pour ce qui est des actions et des productions culturelles proprement dites, AAC doit-elle être une agence technique dont le rôle est de soutenir chacune des associations, ou bien peut-elle développer une action propre ? Les financements publics doivent-ils conforter des spectacles choisis selon une procédure de sélection, ou bien doivent-ils être répartis selon un mode plus ou moins égalitaire ? Y a-t-il des spectacles inacceptables, ou bien doit-on laisser l’artiste totalement libre dans ses créations ?

Toutes ces questions sont nouvelles à Annecy, et elles débordent largement du cadre de la commission des affaires culturelles, que Charles Bosson a d’ailleurs, après les élections de 1971, déchargée des questions de jeunesse et des fêtes : ce n’est pas encore le service ou le secrétariat culturel municipal revendiqué depuis des années, mais le maire a pris en compte la spécificité du champ culturel. La présidence de la commission reste d’ailleurs confiée à Pierre Jacquier, et Georges Grandchamp demeure l’adjoint en charge du secteur.

Deux des aspects essentiels de la construction politique de la phase précédente sont donc remis en débat dans cette phase : le mode d’institutionnalisation choisi de manière initiale par la mairie, à savoir un schéma appuyé sur un seul type d’associations de cogestion, et la catégorisation socioculturelle très marquée de cette politique. La logique des équipements, qui a servi de logique politique jusqu’alors, s’avère désormais insuffisante pour maîtriser le développement de l’action culturelle dans la ville, et le projet Bonlieu, le grand équipement culturel attendu, est justement le facteur qui focalise les remises en cause.

Nous aborderons donc successivement les trois éléments clefs d’une première période qui va de 1971 à 1975 : la question des statuts d’AAC ; les enjeux esthétiques et artistiques ; la formulation du programme de Bonlieu. Si nous reprenons la distinction opérée par Pierre Muller, à travers ces éléments, ce sont les normes et les valeurs qui président à l’action municipale, en lien avec les autres acteurs, qui sont remises en cause. L’image formulée par Gabriel Monnet, et qui durant les années précédentes avait tenu lieu d’argument principal pour différer l’entrée dans une politique culturelle caractérisée, est voilée. La « crise » qui s’ouvre au début des années 1970 affaiblit les facteurs de permanence que nous relevions plus haut, et n’amorce pas l’instauration d’une nouvelle configuration dix ans plus tard. C’est dans le jeu des acteurs durant cette nouvelle phase qu’il nous faut identifier les déterminants de la construction politique qui s’opère alors.