Annecy jazz action, la culture comme subversion

Nous avons présenté plus haut la naissance d’Annecy Jazz Action (AJA) dans le contexte annécien des années 1967-1969, avec comme manifeste deux concerts qui ont laissé une trace forte dans la ville : le concert inaugural du violoniste Jean Luc Ponty en 1967, qui marque l’engagement de l’association dans le soutien aux formes de musiques les plus modernes, en rupture avec les stéréotypes du jazz ;  Jean Luc Ponty, devenu un des leaders du renouvellement du jazz apporte dès lors un soutien fidèle à AJA, aussi bien par une présence régulière à Annecy pour des concerts, que pour inciter des musiciens à venir jouer. Jean Luc Ponty est d’ailleurs président d’honneur d’AJA de 1969 à 1975 364, et apporte à l’association un écho national. Le concert de Sun Râ et son Solar Arkestra, le 16 novembre 1971, a lieu sur la scène de la salle Chatenoud, un hall de la foire-exposition transformé en salle de concert dans l’attente de la salle de 2000 places réclamée par beaucoup365. Ce concert, qui rassemble 1400 personnes, apparaît comme un signe de ralliement pour tous ceux qui contestent les valeurs établies366. Il laisse dans les esprits une trace aussi forte que la mise en scène d’Ubu Roi par Gabriel Monnet en 1955 au château367 et situe l’ambition culturelle dans une perspective on ne peut plus opposée à celle des beaux-arts traditionnels. Ceci provoque un début de rupture entre AAC et les associations locales vouées à la promotion de la musique, classique essentiellement368. Dès lors AJA devient un mouvement central à Annecy, peu structuré sur le plan institutionnel, largement porté par son fondateur Michel Carvallo369, y compris financièrement, et dont la renommée s’accroît rapidement bien au-delà de l’agglomération, notamment par le biais de la presse de la contre-culture, Charlie-hebdo, Actuel, La Gueule Ouverte, au plan national, Guignol à Lyon. Les concerts s’organisent d’abord dans les locaux du Logis, le foyer d’accueil de jeunes, dont les éducateurs sont parmi les premiers adeptes. Par la suite, AJA négocie le droit d’occuper pendant un temps les locaux d’un restaurant situé à Annecy-le-Vieux, à proximité de la ville, le Poulet à Gogo, et d’y organiser des concerts avec des jazzmen réputés, que l’activité débordante de Michel Carvallo et ses amis, et la réputation grandissante de l’association dans la presse nationale attirent à Annecy. Puis les manifestations se déplaceront au théâtre pour les plus importantes ou encore à la toute nouvelle maison de l’enfance-MJC des Teppes. La revendication politique de l’association, au travers de la musique de jazz, et du free jazz en particulier, est sans ambiguïté : dans une publication ronéotypée, et illustrée de dessins humoristiques, une interview donnée par Michel Portal au journal Le Monde le 6 juillet 1972 est reproduite ; celui-ci déclare à Lucien Malson : “ Quand je monte sur scène, pour ‘pousser le cri’, il arrive que je pense à lui [son père tué par les fascistes en Espagne], et que je veuille mettre en l’air un ordre esthétique acoquiné -du dehors évidemment- à l’ordre moral. Mais je me plais aussi au jazz parce que c’est la liberté retrouvée pour elle-même. ”370

AJA devient rapidement, en raison de son activité et de la mobilisation qu’elle provoque, un acteur incontournable à Annecy, incontournable mais aussi insaisissable et incontrôlable pour ceux qui souhaiteraient inscrire le développement culturel dans une vision planifiée et organisée de la politique locale.

L’association organise des soirées communes avec le Ciné-club et le Théâtre Eclaté, donne naissance à des orchestres qui deviennent rapidement professionnels, l’X-Tet et Dharma, échange avec les jazz-clubs de la région, noue des liens avec d’autres associations inscrites dans le même mouvement, produit des feuilles d’informations sur le modèle alors nouveau des fanzines 371qui recensent aussi bien des petites annonces que des dates de concerts, des offres alternatives que des protestations écologiques, le tout avec un ton irrévérencieux bien dans l’air du temps, porté par les publications citées ci-dessus. Les initiatives d’AJA débordent rapidement le cadre de la promotion d’une musique plus libre, pour soutenir par exemple les efforts du Ciné-club qui tente de faire des Journées internationales du cinéma d’animation le grand rendez-vous bisannuel des réalisateurs de films d’animation, alors cantonnés dans un cercle certes international, mais très restreint et sans grande audience dans le public372. AJA soutient également tout de suite le Théâtre Eclaté d’Alain Françon dans son entreprise de théâtre politique, en rupture avec les conventions du spectacle « bourgeois ». Enfin AJA devient le lieu de rencontre et de soutien des jeunes artistes annéciens.

Ainsi, la création de “Rezo Zero, premier circuit d’action culturelle parallèle en France” est-elle annoncée dans une publication de 1973, intitulée Chronologie parallèle 373 , qui inscrit l’initiative dans le droit fil de mouvements de contestation du XXe siècle : surréalisme, jazz, presse underground américaine, révolution cubaine, révoltes étudiantes, opposition à la guerre du Vietnam, musique rock et pop, mouvement hippie, black power, mouvement de libération des femmes, etc… Le manifeste ne cache rien des intentions provocatrices du groupement.

Toutes ces prises de positions résolument hostiles à l’ordre établi sont relayées au niveau national par la presse alternative, et débordent largement le cadre de la musique. Le paroxysme de cette confrontation à l’ordre établi culmine certainement à l’automne 1973, lorsque AJA et le Théâtre Eclaté, logés provisoirement par la ville dans des locaux qui doivent être démolis sur le Clos Bonlieu, refusent d’évacuer et suscitent des manifestations de soutien contre ce qu’ils considérent comme une expulsion : le 27 septembre, le maire d’Annecy en personne, ceint de son écharpe tricolore, doit signifier aux responsables, devant les Compagnies Républicaines de Sécurité et des Gardes Mobiles, l’ordre de libérer les lieux, avant démolition. Si l’évacuation se fait sans violence, par contre le retentissement de l’affaire est relativement important, en raison de la renommée de l’action des deux associations concernées374. L’hebdomadaire Charlie-Hebdo consacre une double page à la situation annécienne, sous le crayon du dessinateur Cabu, intitulée Annecy l’enculturée 375, dans laquelle la municipalité est raillée pour son conformisme bourgeois, et AAC dénoncée comme une entreprise culturelle “ au service d’elle-même, avec ses structures, sa bureaucratie, son budget de fonctionnement, et puis dans une petite ville on voit souvent les mêmes au conseil municipal et à l’AAC ”. (p.8) Si l’écho de l’affrontement entre AJA et la municipalité trouve place dans un journal certes situé à la marge de l’échiquier politique, mais dont l’audience est alors non négligeable parmi les jeunes avant son interdiction par le ministère de l’Intérieur, les conséquences locales sont loin d’être négligeables. La tension va s’accentuer au sein du milieu culturel et politique annécien, et ceci d’autant plus qu’AJA réagit en démultipliant son action : la création du Collectif des anciens du conservatoire d’Annecy, le CACA (sic), est à l’évidence une réponse par la dérision et la dénonciation ; la participation au Rézo Zéro, avec 14 autres associations de toute la France en vue de créer une “ free fédération ” vise à ouvrir la situation annécienne sur le territoire national ; enfin la mise en place du collecif Bizz’Art tend à sortir du cadre strictement musical, sur le plan artistique pour s’ouvrir à l’audiovisuel et aux arts graphiques. De même, pour prolonger les efforts du Ciné-club et diffuser des films expérimentaux, AJA crée une association L’écran des pingres 376 .

AJA, en butte à l’hostilité des pouvoirs publics annéciens, choisit délibérément d’accentuer une ouverture nationale de son action, de politiser ses choix esthétiques, et de se lancer dans la provocation. Plus tard, en décembre 1974, dans une lettre ouverte à Joffre Dumazedier citée par Olivier Roueff, les responsables d’AJA dénoncent l’utilisation qu’aurait fait le sociologue de l’aventure AJA pour justifier sa théorie d’un pouvoir culturel pluraliste, capable de rassembler les intérêts du petit commerce (le Poulet à Gogo) et d’une association (AJA) pour promouvoir les nouvelles formes de musique dans de nouveaux cadres ; la réponse est cinglante : “ Et tu demandes aux pouvoirs publics d’aider le petit commerce/animateur ? ? ! Alors qu’aujourd’hui on va peut être fermer boutique parce que les pouvoirs publics ne nous laissent même pas fonctionner. Parce que la Culture c’est la Subversion… ” 377

L’aventure de Annecy Jazz Action s’éteint progressivement, entre autres avec le départ définitif du fondateur et animateur Michel Carvallo pour Avignon à la fin de l’année 1974. Une nouvelle association, Annecy MédiAction, est fondée pour poursuivre ce travail de diffusion des musiques modernes et de soutien aux créateurs se situant dans les courants alternatifs.

Olivier Roueff, suivant les analyses de Howard Becker relatives aux Mondes de l’art, fait ressortir quatre processus dans le développement de ce groupement : une inscription dans le secteur de l’animation culturelle, puis dans la contre-culture ; une nationalisation du débat autour des enjeux artistiques ; enfin une politisation de son action. C’est bien en ce sens que la création et le développement de l’action d’AJA représente une rupture dans la construction d’une politique culturelle à Annecy : la critique portée par AJA n’est pas seulement une revendication de moyens, une dénonciation de l’insuffisance des pouvoirs publics, encore que ce thème ait été fort présent dans les prises de position d’AJA ; c’est aussi et surtout une critique contre les pouvoirs établis, contre l’institutionnalisation d’AAC, contre une conception de la culture dans laquelle l’argent sert à payer “ une bureaucratie ” et non pas à organiser des concerts.

La montée en puissance d’AAC suscite et renforce la radicalisation d’AJA. Enfin, un point majeur doit être souligné : le refus de l’institutionnalisation. AJA n’a pas de permanent, fonctionne sur un mode très volontaire, et les quelques subsides obtenus de la mairie sont réinvestis dans les actions : les dettes d’AJA demeurent pour la commission des affaires culturelles un sujet d’indignation comme en témoigne sa réunion du 25 mai 1971378, qui doit examiner le problème des factures qu’AJA n’a pas réglées à AAC. Sur le point de l’institutionnalisation et de la professionnalisation de l’action, AJA se retrouve souvent en accord avec le Ciné-club qui depuis longtemps fonctionne sur le même modèle, reposant largement sur l’engagement volontaire de quelques uns, à rebours des associations de cogestion. Enfin, AJA trouve avec l’arrivée du Théâtre Eclaté d’Alain Françon à Annecy un allié politique, porteur également d’un projet de subversion de l’ordre bourgeois par le biais d’une esthétique elle-même révolutionnaire. La jonction opérée entre les deux groupes introduit dans la ville une charge critique assez violente, inconnue jusqu’alors.

Notes
364.

L’ensemble des éléments concernant AJA sont tirés du mémoire d’Olivier Roueff , Le Jazz et l’action culturelle. Enquête sur Annecy Jazz Action (1969-1975), EHESS Marseille, Paris 1997. A part ce travail, Annecy Jazz Action n’a donné lieu à aucune autre publication, alors même que de nombreux acteurs citent l’action de ce groupe comme un moment particulièrement fort de l’histoire culturelle annécienne.

365.

Salle qui demeure encore à l’heure actuelle la seule à même d’accueillir les concerts et spectacles de grande ampleur, dans les conditions techniques d’un hall de foire.

366.

Gil Delannoi a retracé les enjeux de cette contre-culture et de l’importance de la musique, du free-jazz en particulier durant ces années post 68, “ Où menèrent les expériences de l’aventure contre-culturelle ”, dans Les années utopiques, 1968-1978, Paris, La Découverte, 1990, p. 112 et suiv.

367.

La « gidouille » du Pére Ubu d’Alfred Jarry servira d’ailleurs de logo sur les cartes d’adhésion au Groupe d’Action Théâtrale (GAT).

368.

Cette manifestation est revendiquée par la direction d’AAC dans le rapport d’activités présenté à l’assemblée générale du 11 avril 1972 comme un manifeste de l’entrée d’AAC dans la diffusion culturelle. Archives d’AAC, AMA, boite 11.

369.

Michel Carvallo a publié en mai 2007 un livre de souvenirs sur cette période, ainsi qu’un DVD présentant de nombreux documents : Michel Carvallo, Panique à l’Impérial Palace. Chroniques de l’agitation culturelle. 1968-1975, Annecy, éditions Asile, 2007. Nous n’avons pu prendre en compte cet ouvrage dans nos travaux en raison de sa date de publication ; néanmoins un premier examen rapide ne contredit en aucun cas l’anlayse que nous faisons du mouvement AJA à la suite d’Olivier Roueff.

370.

Document figurant dans un ensemble de publications d’AJA mis à notre disposition par Marc Rougerie.

371.

Un prototype n°00 du journal d’AJA s’intitule L’ectoplasme (sic) fin 1973 (prêt Marc Rougerie).

372.

Sur ce point, le mémoire de maitrise d’histoire contemporaine de Stéphanie Champlong, La place du festival international du cinéma d’animation dans la politique culturelle d’Annecy, Université Pierre Mendès-France, Grenoble II, 2000, met en évidence que le public de ce festival est jusqu’à la fin des années 70 essentiellement professionnel, et encore limité par le fait que le film d’animation est d’audience assez restreinte dans les milieux du cinéma. p.35 et suiv.

373.

Feuille de format 21x29,7, ronéotypée (prêt de Marc Rougerie).

374.

Cet incident tout à fait inédit à Annecy est évoqué au conseil d’action culturelle d’AAC le lendemain et donne lieu à des échanges très vifs quant à l’opportunité de condamner la mairie ; les hésitations devant une telle prise de position provoquent deux démissions, dont celle du représentant du ministère de la jeunesse et des sports, Gilbert Renault. Archives d’AAC, AMA, boite 15.

375.

Charlie-Hebdo, n°155, du lundi 5 novembre 1973.

376.

dénomination faisant allusion à la technique de l’écran d’épingles du réalisateur de films d’animation russe Alexeieff, alors grande figure des JICA, qu’AJA soutenait très fortement en raison des recherches formelles menées par les réalisateurs, et de leur caractère très cosmopolite.

377.

Olivier Roueff, op.cit., en annexe.

378.

AMA, 2 mi 390.