La temporisation comme mode d’action

L’automne 1973 est donc marqué par une tension vive à Annecy entre tous les acteurs culturels : l’expulsion du Théâtre Eclaté et d’Annecy Jazz Action de leurs locaux provisoires du Clos Bonlieu a contraint le maire Charles Bosson à sortir de sa réserve, et a singulièrement écorné l’unanimisme revendiqué par une municipalité élue avec une très large majorité. Dès lors, l’accueil des activités de ces deux associations devient un problème récurrent.

Les deux associations expulsées rencontrent des difficultés pour mener à bien leurs activités comme en témoignent les comptes rendus de la commission des affaires culturelles, commission confrontée régulièrement aux demandes de locaux. Le Théâtre Eclaté est hébergé en ville dans les anciens locaux du garage Renault : le 23 octobre 1974428, la commission souligne que la démolition, avant construction d’un ensemble immobilier, nécessite le départ de la compagnie ; une solution sera recherchée avec le concours des services techniques, mais la ville n’a guère de proposition de rechange. Le stockage des décors de la troupe est à nouveau examiné en novembre 1975429, car les locaux des services techniques de la ville ne peuvent être affectés durablement à cet usage. La précarité matérielle est soulignée par Alain Françon, précarité qui ne ralentit pour autant pas le rythme des créations : les mises en scène se succèdent, cofinancées par le produit des tournées mais aussi par l’aide à la création en provenance du ministère, dont AAC est devenue gestionnaire

Ainsi, en avril 1975, la mise en route d’un projet de création de la troupe, Le Bouffon de Jean Louvet, provoque-t-elle de nouvelles tensions dans les instances annéciennes. Le 9 avril430, la commission des affaires culturelles reçoit les représentants d’AAC et une délégation des syndicats CGT, CFDT et FEN, au sujet de la nouvelle création. La pièce retenue l’a été à la suite de rencontres entre les comédiens, l’auteur et un collectif de syndicats et de comités d’entreprises, qui tous souhaitent que ce travail en commun puisse trouver sa place à Annecy, auprès de tous les publics qu’ils représentent. L’aide de la municipalité, tant en ce qui concerne les locaux de répétition que le financement de l’opération est déterminante, d’autant plus que cette création pourrait être présentée à Avignon, signe évident de l’accès de la troupe à une reconnaissance dans les milieux de l’art dramatique, en raison de la qualité de son travail. Les interlocuteurs de la commission soulignent la question de la survie du Théâtre Eclaté, et la pérennité du travail engagé localement avec les partenaires syndicaux et le public. La réponse de la commission, sous la signature de son président, Pierre Jacquier, est la suivante :

‘“ 1) La création d’une pièce en liaison étroite avec le public qu’elle vise est une démarche novatrice extrêmement intéressante, qui marque une étape importante dans l’action culturelle à Annecy.’ ‘2) Le contrat entre AAC et le TE pour la création du Bouffon a été signé sans garantie que le TE pourrait le remplir. En effet la politique de contrat avec une cellule de création pour une action ponctuelle suppose que cette cellule ait une existence autonome assurée. Or la ville d’Annecy a toujours considéré qu’elle n’était pas de taille à entretenir une troupe professionnelle permanente et a refusé en 1973 de prendre en charge le TE.’ ‘Le TE a cherché depuis un financement diversifié, espérant obtenir 150 000 F de l’Etat, 100 000 F du Département, 70 000 F de la Ville, outre son contrat de 30 000 F avec AAC. Il a obtenu seulement 30 000 F de l’Etat, aucune subvention du département 431 et le Conseil Municipal a repoussé le principe de l’attribution d’une subvention.’ ‘3) A plusieurs reprises la ville a prêté au TE des locaux disponibles. Elle a souvent rencontré les responsables du TE pour rechercher un local convenable pour le travail de mise en scène et la construction des décors sans en trouver un satisfaisant. La question du local ne peut donc toujours pas recevoir de réponse positive. ”432. ’

Le conseil municipal, saisi de cette question dans sa séance du 29 avril 1975, entend l’intervention d’un conseiller, Jacques Coly, un syndicaliste que Charles Bosson avait su intégrer à sa liste433, qui présente une défense et du projet de création, et du Théâtre Eclaté, avec les arguments suivants :

‘“ Avant de passer au vote, il me semble nécessaire de repréciser ce qui, selon moi, est en jeu ce soir. Il y a bientôt deux ans, le 25 juin 1973, avant un vote semblable à celui là, j’avais fait une longue déclaration. J’en reprends quatre points :’ ‘- le Théâtre Eclaté, par la façon dont il travaille, par ce qu’il crée, représente une chance nouvelle qui peut être très importante pour l’avenir ;’ ‘- Les arguments sur le coût prohibitif d’une troupe de théâtre permanente à Annecy doivent être comparés à nos investissements dans ce que j’appelle le “béton culturel ”. Les dangers de l’institutionnalisation se trouvent à mon avis du côté de ce qui existe au niveau de la diffusion culturelle traditionnelle (AAC, MJC, conservatoire), plus que du côté des créateurs tels que les travailleurs du Théâtre Eclaté.’ ‘- Le vote positif de ce soir signifiera que le Conseil est décidé à prendre les risques, et à saisir la chance d’une activité culturelle de création menée avec les travailleurs d’Annecy. Cet axe de travail est fondamental pour ne pas s’en tenir à une diffusion élitaire d’une culture de consommation.’ ‘- Le rôle d’incitation de la ville me paraît fondamental :’ ‘a) au plan de la politique culturelle de la ville ;’ ‘b) au plan des autres financements que pourrait obtenir le TE. ” 434

Et le conseiller de présenter la démarche politique de la troupe pour mieux en souligner l’originalité : “ Ils veulent être à l’écoute d’une autre culture, être un catalyseur à la prise de parole des travailleurs créant leur propre arme culturelle ”. Cette critique très dure portée par un conseiller municipal, porteuse d’une option politique clairement située à gauche, vient des rangs mêmes de la liste élue en 1971. Il n’est pas certain que le pluralisme qui avait présidé à la constitution de la liste majoritaire allait, en faisant appel à des syndicalistes, jusqu’à ce point.

Il demeure cependant un dernier point soulevé par Jacques Coly : le conseil se réunit, avant la séance publique, en séance privée, au cours de laquelle il peut régler ses différents avant de les trancher par le vote en public. Or, d’après le conseiller, la séance privée du 21 avril avait arrêté le principe d’une subvention au TE conditionnée par le principe de l’obtention d’un autre financement, sans que le montant de ce dernier fût précisé. Le changement de règle proposé en séance publique met le couteau sous la gorge du Théâtre Eclaté.

Et le conseiller de s’engager “ Je voterai résolument et passionnément pour la subvention au TE, comme en 1973, comme en janvier 1975, parce que ce n’est pas avec l’audace de nos grands-pères que nous répondrons aux angoisses de nos enfants… ”435. Néanmoins la décision est prise d’extrême justesse (17 voix pour, 15 contre et 2 abstentions) de conditionner la subvention du Théâtre Eclaté à l’obtention d’autres financements ; pour les locaux, le conseil ne prend pas d’engagement mais aidera la troupe à en chercher. La pièce le Bouffon ne sera pas créée faute de moyens. Néanmoins, sur cette question de la création artistique, la municipalité apparaît comme profondément divisée. C’est bien le principe qui est en cause : veut-on donner les moyens au Théâtre Eclaté de rester à Annecy et de poursuivre un travail de création ? Accepte-t-on que la culture ne soit pas seulement une diffusion de spectacles dont le bilan financier doit être équilibré, mais qu’elle puisse porter une interrogation politique ? A l’évidence la présence du TE rompt l’unité de la municipalité, que les élections partielles toutes récentes avaient déjà malmenée.

Pour ce qui est du projet Bonlieu, dont le programme est arrêté dans ses grandes options depuis la fin de l’année 1973, il soulève une vive opposition de la part du mouvement qui, sur la droite de la majorité municipale, s’oppose aux grands projets. La redéfinition du centre ville, le grand chantier de la municipalité, avec entre autres l’aménagement du Clos Bonlieu est le point de départ de la création d’Annecy Environnement, qui ne fait qu’un avec Annecy Avenir : cette association de riverains plaide pour une souvegarde du Clos en jardin public, et fait même procéder à l’inventaire, par huissier, des arbres du terrain. Le projet Bonlieu entre alors dans une phase d’attente, ou plutôt d’élaboration, pour ne revenir dans le débat politique qu’en 1977, à l’occasion des élections municipales, générales celles là.

La municipalité adopte dans ce cas la même attitude qui avait prévalu dans le cas de la MJC des Marquisats, à savoir une temporisation qui permet de ne pas refuser le projet, mais d’en reporter la mise en chantier, tout en s’opposant à ce qui en fait l’âme, à savoir la démarche artistique, avec un refus implicite des valeurs qu’elle porte. Cette opposition sur les valeurs portées par le théâtre fait ressortir la faiblesse relative des moyens d’action de la municipalité et sa fragilisation politique. C’est dans une certaine mesure la légitimité de sa position dans le domaine culturel qui est entamée.

Notes
428.

AM, 2 Mi 235.

429.

AM, 2 Mi 236.

430.

AM, 2 Mi 236.

431.

A cette période, Charles Bosson est conseiller général du canton d’Annecy-centre et vice-président de l’assemblée départementale.

432.

Commission des affaires culturelles, séance du 9 avril 1975, archives municipales, 2Mi 236.

433.

Jacques Coly était cadre à l’usine de roulement SNR, délégué CFDT des cadres, puis secrétaire de la section CFDT d’entreprise. Par ailleurs, il devait devenir président de la MJC des Teppes-Maison de l’enfance. (renseignements fournis par Gilbert Goy, entretien enregistré du 18 septembre 2003).

434.

AMA, registre des délibérations , cote 11 W 16.

435.

AMA, ibid.