Le théâtre éclate contre les beaux-arts

L’arrivée à Annecy d’Alain Françon et de ses comédiens date en réalité des premières années de la MJC de Novel. Daniel Sonzini avait invité dans sa MJC, avec d’autres jeunes troupes, cet homme de théâtre passé par la Comédie de Saint Etienne de Jean Dasté, dont le souvenir des tournées à Annecy, à l’époque glorieuse des années d’après guerre et de la décentralisation théâtrale, était encore vivant parmi les anciens de Peuple et Culture et du Groupe d’Action Théâtrale. Avec sa troupe, dénommée alors le Théâtre d’essai Kersaki, Alain Françon montait des pièces de Ionesco et Obaldia.

Mais le jeune homme qui arrive avec ses quatre comédiens n’est pas le simple continuateur du travail de diffusion des œuvres classiques ou contemporaines, inscrit dans ce qui apparaît alors comme un modèle spécifiquement français dans le domaine culturel : un théâtre public subventionné, sous la responsabilité de metteurs en scène choisis par le ministère des affaires culturelles379. Alain Françon et ses camarades s’inscrivent dans une perspective tout à fait différente, éminemment politique, qui se situe dans la logique d’extrême gauche de la dénonciation, avec une esthétique qui emprunte plutôt à la troupe alors d’avant-garde du Bread and Puppet Theater, avec ses grosses têtes, ses défilés et la dérision comme arme, qu’à la distanciation brechtienne ou à la tradition du théâtre politique telle qu’elle s’était établie en France380.

Le lancement d’Annecy Action Culturelle impliquait, nous l’avons vu, aussi bien pour les acteurs à l’origine de sa mise en route que pour les représentants du ministère, un volet création complétant les actions de diffusion et de formation. Dès le mois de septembre 1971, Daniel Sonzini et les animateurs de la nouvelle structure invitent Alain Françon à venir créer une pièce à Annecy. Le choix du metteur en scène se porte alors sur un sujet de l’actualité récente, le procès tenu en décembre 1970 contre des militants basques par le pouvoir franquiste, procès qui se solda par des condamnations à mort, et qui souleva une grande émotion en Europe et mobilisa très largement la gauche, et bien sûr l’extrême gauche. A partir du livre de l’avocate Gisèle Halimi381, Le procès de Burgos, Alain Françon entreprend de monter une pièce de dénonciation du pouvoir franquiste, du rôle de l’Eglise et du capitalisme. Ce sera la Farce de Burgos, donnée au printemps 1972382. Une parade précédant le spectacle a lieu dans les rues d’Annecy, avec des grosses têtes et des saynètes tournant en dérision les généraux et les hommes d’Eglise383. La pièce est à l’avenant. Les intentions du metteur en scène sont on ne peut plus explicites, et sa position politique évidente. Ainsi, Gilles Sandoz, le critique de l’hebdomadaire de gauche Politique Hebdo, rend-il compte de cette pièce : “ Ce jeu de théâtre, de bout en bout, est magistralement conduit, démontant les mécanismes, mettant à nu le sens des faits, jouant sur la dérision et jamais sur le pathétique, dévoilant l’histoire avec une lucidité rigoureuse : travail d’artisans inspirés, maniant les praticables, les piques, les mains géantes, les têtes en polystyrène, et les autres objets-signes de la mascarade, avec la même résolution obstinée, la même conviction solide qui semble animer, politiquement, les acteurs militants. Spectacle d’artisans révolutionnaires sûrs de leur combat, et sûrs de leur métier, voilà, en matière de théâtre politique un travail qui n’est pas loin d’être exemplaire. 384. Cette production agit comme un révélateur et suscite un ensemble de réactions dans la ville, réactions qui redistribuent les positions de chacun des acteurs.

La ville tout d’abord est saisie d’une demande de subvention du Théâtre Eclaté, dans le cadre du volet création d’AAC en voie d’être reconnue centre d’action culturelle par le ministère des affaires culturelles ; ces deux structures sont liées par un contrat d’un an. La commission des affaires culturelles du 24 octobre 1972385 examine donc les demandes d’Alain Françon pour la poursuite de l’action de sa troupe : mise à disposition d’un local de travail (répétitions, construction et stockage de décors) ; financement permettant le fonctionnement de la troupe dont les recettes d’entrées couvrent à peine les frais de tournée ; engagement pour les trois années à venir, seule perspective pour garantir le projet artistique, avec un complément pour assurer la fin de l’année 1973. La commission s’engage à fournir le local et les moyens techniques de travail pour l’année en cours ; par contre, en ce qui concerne l’avenir, l’avis est on ne peut plus catégorique :

‘“ Il s’agit de savoir s’il est possible et souhaitable que le Théâtre Eclaté aille jusqu’au bout de son entreprise. La ville a toujours considéré qu’elle n’avait pas la dimension ni les ressources suffisantes pour entretenir une troupe de théâtre professionnelle dont les retombées sur la ville, mis à part un certain lustre, étaient bien faibles et qu’on pouvait pour le même prix acheter beaucoup de spectacles plus variés. L’argument porte moins dans le cas présent que pour une troupe professionnelle classique en raison de l’objectif prioritaire d’animation à la base qui a déterminé la décision d’AAC.’ ‘Par contre cette animation à la base pose d’autres problèmes : elle s’affirme de plus en plus comme très orientée politiquement. Elle est soutenue par des groupes et des partis qui s’y intéressent dans la mesure où elle peut créer une plate-forme d’opposition et non pour sa valeur culturelle (comme le montre la composition du comité de soutien au Théâtre Eclaté). Elle s’attaque de plus en plus aux institutions culturelles établies, tout en essayant de les exploiter, par une tactique de subversion plus ou poins consciente (voir le rapport de l’unité enfants et son commentaire).’ ‘On sait bien que la vie culturelle est faite de mises en question, de tensions plus ou moins “ fécondes ”, de conflits qui obligent à progresser. Mais AAC est une institution bien trop jeune pour qu’elle ait besoin déjà d’être rajeunie, trop fragile pour qu’on l’attaque de l’intérieur et de l’extérieur, trop coûteuse pour que la ville paie en plus ses démolisseurs.’ ‘La commission estime donc que la ville ne peut ni ne doit subventionner le Théâtre Eclaté. ”386

Il est vrai que l’action et l’engagement politique du Théâtre Eclaté recueillent l’adhésion de groupes qui pour des raisons très diverses se reconnaissent dans ses prises de position. Tous ceux qui autour d’Annecy Jazz Action, et dans une autre mesure le Ciné-club, soutiennent une ouverture à de nouvelles formes d’expression, aux recherches formelles, à la formulation de valeurs en rupture avec le consensus ambiant, trouvent dans le travail d’Alain Françon le point d’ancrage de leurs attentes. Peuple et Culture et les MJC s’engagent aussi en faveur du Théâtre Eclaté qui incarne en quelque sorte, et ravive, l’idéal de l’éducation populaire qui avait présidé à leur fondation : le développement des hommes par la culture et la formation, dans une perspective de changement social. Par ailleurs, les syndicats, d’abord simples demandeurs de spectacles, sont très directement concernés par la démarche du metteur en scène et de ses comédiens qui associent les travailleurs non seulement au montage des pièces, mais, en amont, au choix des sujets, comme c’est le cas avec les pièces suivantes, L’exception et la règle de Berthold Brecht, Soldats de Carlos Reyes, La journée d’une infirmière d’après Armand Gatti. Les critiques cités dans la brochure mentionnée plus haut soulignent tous, à l’occasion de ces créations, ce travail effectué avec le “ non-public ” que la prise de position des hommes de théâtre en 1968 avait mis au cœur de leur engagement387. Il ne fait aucun doute que les syndicats trouvent là une occasion de s’engager dans un domaine où, visiblement, ils n’avaient guère de propositions à la création d’AAC. De plus, cet engagement des comédiens auprès des travailleurs, pour des motifs essentiellement politiques nous l’avons vu, représente pour les pouvoirs publics, le ministère en particulier, un élément de légitimation tout à fait essentiel, dans une période où la vision charismatique de Malraux est quelque peu battue en brèche : le thème des inégalités culturelles devient majeur dans le débat intellectuel388, l’élargissement du public du théâtre à de nouveaux publics est une nécessité de politique publique389.

Enfin, les opposants politiques à la municipalité ne laissent pas passer l’occasion de mettre celle-ci en difficulté quant au pluralisme de principe affiché haut et fort qui supposait la liberté des créateurs : le tout nouveau Parti Socialiste, le Parti Socialiste Unifié, le Parti Communiste se retrouvent effectivement ensemble au comité de soutien, avec les syndicats, pour défendre celui qui devient le héraut de leur combat à la fois politique et culturel, et en plus dans une unité retrouvée. Même la Fédération des Œuvres Laïques, écartée du débat lors de la création d’AAC après le rejet de son contre-projet, et qui ne cessait de critiquer l’initiative, finit par prendre position pour défendre le Théâtre Eclaté contre le refus de la ville de le subventionner, avec cet argument énoncé lors de son conseil d’administration du 20 octobre 1973 : “ La Ligue a pour but de défendre tout ce qui est oppressé 390. La FOL qui avait soutenu depuis des années Le Libre Elan, une troupe de théâtre animée par des militants proches d’elle, avait dû cependant se résigner à la voir disparaître, faute de moyens, la municipalité d’Annecy ayant refusé catégoriquement la proposition d’en faire l’unité de création dans la ville391. Cette adhésion de la FOL met en évidence le large soutien dont bénéficie le Théâtre Eclaté, et, en contrepoint, l’opposition à laquelle la municipalité doit faire face. Enfin cet épisode marque l’entrée dans le débat sur la politique culturelle locale des partis ; nous avons souligné à plusieurs reprises que les responsables associatifs, bénévoles ou professionnels, maintenaient leur participation dans les différentes instances en dépit de leurs affiliations politiques. Cette crise autour du Théâtre Eclaté provoque une rupture dans ce qui formait une des bases du consensus, à savoir l’éviction du débat de la dimension partisanne. Tension locale croissante autour des choix culturels, nationnalisaiton du débat politique avec l’Union de la Gauche, concurrence locale accentuée entre partis et syndicats, tous ces éléments mettent à mal la forme de neutralité autour des enjeux locaux, et le pluralisme politique revendiqué par Charles Bosson.

Le Théâtre Eclaté et Annecy Jazz Action se retrouvent tous les deux dans la situation d’être porteurs d’une action culturelle novatrice, mais de contestation, en butte au pouvoir local, soutenus par un large mouvement, et surtout par les organismes, partis, syndicats et associations, porteurs d’un projet politique et social clairement affiché à gauche. Le score quasi-plébiscitaire de Charles Bosson aux élections municipales de 1971 est bien dévalué par cette opposition rapidement reconstituée. Enfin, le projet de la mairie en matière de culture, explicité dans les rencontres nationales, se trouve illustré au-delà de toute espérance, tant l’activité de création et de diffusion en matière de musique et de théâtre prend l’allure d’un bouillonnement, largement incontrôlable. Il est d’ailleurs fort probable que ce moment a constitué pour nombre de responsables annéciens une expérience marquante, à la fois temps d’initiation à de nouvelles expressions artistiques, phase de formation politique lors des débats sur le devenir du théâtre, d’AAC, et bientôt de Bonlieu. Les activités d’AJA et du Théâtre Eclaté, avaient lieu aussi bien à la MJC de Novel, qu’à la toute nouvelle Maison de l’Enfance (MJC des Teppes), au foyer le Logis, dont les éducateurs amenaient les jeunes à Novel392 ; les responsables syndicaux étaient engagés dans le soutien de ces activités et des créateurs. On peut dire que c’est bien à ce moment là que l’action culturelle, et sa dimension politique, atteint à Annecy une grande résonance, débordant très largement le petit cercle des professionnels en charge des équipements socio-éducatifs, pour prendre l’allure d’un débat politique très vif, bien loin du consensus revendiqué par la Municipalité. Le débat politique sur la culture prend d’autres chemins que le discours classique de l’équipement, et emprunte la voie contestataire, très en vogue alors, de la lutte anti-institutionnelle393. La rupture avec le cadre institutionnel bien défini que la municipalité et les autres acteurs lui avaient assigné jusqu’alors est manifeste, et ouvre une phase d’instabilité, de crise, c’est à dire un risque politique réel. La distribution de rôle entre les acteurs que la phase précédente avait instaurée, par le biais d’une institutionnalisation maitrisée, est remise en cause.

Le débat politique va progressivement ce centrer sur deux des éléments clefs de la politique culturelle locale : la construction du centre Bonlieu, et le devenir d’Annecy Action Culturelle. La mise en place d’une “ commission Bonlieu ” marque une étape dans la construction d’une politique culturelle locale, en ce sens qu’elle engage nombre d’acteurs dans une démarche de formalisation de la politique culturelle, et par voie de conséquence dans un processus d’institutionnalisation appuyé sur les deux éléments clefs que forment l’équipement central et son corollaire indispensable, la structure de gestion.

Notes
379.

Philippe Urfalino a appelé cette construction “ les privilèges du théâtre ” en s’appuyant sur le fait que les troupes de la décentralisation théâtrale étaient la clef du fonctionnement des maisons de la culture, pour des raisons esthétiques, en raison de la force intrinsèque attribuée à la représentation dramatique, mais aussi plus prosaïquement pour des motifs budgétaires qui permettaient de faire d’une pierre deux coups : occuper centralement les maisons de la culture et “ placer ” les troupes. Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, p.185 et suiv.

380.

Patricia Devaux note qu’en France, par un concours de circonstances tout à fait spécifique, la tradition du théâtre politique a emprunté des formes en réalité classiques, puisées à des sources presque exclusivement françaises, venant d’une inscription très large des metteurs en scène subventionnés dans une optique réaliste, avec une volonté pédagogique manifeste. Patricia Devaux nomme cette forme “ un réalisme socialiste à la française ”. Patricia Devaux, “ Le théâtre, scène politique de la Libération à la Guerre Froide ”, Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, Paris, n° 8, 1998.

381.

Il faut rappeler qu’à cette période, Gisèle Halimi est en outre une des figures de proue de la mobilisation en faveur de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec le mouvement Choisir, qui trouvera son débouché législatif dans la loi proposée par Simone Veil et votée en janvier 1975. L’auteur du texte de référence de la pièce est donc doublement marqué quant à son engagement contre la société traditionnelle.

382.

Sur les créations du Théâtre Eclaté dans sa période annécienne nous disposons d’un document réalisé par Le Centre d’Action Culturelle Bonlieu en 1987, Une aventure artistique : Le Théâtre Eclaté d’Annecy et sa collaboration avec le Centre d’Action Culturelle, Annecy, 1987.

383.

Les images des parades du Théâtre Eclaté à l’occasion de ses créations en 1972, et notamment les grosses têtes, ont été reproduites dans une publication des Musées de l’Agglomération d’Annecy, Théâtres dans la cité, Annecy, 2005.

384.

Cité dans le document référencé plus haut.

385.

AMA, 2 mi 233.

386.

AMA, 2 mi 233,séance du 24 octobre 1972.

387.

On peut noter au passage que les critiques cités dans la brochure de 1987 n’écrivent pas tous dans des journaux d’extrême gauche : ainsi Jean Jacques Lerrant du Progrès de Lyon, Mathieu Galley du Quotidien de Paris. Tous soulignent, outre l’engagement politique d’Alain Françon, la qualité de son travail dramatique.

388.

Cf. Rémy Rieffel :  L’après-mai, les intellectuels et la politique culturelle ”, dans Les affaires culturelles au temps de Jacques Duhamel, 1971-1973, op.cit., p. 105 et suiv.

389.

Pascale Goetschel et Emmanuelle Loyer, “ Une politique contractuelle pour les théâtres ”, dans Les affaires culturelles au temps deJacques Duhamel, op. cit., p. 355 et suiv.

390.

Archives de la FOL, conseil d’administration du 20 octobre 1973.

391.

Conseil fédéral de la FOL du 22 janvier 1972. La commission des affaires culturelles, dans sa séance du 2 novembre 1971, avait refusé le projet présenté par le Libre Elan et la FOL de préfigurer un travail de création théâtral au motif que cela faisait double emploi avec la mise sur pied d’Annecy Action Culturelle .

392.

Témoignage de Jean-Paul Defrance, alors chef de service éducatif du Logis (entretien non enregistré du 21 février 2003).

393.

Comme le note Gil Delannoi, Les années utopiques, 1968-1978, op. cit., p. 77 et suiv., “ Comment la sociologie connut un triomphe éphémère ”.