La commission Bonlieu

Le bouillonnement culturel met en mouvement de nombreux groupes, certains autour de la musique, d’autres autour du cinéma ou du théâtre. Cependant, dans le droit fil de la revendication culturelle qui court depuis la fameuse lettre ouverte au maire de 1968, la question de la grande salle demeure pendante, de même que celle de la bibliothèque municipale. L’engagement du Directeur du théâtre, des maisons de la culture et des lettres, Guy Brajot, lors de sa visite en décembre 1971, renouvelé lors de rencontres à Paris tant avec le directeur d’AAC qu’avec des élus municipaux est clair : le Ministère soutiendra l’action culturelle à Annecy sous plusieurs conditions expresses. Tout d’abord ce soutien, financier bien sûr, ira à Annecy Action Culturelle qui sera reconnu comme centre d’action culturelle, un CAC, la nouvelle formule appelée à succéder aux maisons de la culture, en même temps qu’elle doit démultiplier les initiatives ; ensuite, le CAC doit avoir les moyens de développer un programme de diffusion et de création, à savoir un équipement moderne, c’est à dire une salle de 1 000 places que le Ministère s’engage à cofinancer à hauteur de 50%, tandis qu’il assurera 30% du fonctionnement ; la dernière clause de cet engagement concerne la gestion de la salle, qui doit être confiée à AAC395. Ainsi, la question de la grande salle, jusqu’alors traitée comme un problème local de choix entre plusieurs options que nous avons rappelées plus haut, le théâtre de verdure, une salle pour les variétés ou encore la salle des Marquisats, est-elle tranchée de manière presque irrévocable par la création d’AAC et le soutien que la municipalité lui a accordé. Une salle de 1 000 places, et des annexes, doit être construite et confiée à AAC. Par la même occasion, la bibliothèque municipale, toujours à l’étroit dans les murs de l’hôtel de ville, pourrait trouver place dans l’ensemble culturel en projet.

C’est ainsi qu’une “ commission Bonlieu ” se met en place à l’automne 1972. La genèse de cette commission est intéressante dans la mesure où son fonctionnement durant plus d’une année a laissé dans la mémoire des acteurs des souvenirs très forts, pour des raisons d’ailleurs opposées. Cette commission se réunit dès le début dans les locaux du foyer le Logis, qui est alors, outre un centre d’accueil de jeunes en difficultés placés par la justice, un lieu ouvert aux artistes de toutes disciplines, en raison du projet éducatif de l’établissement basé sur l’utilisation des techniques artistiques comme outil pédagogique avec un public très difficile396, et très certainement aussi en raison de la sensibilité des éducateurs. Enfin, il faut noter que Dumazedier, lors de ses passages à Annecy, séjournait au Logis, où il assurait avec les éducateurs l’élaboration d’une méthode pédagogique basée sur les activités de loisirs397.

L’un des pivots de cette commission, Jean-Paul Defrance, chef de service au foyer le Logis, a relaté cette mise en place dans un document publié en 1981, pour les dix ans d’AAC, AAC 71-81, dix ans d’action culturelle 398 , et le travail effectué durant un an, entre septembre 1972 et novembre 1973. Une des bases de la réflexion est fournie par l’enquête conduite par un bureau d’études, le BETECS, à la demande de la ville d’Annecy, dans le cadre du contrat “ ville moyenne ” en préparation avec la DATAR, dont l’un des objectifs était la revitalisation du centre ville399. C’est dire qu’il y a concordance entre la nécessité urbanistique de modernisation de la ville pour répondre à la croissance démographique que nous soulignions dans notre présentation, et la question de l’équipement culturel.

La commission se constitue sur l’initiative de Daniel Sonzini, le directeur d’AAC, comme une commission nouvelle de l’association. La rencontre avec Jean-Paul Defrance, formé tant dans le domaine des sciences sociales qu’artistique, semble avoir été décisive dans le lancement des travaux de la commission400.

Le Logis, qui accueille les réunions, se présente comme un lieu multi-positionné : d’une part, le personnel, en raison de sa qualification et de ses engagements antérieurs, a été retenu par l’Université de Genève pour conduire des entretiens dans le cadre de l’enquête du Conseil de l’Europe, enquête qui porte directement sur la dynamique en cours dans le domaine culturel annécien ; par ailleurs, ces mêmes éducateurs sont collectivement engagés dans ce qui apparaît comme l’aventure d’AJA et du Théâtre Eclaté, qui viennent régulièrement, nous l’avons dit, dans les locaux du Logis ; le directeur du Logis, Jean Claude Praster est, depuis l’été 1971, président de Peuple et Culture de Haute-Savoie ; enfin, le foyer lui-même est administré par une association d’origine confessionnelle, Notre Dame de la Montagne, qui rassemble des personnalités très diverses, élus du conseil municipal, commerçants, administrateurs de foyer de jeunes travailleurs. Le Logis apparaît alors comme un point de convergence acceptable par beaucoup, y compris la municipalité, qui est impliquée dans sa gestion par le biais de certains élus. Durant une année, la Commission Bonlieu apparaît donc comme un lieu d’intégration d’acteurs très divers, parfois opposés, dans l’élaboration d’un projet collectif, qui représente depuis des années une revendication, et surtout l’espoir pour beaucoup de voir facilités leurs projets en matière d’activités artistiques.

Les souvenirs exprimés par les participants, notamment dans le livre de Jean Pierre Spilmont401, les analyses de Dumazedier dans son ouvrage de 1976, soulignent cette sorte de regroupement autour de l’élaboration du programme de ce qui doit être le centre culturel d’Annecy, dans ce lieu de rencontre très ouvert qu’est le Logis. Le rassemblement au début volontaire des participants est rapidement conforté par l’adhésion à la démarche du secrétaire général de la mairie, Pierre Métait, et de conseillers municipaux es qualité ; Jean Paul Defrance souligne, dans le document cité ci-dessus “ le caractère officiel/semi-officiel/officieux du déroulement des travaux ” : l’engagement rapide auprès de la commission du secrétaire général de la mairie, puis de l’architecte Jacques Lévy, du cabinet d’architecture de Maurice Novarina, déjà retenu pour la MJC des Teppes, donne rapidement une crédibilité à la production de la commission. Et ceci d’autant plus que les méthodes d’animation des séances de travail, proposées par les éducateurs, permettent à la fois une libre expression revendiquée par les participants, mais aussi une articulation avec les nécessités de formaliser le programme architectural : “  Le déroulement de la réflexion : celui-ci était le plus libre possible, nous avons éliminé, du moins jusqu’en février 73, tout processus d’autocensure ou de censure extérieure (pressions financières, politiques, etc). La technique et la recherche de constellations d’attributs : brainstorming, fut adoptée ; technique facilitant la représentation graphique des items proposés. Les voyages et les visites. Création d’une cellule de documentation traitant de l’information concernant les problèmes d’aménagement de cités nouvelles ou anciennes 402 . La participation progressive d’experts aux travaux de la commission permet à celle-ci de rendre en novembre 1973 un programme très élaboré comportant un centre culturel avec une salle de 1000 places, une de 300, une petite de 60 et un espace d’exposition ; les locaux nécessaires à l’administration et une agence technique de soutien aux associations doivent y trouver place. Dans l’ensemble architectural, la bibliothèque municipale occupe bien entendu la place de choix que des années de revendication ont rendue indispensable. Enfin des commerces et des bureaux doivent apporter un élément de mixité, et d’équilibre financier. Un parking souterrain vient apporter à l’ensemble des commodités que la croissance urbaine exige. La commission des affaires culturelles dans sa réunion du 20 mars 1973403 reçoit Daniel Sonzini, le directeur d’AAC, et le docteur Houllemare, un conseiller municipal engagé depuis longtemps sur ce projet, qui viennent exposer l’avancement des réflexions : la commission valide le travail effectué, et les choix retenus, apportant ainsi la caution des élus, qui ne sont pas officiellement membres de la commission. Le compte-rendu de la séance de la commission pointe clairement le changement d’orientation qui s’amorce alors :

‘“ Pourquoi une salle de 1 000 places ? Déjà en 1967 M. Raison, Directeur du Théâtre, des Maisons de la culture et des Lettres à l’époque, avait fait remarquer que les divers équipements culturels existants, édifiés ou restaurés au fil des ans se trouvaient dispersés sur le terrain communal (Château, bibliothèque à la mairie, MJC de Marquisats, MJC de Novel, Théâtre-casino). Cette situation relevait à la fois de conditions historiques mais aussi d’une volonté déterminée de renforcer cette dispersion de nos équipements culturels et de favoriser l’expression d’un pluralisme culturel. Quant à l’implantation d’une maison de la culture à Annecy notre idée a toujours été de l’édifier d’une façon plus adaptée aux conditions locales, c’est à dire comme une cellule de coordination et d’animation ayant son point d’ancrage fixé près d’une bibliothèque d’un style particulièrement ouvert et dynamique. Quant à M. Brajot, successeur de M. Raison, il fit la même remarque lors de sa visite à Annecy en décembre 1971 et souligna la nécessité d’une salle de 1000 places en assurant la ville que son ministère participerait à 50% au financement de la construction à condition toutefois qu’elle soit intégrée au Centre d’Animation Culturelle et que la gestion soit confiée à Annecy Action Culturelle, cette institution étant reconnue comme association de préfiguration culturelle et susceptible de devenir Centre d’Action Culturelle. ”404. ’

Ce qui change alors profondément, et qui est acté par la commission, c’est aussi l’intervention nouvelle dans la politique locale d’une double forme de centralité : celle du ministère de la Culture qui pèse de tout son poids, financier entre autres, pour imposer en quelque sorte ses normes d’action culturelle, repoussées depuis plusieurs années par la ville ; mais aussi la centralité de la culture dans la ville elle-même avec le projet au cœur de la ville d’un équipement lourd confié à une structure unique de gestion et d’animation. La vision que la Municipalité revendiquait jusqu’alors comme pluraliste, en fait polycentrique, se trouve bousculée par cette nouvelle perspective. La distance qu’elle avait réussi à maintenir avec une politique spécifiquement culturelle s’efface.

D’ailleurs, le document de synthèse qui rend compte du déroulement des travaux, séance par séance, de la méthodologie, des principes d’aménagement retenus405 et rédigé par Jean Paul Defrance est clairement placé sous l’égide unique d’AAC. Pour autant, le “ bouclage ” du programme du Clos Bonlieu par la commission Bonlieu ne signifie pas le terme de la genèse de ce projet. En effet, la ville est en pleine effervescence : la démolition par la mairie des immeubles situés sur le Clos Bonlieu à l’automne 1973, qui laisse sans abri AJA et le Théâtre Eclaté, ainsi que d’autres groupes hébergés en surnombre, suscite les manifestations que nous avons citées plus haut, et provoque une rupture encore plus franche au sein du mouvement culturel annécien. Alors que les deux groupements les plus actifs sont expulsés, AAC apparaît bien comme le futur gestionnaire de la culture à Annecy, puisque l’engagement municipal de lui confier la responsabilité du centre Bonlieu est arrêté. D’un autre côté, la construction d’un ensemble de béton dans cette parcelle située en plein centre ville, face aux grandes pelouses qui bordent le lac, soulève l’indignation de riverains qui créent Annecy Environnement, un groupement de défense du Clos Bonlieu en espace vert ; en réalité ce groupement est soutenu par les opposants de droite au maire d’Annecy, ceux là-mêmes qui avaient conduit une liste contre lui en 1971, et avec le concours non dissimilé du député-républicain indépendant Jean Brocard, rival déclaré de Charles Bosson depuis les élections législatives de juin 1968.

Si la commission Bonlieu représente un moment important dans le développement de la politique culturelle annécienne, c’est probablement en raison du regroupement autour du projet de construction, et ultérieurement de gestion d’un centre culturel, d’un nouvel ensemble d’acteurs, bénévoles, professionnels, élus, fonctionnaires municipaux. Le groupe d’intérêt qui se constitue alors est bien le résultat des « nombreuses transactions » dont fait état Michel Offerlé dans son manuel sur la sociologie des groupes d’intérêt406, et c’est bien ce groupe qui permet le débouché du projet Bonlieu. Si les positions de chacun vis-à-vis des choix esthétiques d’AJA ou du Théâtre Eclaté peuvent être très diverses, voire même très réservées pour certains, ce qui soude ce regroupement c’est l’accord sur la nécessité de donner à l’action culturelle un débouché institutionnel, qui permette de sortir des manifestations spontanées, dans une configuration dont l’architecture est désormais arrêtée et validée par les financeurs : un centre culturel géré par AAC, par délégation de la mairie et avec le soutien du ministère, qui en font leur interlocuteur privilégié, sinon unique. Depuis l’automne en effet, AAC est reconnu par le Ministère comme l’association en charge de préfigurer le futur CAC. La place et le rôle des autres acteurs se trouvent en conséquence relégués au second plan. L’évolution progressive des statuts d’AAC ne va que confirmer, pour ceux qui font primer les engagements artistiques sur les choix de structures, une forme d’enlisement dans les institutions. Finalement, autour du projet Bonlieu, longtemps différé du fait de la temporisation voulue par la municipalité, se reconstitue ce qui est à la fois un lieu et un moment d’intégration des acteurs locaux. Le statut incertain de la commission, à la fois en marge de la municipalité, mais cependant acceptée tant dans son travail que dans sa production, contribue fortement à cette intégration.

Notes
395.

Cette position est formulée de manière officielle à Annecy lors d’une rencontre entre les élus municipaux et Mme Grange, la sous-directrice du Théâtre et des Maisons de la Culture le 25 juillet 1972 : compte rendu du conseil municipal du 30 octobre 1972, AMA, volume 139 des registres de délibération, cote 11 W 16.

396.

Ces éléments nous ont été fournis par Jean Paul Defrance, chef de service éducatif du Logis lors d’un entretien (non enregistré) le 21 février 2003. Il n’existe pas d’étude sur cette structure à gestion associative, transformée en établissement public départemental dans les années 90.

397.

Nous avons signalé plus haut le fait que Dumazedier, dans une vison rétrospective de son travail, accordait une grand valeur à cette production spécifique, alors même qu’elle n’a jamais donné lieu à une publication ou à une quelconque diffusion.

398.

AAC 71-81, dix ans d‘action culturelle, Annecy, centre d’action culturelle, 1981.

399.

Déjà en 1971, une exposition a lieu sur l’emplacement du Clos Bonlieu, sous une “ bulle ” installée par l’architecte Hausermann sur le thème Annecy 2000, pour sensibiliser et consulter les Annéciens sur le problème du devenir de la ville.

400.

Témoignages de Daniel Sonzini (entretien enregistré du 14 novembre 2002).

401.

Jean-Pierre Spilmont, A quoi ça sert Mozart ?, op. cit.

402.

AAC 71-81, op. cit.

403.

AMA, 2 mi 234.

404.

AMA, 2 mi 234.

405.

Brochure Bonlieu, sans date, document prêté par Daniel Sonzini.

406.

Offerlé Michel, Sociologie des groupes d’intérêt, op. cit., p.57.