Le débat autour des statuts

Le débat entre les responsables associatifs sur la nature d’AAC lors de sa création, parlement des associations ou structure de cogestion avec la ville, avait soulevé en 1970-71 de vives oppositions entre les tenants d’une autonomie du rassemblement associatif dans AAC vis-à-vis de la mairie et ceux qui plaidaient pour une inclusion de cette dernière dans AAC, inclusion incontournable pour mener à bien les projets et en obtenir le financement, ainsi que nous l’avons vu plus haut407. Les exigences du ministère des affaires culturelles en matière de statuts408 vont dans le sens d’une gestion de l’association resserrée entre les principaux financeurs, collectivités et état, les responsables artistiques et des représentants des usagers. La présence en nombre, comme c’est le cas à Annecy, d’associations, de comités d’entreprise, de syndicats, dans les instances dirigeantes d’AAC apparaît comme une anomalie, surtout dans la mesure où les adhérents individuels ne peuvent l’être que dans la mesure où ils sont d’abord adhérents à une association membre. Cette clause des premiers statuts devait garantir le contrôle d’AAC par les associations fondatrices, dans l’idée originelle d’une sorte de parlement des associations. La reconnaissance d’AAC en centre d’action culturelle par le ministère de Jacques Duhamel, à la fin de 1972, nécessite de faire évoluer les statuts vers un début de conformité aux exigences de l’administration centrale409. L’assemblée générale extraordinaire d’AAC le 30 janvier 1973 adopte une modification de la composition de l’association qui permet des adhésions individuelles, hors de la participation à une des associations membres. Le tableau comparatif des instances d’AAC, établi par sa direction en 1974410 et joint en annexe VI, illustre cette évolution qui réduit progressivement la place des associations fondatrices. Au conseil d’action culturelle, instance dirigeante d’AAC, les membres de droit, au nombre de cinq (mairie, ministère des affaires culturelles, de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, et conseil général) sont désormais six : deux représentants du ministère des affaires culturelles, trois de la mairie et un du conseil général. Les membres associés, au nombre de quinze auparavant sont réduits à sept : les cinq représentants syndicaux et les trois représentants de comités d’entreprise sont réduits à quatre représentants. Une nouvelle catégorie de membres siégeant à titre consultatif est créée pour accueillir les ministères évincés du collège des membres de droit, ainsi que des représentants du personnel, du syndicat intercommunal. Enfin, les vingt membres élus par l’assemblée générale, et qui devaient obligatoirement être membres des associations fondatrices, peuvent être désormais des adhérents directs. La modification est d’importance en ce sens qu’elle renforce le pouvoir de la municipalité et du ministère, qu’elle réduit singulièrement la présence des associations et des syndicats. Le projet de parlement des associations, la volonté autogestionnaire sont réduits dans une structure de cogestion assez classique. Annecy Jazz Action, déjà en retrait depuis la reconnaissance d’AAC en centre d’action culturelle à la fin de 1972, s’en retire définitivement après cet épisode411. Mais c’est un peu plus tard qu’une crise secoue AAC.

En mai 1973, le comité directeur de Peuple et Culture publie dans la presse un communiqué assez long dans lequel il dénonce l’évolution de l’association et ce qu’il considère comme une rupture des engagements fondateurs d’AAC:

‘“ Il apparaît qu’après deux années, AAC est devenue une association qui de l’avis même de ses dirigeants entend se démarquer de plus en plus des autres associations culturelles locales qui ont contribué à lui donner naissance. En moins de deux années AAC est devenue une “ institution ” qui bénéficie de la part des organismes publics d’une position privilégiée en matière de subvention et d’avantages divers (…). Dans la mesure où cette situation privilégiée ne s’accompagne pas d’un développement comparable des associations locales, mais au contraire où elle encourage les responsables bénévoles ou permanents d’AAC à creuser davantage encore le fossé déjà considérable qui s’est établi entre cette institution et les autres associations, Peuple et Culture ne peut que se désolidariser de cette démarche. ” 412 Plus loin, les membres dirigeants de Peuple et Culture dénoncent “ la décision de créer un collège d’adhérents directs dispensés désormais d’appartenir à une association et qui a abouti en 1973 à l’élection d’un président et d’un vice-président non représentatifs d’une association membre ” 413 .’

Enfin, le communiqué revient sur le travail de la commission Bonlieu :

‘“ Actuellement, les projets à l’étude en ce qui concerne le futur équipement du Clos Bonlieu ont pris une dimension telle que cette réalisation, par le coût quelle représentera, va engager pendant de nombreuses années l’avenir culturel d’Annecy. Si personne ne s’y oppose, la “ maison de la culture sans mur ” rêvée par Gabriel Monnet va devenir une maison de la culture au rabais, issue des rêves d’une minorité de professionnels de la culture et de responsables bénévoles d’autant plus convaincus du bien fondé de leurs décisions qu’ils n’auront pas cessé de fonctionner en vase clos, ainsi qu’il en a été depuis deux ans à AAC.(…). Aussi longtemps qu’AAC prétendra développer une politique culturelle exclusive et autonome autre que celle pouvant se situer à un véritable point de rencontre des préoccupations fondamentales et des objectifs de l’ensemble des associations existantes, Peuple et Culture restera à l’extérieur d’AAC. Conscient du rôle primordial tenu par le mouvement Peuple et Culture dans le développement culturel annécien après la Libération, et convaincu de l’obligation qui lui est faite de rester fidèle à l’esprit de ses origines, le comité directeur de Peuple et Culture entend s’opposer à toute interprétation tendant à associer l’image de marque et la caution de Peuple et Culture à une entreprise à propos de laquelle il émet aujourd’hui les plus vives réserves.’’.’

La longueur de l’argumentation développée par le comité directeur de Peuple et Culture montre la profondeur de la rupture qui s’est opérée au sein du groupe qui soutient depuis le début le projet d’action culturelle dans la ville. L’équipe dirigeante de Peuple et Culture est alors largement constituée des éducateurs du Logis qui héberge les travaux de la commission Bonlieu. La critique du projet Bonlieu, le rappel de la position de Gabriel Monnet en 1966, sonnent comme un avertissement à l’équipe dirigeante d’AAC aussi bien qu’à celle de la mairie.

Cette rupture engagée par Peuple et Culture mérite une attention particulière car l’association est devenue au début des années 1970 un point de convergence des professionnels de la région d’Annecy : lors du comité directeur de PEC du 21 juin 1971414 au cours duquel il prend la succession de Georges Hermann démissionnaire, Jean Claude Praster note que les membres sont essentiellement des professionnels, éducateurs du Logis, enseignants, animateurs : on y retrouve Daniel Sonzini, des responsables d’une association de tourisme social, les Foyers Communautaires de Vacances, mais aussi le président du Ciné-club, Georges Gondran, ainsi que Michel Carvallo, l’animateur d’Annecy Jazz Action. C’est dire que finalement la rupture qui se produit après la modification des statuts d’AAC, se produit moins entre deux groupes bien distincts qu’au sein même du groupe engagé dans la construction d’une action culturelle d’envergure dans la ville, et porteur du projet Bonlieu.

Cependant, cette rupture suscite une prise de position inattendue, venant d’un groupe constitué d’anciens de Peuple et Culture, de l’équipe fondatrice de 1945, qui réagit au dernier des arguments soulevés par le comité directeur en exercice pour justifier de la légitimité de sa position, argument appuyé sur l’histoire de l’association. Sous le titre “ Les anciens militants de PEC répondent ”415, neuf anciens responsables de PEC, dont Paul Thisse, figure incontournable des premières initiatives culturelles annéciennes, pionnier du théâtre, Julien Helfgott, le premier permanent de PEC et fondateur de l’Association des rescapés des Glières, le docteur Bouvet, président jusqu’en 1969, soulignent au contraire la continuité et l’aboutissement que représente AAC par rapport à l’entreprise que PEC avait engagée dans les années suivant Libération :

‘“ En outre, les premiers militants issus de la Résistance, ont toujours pensé à un rassemblement “ des principaux responsables et animateurs des diverses institutions créées, afin de constituer un front commun de progrès culturel et social dans la cité ”. (…). Nous pensons donc, en nous référant en plus à l’actuelle exposition Mairot 416 que “ l’esprit novateur des premières années est toujours là ” et ne laisse nullement “ le pas à l’habitude et au traditionnel ”. C’est donc dire que les signataires de cette mise au point, dont certains font partie des membres fondateurs de PEC national, tout en gardant leur liberté de jugement sur tel ou tel aspect d’AAC, voient en elle un aboutissement de leur effort et lui disent, ainsi qu’au groupe des permanents qui l’anime, leur confiance et leur encouragement ”417. ’

Et le photographe Henri Odesser, signataire de la déclaration des anciens, de préciser sa pensée dans une lettre adressée à Bénigno Cacéres, dirigeant de PEC national : “ Si pour certains passages de ce texte vers une critique d’AAC on peut être d’accord, par contre pour le retrait, je me demande si les copains ne sont pas subitement tombés sur la tête ! ”418.

L’épisode autour des statuts d’AAC et de leur modification en janvier 1973 marque un tournant dans la mesure où les responsables engagés dans l’action culturelle à Annecy tendent à partir de ce moment à se répartir entre ceux qui sont partie prenante d’AAC, et du projet Bonlieu, et ceux qui continuent à défendre et faire vivre leur structure d’origine. En ce sens, il s’agit bien d’un processus d’autonomisation de l’action culturelle par rapport aux mouvements et groupes d’origine, vers une institutionnalisation voulue par les pouvoirs publics nationaux, le Ministère, acceptée par la municipalité, portée par les professionnels en charge de l’initiative : rapidement en effet, avec le concours financier du Ministère et de la mairie, AAC a mis en place des unités d’animation dans le domaine du théâtre pour enfants, de l’audiovisuel, appuyées sur des animateurs professionnels. Incontestablement, la reconnaissance publique permet à AAC de trouver une autonomie d’action, au grand dam des opposants qui défendent la position des associations fondatrices.

Ainsi, dans cette période de deux ans qui couvre la mise en place d’AAC, la configuration d’acteurs connaît une évolution rapide. Un regroupement initial s’opère autour des valeurs, nouvelles à ce moment, de l’action culturelle que sont les recherches esthétiques, le soutien à la création, l’ouverture à de nouvelles formes et à des artistes extérieurs, jusqu’à la remise en cause des positions traditionnelles de prudence de la municipalité. Les acteurs sont issus de l’histoire locale, comme Peuple et Culture et le Ciné-club, représentant le mouvement social de la jeunesse d’après mai 68 comme Annecy Jazz Action, des professionnels comme ceux de Novel et du Logis, ou les artistes du Théâtre Eclaté. Leur hétérogénéité, tant dans leur origine que dans leurs choix artistiques (musique, cinéma ou théâtre), constitue dans un premier temps, une force qui bouscule l’ordre établi, mais qui rencontre le projet politique du ministère des affaires culturelles qui y voit l’occasion de faire avancer le projet de CAC. Ainsi ces acteurs mus par des valeurs communes trouvent-ils là une ressource externe d’importance pour relayer leur demande collective en faveur de la grande salle de spectacle et de la coordination des initiatives dans la ville.

Mais c’est autour de la mise en forme sur le plan institutionnel de ces initiatives que s’opère un clivage : la forte autonomisation de la structure AAC et le choix de la professionnalisation provoquent une rupture entre les acteurs, malgré leur attachement commun à l’action dans le domaine artistique et culturel. Pour reprendre la distinction de Pierre Muller, c’est essentiellement sur les normes d’action, en particulier le statut associatif d’AAC, que se produit et une rupture au sein du groupe initial, et un nouveau regroupement comprenant le ministère, la mairie, une partie des professionnels. Cependant, la question des enjeux artistiques, avec le problème récurrent du Théâtre Eclaté, demeure et introduit un élément de division supplémentaire dans ce jeu d’acteurs : la survie de cette troupe à Annecy devient l’un des problèmes propres d’AAC, qui dès lors apparaît incontournable pour garder l’appui du Ministère et acquiert de ce fait une forme de légitimité. Seul peut-être Annecy Jazz Action pouvait mettre en cause cette légitimité, avec son refus de toute institution et ses provocations419.

Notes
407.

AMA, archives AAC, boite7

408.

Lors de l’entretien qu’il nous a accordé le 15 janvier 2003, Daniel Sonzini rappelle que Catherine Tasca, en charge du suivi de la mise en place des centres d’action culturelle au ministère, avait jugé de prime abord, lors de ses contacts avec les responsables annéciens, les statuts “ aberrants ”.

409.

Philippe Urfalino rapporte l’attitude prudente de Guy Brajot, Directeur du théâtre et des maisons de la culture, au contraire de Catherine Tasca, chef du bureau des maisons de la culture, vis à vis de la singularité annécienne que constitue cette fédération d’associations, prudence qui s’explique aussi par les contraintes budgétaires du ministère Duhamel : Philippe Urfalino, “ Les maisons de la culture : la fin de l’exemplarité ”, Les affaires culturelles au temps de Jacques Duhamel, op.cit.

410.

Ce document de synthèse sur les statuts figure en annexe d’une note “ Sur les structures du CAC et le fonctionnement de ses instances ”, rapport du bureau pour le conseil d’administration du 8 novembre 1990. AMA, archives d’AAC, boite 54.

411.

AMA, archives AAC, compte rendu de l’assemblée générale extraordinaire du 30 janvier 1973, boite 14.

412.

Le Dauphiné Libéré du 18 mai 1973 ; texte intégral fourni par Henri Odesser, un des fondateurs de Peuple et Culture, photographe de profession.

413.

Alors que le premier président d’AAC, Guy Dénarié, était un enseignant représentant l’Harmonie Chorale d’Annecy, son successeur élu en 1973, Jean Pierre Bonnefoy, est un adhérent direct.

414.

ADHS, fonds PEC, 75 J 22. On note par ailleurs que les délégués de Peuple et Culture de Haute Savoie à l’assemblée générale nationale du mouvement sont trois éducateurs du Logis, dont son directeur Pierre Lavy.

415.

Le Dauphiné Libéré du 27 mai 1973 ; le texte complet a été mis à notre disposition par Henri Odesser.

416.

Yves Mairot, peintre annécien dont l’œuvre reçoit dans les années 70 une reconnaissance très large ; membre de PEC depuis les origines et signataire de la déclaration des “ anciens ”.

417.

Le Dauphiné Libéré du 27 mai 1973.

418.

Lettre fournie par Henri Odesser.

419.

Ce que Daniel Sonzini reconnaissait dans l’entretien qu’il nous avait accordé le 14 novembre 2002.