La succession de Charles bosson dans un contexte de politisation

Charles Bosson avait donc annoncé qu’il quitterait ses fonctions de maire après vingt ans d’exercice. Des raisons de santé le poussent également à cette démission, tout en gardant son siège de conseiller. Par ailleurs, deux décès sont survenus dans les rangs du conseil : Lucien Boschetti, le premier maire socialiste de la Libération, rallié à la liste de Charles Bosson, et Camille Mugnier, l’hôtelier amoureux de théâtre, fondateur des Escholiers, qui avait fait don à la collectivité de la petite salle qu’il avait créée dans son établissement420. Le départ d’une autre conseillère nécessite donc la désignation de trois nouveaux élus. L’élection est prévue pour le 9 mars 1975.

Trois listes sont alors en présence : celle présentée par le premier adjoint de Charles Bosson, André Fumex ; une liste d’union de la gauche, soutenue par le Parti Communiste et le Parti Socialiste ; enfin la liste Annecy Avenir, présentée par le député Jean Brocard, républicain indépendant, adversaire inconditionnel de Charles Bosson, et réélu en 1973 contre non plus le maire d’Annecy, siégeant désormais au Sénat, mais contre un représentant du Centre Démocrate, Jacques Golliet. La courte campagne électorale qui précède cette élection met en évidence une politisation inhabituelle jusqu’à présent à Annecy.

La liste pour la poursuite de l’action municipale s’inscrit bien évidemment dans la ligne traditionnelle tracée depuis longtemps par Charles Bosson. Ainsi, André Fumex précise-t-il dans sa présentation : “ Certains voudraient politiser cette élection partielle. Pour notre part, nous nous y refusons car nous estimons que c’est contraire à l’intérêt d’une bonne gestion de la ville qui a besoin d’une équipe de large union et non de divisions partisanes. 421 Il faut noter parmi les trois candidats proposés au suffrage, la présence de Jean Régis, un commerçant du centre ville et administrateur de l’association Notre Dame de la Montagne, en charge du foyer de jeunes le Logis. Le manifeste de la liste présente les réalisations en matière d’équipements collectifs, y compris l’achèvement de la deuxième tranche des Marquisats, les travaux qui restent à achever, notamment dans le domaine sportif et culturel, mais aucune mention n’est faite du Clos Bonlieu, ni de la mise en place d’AAC.

La liste d’Union de la gauche, par contre s’inscrit très clairement dans une perspective politique nationale, celle du Programme commun de la Gauche, et elle prend d’emblée position contre le nouveau président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, dont Charles Bosson et Jean Brocard ont soutenu l’élection. Les candidats de gauche, syndicalistes pour deux d’entre eux, dénoncent la fausse ouverture de la liste majoritaire : “ M. Bosson et ceux qui ambitionnent de lui succéder, ont cherché une caution de gauche ou syndicale à cette politique. Il n’est pas concevable que des élus se réclamant de la gauche apportent leur soutien à une politique qui est celle de la droite au pouvoir ”. Si le manifeste n’aborde aucun point de politique locale, en particulier dans le domaine culturel, et ne fait aucune proposition alternative sur les chantiers de la ville, en revanche la volonté de nationaliser le débat politique est très marquée.

Enfin, la liste Annecy-Avenir est placée très explicitement sous le patronage de Jean Brocard, dont la photo occupe la première place en tête du document de présentation, alors même qu’il n’est pas candidat. La liste s’inscrit nettement dans la majorité de Valéry Giscard d’Estaing, et plaide pour “ une gestion saine et raisonnable ” de la ville avec une “ remise en cause des grands projets (Clos Bonlieu-Manufacture-Impérial-Parkings) ”, “ rééquilibrage des subventions entre les activités sportives et “ culturelles ”. Enfin dans la perspective d’“ un cadre de vie heureux ”, plusieurs propositions sont faites pour préserver l’environnement et la sécurité. C’est en fait la seule liste à faire référence au débat en cours sur l’action culturelle, et avec des réserves clairement exprimées (“ reconsidérer l’organisation et la coordination des fêtes et des spectacles ”). L’apolitisme revendiqué de la liste de la majorité municipale est donc dénoncé et mis en cause par les deux autres listes, qui elles sont clairement inscrites dans le débat politique national.

Pourtant la presse locale se fait l’écho, dans les semaines qui précèdent les élections, du débat très vif autour du Clos Bonlieu, et du projet de centre culturel. La prise de position la plus vive vient de la liste Annecy-Avenir, et de l’association Annecy-Environnement, qui prennent une position radicalement opposée à la réalisation du Clos Bonlieu, pour une défense de l’environnement, et surtout des arbres plusieurs fois centenaires du terrain d’assiette : le Dauphiné Libéré du 8 janvier publie même une photo d’un huissier mandaté par Annecy-Environnement pour effectuer un relevé des arbres, et de leur état de santé. Le Dauphiné Libéré du 25 janvier 1975 rappelle les enjeux de Bonlieu, l’intégration du Clos dans la restructuration du centre ville et la complexité du projet culturel, en donnant la parole aux responsables d’AAC.

L’union locale CGT, dans un communiqué de presse du 10 janvier “ appelle les pouvoirs publics à la réalisation d’un équipement culturel du centre ville ” répondant aux besoins des travailleurs et demande que cet équipement soit situé au Clos Bonlieu afin d’être accessible à tous et que cette zone centrale ne soit pas un espace vert réservé “ aux propriétaires de ce quartier bourgeois ”. La CGT conditionne son soutien “ à la garantie formelle que les équipements publics seront gérés par des organisations démocratiques, tel que peut le préfigurer le centre d’animation culturelle  422. Il faut se souvenir que la CGT en tant que telle est membre associé de la plupart des associations cogérées.

Le journal communiste l’Etincelle, dans ses éditions de février et de mars 1975423, prend une position plus en retrait, dénonçant des choix arrêtés de manière non démocratique à la mairie, le fait que la municipalité se soit toujours bien gardée de mettre en cause la réduction des moyens de l’Etat ; quant à l’opportunité de Bonlieu, le mensuel communiste rappelle qu’avant de satisfaire des besoins secondaires, il faudrait résoudre les problèmes de chômage, et ne pas oublier “ les quartiers (sans parler des banlieues) déjà défavorisés ”. Et de dénoncer la réduction des moyens des associations cogérées avec l’Etat (les MJC et AAC), de réclamer des moyens supplémentaires pour “ les petites associations qui se partagent les miettes du budget, ne maintiennent leur activité que par le dévouement de leurs militants ou bénévoles ”. Enfin “ une autre politique culturelle est possible. Elle passerait par une intégration accrue de la population laborieuse par l’intermédiaire de l’école et des comités d’entreprises. Elle passerait par la démocratisation des organismes municipaux et cogérés, par la participation des associations de quartier et des organisations syndicales. Elle nécessiterait des moyens accrus en direction d’un équipement global de l’agglomération…. ”424.

De son côté, le journaliste, écrivain et responsable culturel Bernard Chardère note à cette occasion dans son billet hebdomadaire dans l’Express-Rhône-Alpes : “ Certes non, M. Bosson n’est pas fatigué. S’il n’est plus maire, il demeure d’ailleurs conseiller municipal, vice-président du Conseil Général, il préside le syndicat intercommunal, il est au Sénat. Il a toujours l’œil à tout. Ainsi O Calcutta a-t-il été interdit à Annecy et même l’été dernier, les seins nus du Ballet du Sénégal. Comme il s’agissait d’une représentation en plein air, la réputation climatique de la Haute Savoie eût peut-être souffert, si les danseuses avaient pris froid. De toute façon, M. Bosson a toujours préféré la tradition, bouchant naguère les trous -cent millions anciens - d’un Festival d’art sacré que même François de Sales eût trouvé assez rétro 425.

Le premier tour de cette élection partielle a lieu le 9 mars 1975 et partage assez les votes entre les trois listes : la municipalité en place recueille 39,08% des voix, l’union de la gauche 30,52% et Annecy Avenir 30,28% ; il est à noter que le taux d’abstention s’élève à 59,25% (36,64% en 1971). Le deuxième tour, le 16 mars, provoque une légère mobilisation supplémentaire (57,11% d’abstention) et un report des voix de droite sur la liste d’André Fumex qui obtient 63,53%, contre 36,47% à l’union de la gauche426. Si la victoire de la municipalité en place est indiscutable, cependant les partis ont fait, à l’occasion de cette élection, une entrée remarquée dans le débat politique annécien, ce qui est une nouveauté.

André Fumex, le premier adjoint est élu sans difficulté maire de la ville. Sa connaissance des dossiers en cours acquise auprès de Charles Bosson depuis son entrée au conseil en 1959, son élection en 1965 comme adjoint en charge des problèmes de jeunesse, puis au Conseil Général en 1973 (canton d’Annecy Nord-est), le désignent comme le continuateur du maire sortant. Enfin, il nous avait rappelé, lors d’un entretien, ce qu’il devait à son engagement dans l’Action Catholique de la Jeunesse Française, dont Charles Bosson était resté longtemps le responsable diocésain, sous l’autorité tutélaire de François de Menthon. De plus, André Fumex est identifié comme ancien des Glières (où il a combattu sous le nom de lieutenant d’Artagnan), qualité qui d’ailleurs n’a jamais été mentionnée dans ses professions de foi à l’occasion des différentes élections. L’homme qui prend alors la succession de Charles Bosson, s’il maîtrise bien les dossiers, doit faire face à une donnée nouvelle, la politisation de la vie publique à Annecy, avec l’émergence, au plan électoral, d’une contestation sérieuse, tant à droite qu’à gauche, à l’encontre de la situation de son prédécesseur. Même si cette nationalisation du débat s’inscrit dans un mouvement général en France, il n’en reste pas moins que cela crée une difficulté supplémentaire pour la municipalité.

Enfin, l’arrivée au pouvoir d’André Fumex en 1975 est marquée par un renouvellement assez net de la municipalité : à l’occasion de cette élection partielle, le nouveau maire remanie son équipe d’adjoints. Alphonse Métral, le premier adjoint fidèle de Charles Bosson, dans une lettre adressée le 14 mars 1975 lui fait part de son souhait de quitter ses responsabilités municipales en raison de ses obligations professionnelles, tout en achevant son mandat comme conseiller. D’autre part, nous l’avons dit plus haut, c’est entre autres la mort de Lucien Boschetti qui est à l’origine de cette élection partielle. Si André Fumex choisit comme premier adjoint Louis Lagrange, dont c’est le deuxième mandat d’élu, en revanche, il garde dans son équipe des fidèles : Paul Servettaz, un chirurgien qui s’est engagé dans la sauvegarde du lac d’Annecy, élu depuis 1947 et adjoint depuis 1959 ; Albert Barat, le syndicaliste de la CFTC, élu depuis 1965 ; Georges Grandchamp, le libraire, responsable de sociétés savantes et engagé dans les questions culturelles, élu depuis 1959. Le tableau ci-dessous427 met en évidence la progressivité de ce renouvellement au fil des élections, qui permet d’assurer une continuité de l’équipe municipale :

FONCTIONS 1959 1965 1971 1975
Maire Charles Bosson Charles Bosson Charles Bosson André Fumex
1er adjoint Alphonse Métral Alphonse Métral Alphonse Métral Louis Lagrange
2e adjoint Adrien Galliot Adrien Galliot Lucien Boschetti Paul Servettaz
3e adjoint Albert Janin Paul Servettaz Paul Servettaz Georges Grandchamp
4e adjoint Paul Servettaz Lucien Boschetti Georges Grandchamp Albert Barat
5e adjoint Charles Riguet André Fumex André Fumex Yvette Martinet
6e adjoint Jean Collomb Georges Grandchamp Albert Barat Louis Richard
7e adjoint       Henri Bouvier

Un autre élément de continuité réside dans sa prudence vis-à-vis des questions culturelles qui lui fait adopter, devant les difficultés, la temporisation comme mode d’action privilégié.

Notes
420.

La remise de ce théâtre à la ville d’Annecy par Camille Mugnier donne lieu à une manifestation le 14 avril 1972, et à l’édition d’une plaquette comportant des textes de personnalités du monde du théâtre, en particulier du théâtre amateur, et de deux inspecteurs généraux du secrétariat à la jeunesse et aux sports, Henri Adenis et Jean Nazet ; en revanche, le ministère des Affaires Culturelles n’y apparaît pas. La phrase placée en exergue de la plaquette est celle de G. Monnet “ La maison de la culture à Annecy ce sont les murs de la ville ”. Plaquette prêtée par Henri Odesser.

421.

Les documents présentés par les trois listes à l’occasion de cette élection de 1975 sont conservés aux Archives municipales d’Annecy, cote 15 W 45.

422.

Le Dauphiné Libéré du 10 janvier 1975.

423.

AMA, dosier des élections municipales, 75 W45

424.

AMA, dossier des élections municipales, 75 W45

425.

Articles repris dans Chardère Bernard, Un demi-siècle ici dans la culture, éditions Aléas, 2001, p. 282.

426.

AMA, dossier des élections municipales, cote 75 W 45.

427.

Reconstitué à partir du dossier des élections municipales : AMA, cotes 75 W 39, 75 W 45, 75 W 66.