Le retour de l’histoire

Alors que dans les années 60 la grande question à Annecy est celle de l’industrie, de la croissance démographique et de l’urbanisme, et de la recherche de solutions pour organiser le devenir de la ville, dès le début des années 70, se manifeste un certain retour de l’Histoire, avec la résurgence des épisodes liés à la Libération, et le rappel sur la scène publique de ceux qui en 1945, après la Résistance, ont lancé l’aventure culturelle et politique des Marquisats et de Peuple et Culture.

Nous avons vu précédemment, comment l’évolution des structures culturelles et socio-éducatives à Annecy s’était appuyée essentiellement sur le mouvement général de professionnalisation du secteur : aux Marquisats, la MJC est dirigée par quatre professionnels de la Fédération, et le départ du président Duchêne436 en 1967, a marqué, avec l’ouverture des nouveaux locaux, en 1966, l’engagement dans une nouvelle ère, celle des équipements ; Peuple et Culture, affaiblie par les retraits successifs des “ anciens ”, n’existe vraiment que grâce à la participation des éducateurs du Logis, avant l’arrivée d’un permanent, Christian Carrier, à l’automne 1973, qui va engager le mouvement dans le secteur de la formation professionnelle d’animateurs437, tout en gardant l’orientation culturelle des origines.

Les “ anciens ”, fondateurs des institutions culturelles annéciennes à la Libération, effectuent un retour au premier plan à l’occasion de quelques évènements marquants, qui vont déterminer une nouvelle vision de l’histoire de la ville. C’est tout d’abord l’inauguration du monument de la Résistance au plateau des Glières le 1er septembre 1973.

L’Association des Rescapés des Glières avait été fondée dès la Libération comme œuvre de secours aux familles des victimes des combats de mars 1944. Julien Helfgott, lui-même rescapé des Glières et du peloton d’exécution allemand, cheville ouvrière de l’association, est en même temps l’un des membres de l’équipe des Marquisats en 1945 ; il est secrétaire général de Peuple et Culture, permanent de l’association jusqu’en 1958. L’Association des Rescapés des Glières s’était fixé trois objectifs438 :

  • donner une sépulture aux résistants morts dans les combats de mars 1944 et construire un lieu expliquant les évènements, ce qui fut fait dans les années d’après-guerre au pont de Morette, vers Thônes, lieu d’exécution par les troupes allemandes d’un certain nombre de résistants ;
  • établir le plus fidèlement l’histoire de ces combats afin d’en garder une mémoire précise : l’ouvrage Glières, première bataille de la Résistance, Haute-Savoie, 31 janvier-26 mars 1944, rédigé par Louis Jourdan, Julien Helfgott et Pierre Golliet, les fondateurs de l’Association des Rescapés, est publié par l’association dès 1946 ;
  • il restait à réaliser le troisième objectif, ériger un monument du souvenir sur le plateau lui-même, alors seulement accessible par de mauvais chemins de montagne.

Les travaux menés par le Conseil Général pour faciliter l’accès routier, le projet de faire du plateau une zone de loisirs de plein air préservée des équipements lourds, permettent, dès la fin des années 60, d’envisager la réalisation du monument. Un concours international est ouvert par l’Association des Rescapés, sous la houlette de Julien Helfgott : le jury du concours qui rassemble, outre les fondateurs de l’association, le peintre Hans Hartung, des universitaires, un journaliste du Monde, Jean-Marie Dunoyer, reçoit 74 projets. Une exposition des projets est organisée au Château d’Annecy en 1971. Le projet du sculpteur Emile Gilioli est retenu en décembre 1971. La réalisation, commencée à l’automne 1972, est suivie par l’association et achevée en 1973. Elle est financée par des dons provenant de nombreuses collectivités locales. Durant toute cette phase d’élaboration et de suivi du projet, pour les anciens des Glières, et pour un certain nombre liés à l’histoire des Marquisats et de Peuple et Culture, c’est une phase de retrouvailles après la dispersion provoquée par le temps et les itinéraires professionnels des uns et des autres ; ainsi, le président de la commission en charge du financement du monument n’est autre qu’Irénée Revillard, alors trésorier-payeur général à Colmar, le premier préfet de la Haute-Savoie à la Libération, celui-là même qui soutenait le Centre des Marquisats par tous les moyens, préfet remplacé après les grèves très dures de l’automne 1947. D’autres anciens du maquis prêtent leur concours technique à la réalisation du projet439.

Le monument peut être inauguré le 2 septembre 1973 : cette cérémonie rassemble en un événement un certain nombre d’éléments qui contribuent à former une nouvelle image de l’histoire locale. Gabriel Monnet, devenu directeur du centre dramatique de Nice, après son départ de la maison de la culture de Bourges, crée une célébration nocturne qui a pour scène le plateau tout entier (plusieurs kilomètres carrés), pour acteurs 465 chasseurs alpins (pour les 465 résistants du maquis) porteurs de torches, sur un texte qu’il a écrit avec le concours de Julien Helfgott et du peintre Yves Mairot. Le choix scénographique de la célébration est un rappel explicite de ce que Gabriel Monnet avait mis en œuvre à Annecy sur les pelouses du Pâquier en 1946-48 avec Montagnes en guerres, et il évoque les combats de la Résistance et les inclut dans une vaste fresque retraçant l’épopée de l’humanité résistante à toutes les formes d’oppression, d’injustice et d’ignorance.

Le lendemain, André Malraux, qui n’est plus ministre, mais qui a été sollicité par les responsables de l’Association des Glières en sa qualité d’ancien ministre et de Compagnon de la Libération, inaugure le monument et prononce un discours dans le style épique qui avait déjà présidé à l’entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon le 19 décembre 1964 ; c’est alors qu’il prononce la formule célèbre : “ Presque chaque jour, les radios de Londres diffusaient : “ Trois pays résistent en Europe : la Grèce, la Yougoslavie et la Haute Savoie. ” La Haute Savoie c’était les Glières. Pour les multitudes éparses qui entendaient les voix du monde libre, ce plateau misérable existait à l’égal des Balkans. Pour des fermiers canadiens au fond des neiges, la France retrouvait quelques minutes d’existence parce qu’un savoyard de plus avait atteint les Glières. ”440.

Le journaliste du Monde, Jean-Marie Dunoyer, lié à Annecy par ses origines et ses amitiés, souligne à l’occasion la force de la manifestation : “ En inaugurant le monument des Glières, dûment mandaté par l’ordre de la Libération, André Malraux a conféré une dimension nationale à la commémoration d’un épisode de la Résistance qui, vingt-neuf ans après, s’enfonçait peu à peu sous les neiges de l’oubli. L’éclat donné aux cérémonies de samedi et de dimanche, qui se sont déroulées dans un site exceptionnel, la réussite formelle et spirituelle de l’œuvre du sculpteur Emile Gilioli, la caution de l’auteur des Voix du silence, contribuent à graver dans l’histoire –et même dans la légende- cet évènement d’un trait indélébile. 441. Et le quotidien du soir de publier l’intégralité du discours de Malraux dans son édition du 4 septembre 1973, sous le titre “ Le premier grand combat du peuple de la nuit ”, donnant ainsi une résonance nationale à un événement resté jusqu’alors dans l’ombre.

La manifestation du 1er septembre 1973 et le discours de Malraux, avec leur écho national, provoquent une réactivation de cet épisode de la guerre et de la Libération, et une redécouverte du rôle des acteurs, dont bon nombre sont encore actifs. Alors que cette page de l’histoire n’avait jusqu’alors suscité que peu de travaux, si l’on en juge par la quasi-absence d’études sur le sujet à ce moment442, les combats des Glières deviennent à partir des années 70 un événement fondateur de l’histoire du département, et de la région d’Annecy. Cette redécouverte, cette réactivation du souvenir des combats des Glières s’inscrit-elle dans le vaste mouvement d’historicisation de la Résistance qui prend forme à cette période, avec entre autres l’ouvrage fondateur de Robert O. Paxton, La France de Vichy ?443 Cette question nécessiterait une investigation particulièrement fine, mais on ne peut bien évidemment exclure la situation de la Haute Savoie du contexte national. Alors que les références à la Résistance étaient rares jusqu’alors dans les débats politiques (nous l’avons vu dans le cas des élections à Annecy), ou dans les argumentaires développés en faveur de l’action culturelle, elles vont devenir progressivement un point de passage obligé des discours.

La deuxième manifestation du retour de l’histoire met en scène une partie de l’équipe des anciens des Marquisats et de Peuple et Culture, avec une interférence très nette dans le débat de politique locale, et ceci à l’occasion de la modification des statuts d’AAC, qui provoque le retrait des dirigeants de Peuple et Culture en mai 1973 : nous avons relaté plus haut la réaction du groupe des fondateurs, au premier rang desquels Julien Helfgott et Yves Mairot. L’intervention du groupe d’anciens introduit une référence historique que l’on ne pouvait observer jusqu’alors, et qui prend à ce moment une dimension quasi-fondatrice.

Enfin, l’inauguration de la deuxième tranche des Marquisats fournit une nouvelle occasion de retour de l’histoire. Nous ne reviendrons pas sur les péripéties de l’achèvement de cet équipement destiné à remplacer les locaux devenus insuffisants de la Commanderie des Marquisats, récupérés de la Milice en septembre 1944 par le Comité départemental de Libération. A l’automne 1974 les travaux s’achèvent : lancés par l’association pour la première tranche en 1963, terminée en 1966, la ville a pris le relais pour la deuxième tranche, non sans de grandes hésitations quant à la salle de spectacles. Durant tout ce temps l’association MJC a poursuivi son action, dans des conditions inconfortables. Ce sont donc plus de dix ans de chantier qui s’achèvent, dix ans d’incertitude dans l’action, et enfin la réalisation du projet des résistants uriagistes sur l’initiative du centre des Marquisats en 1944. L’inauguration a donc lieu le 6 décembre 1974, sous la présidence de Pierre Mazeaud, secrétaire d’Etat à la jeunesse et aux sports444. La cérémonie aux Marquisats est marquée par un discours de politique générale du ministre envers les associations qui se préoccupent des jeunes, en présence des élus locaux, bien sûr, mais aussi du président de la FFMJC, le sénateur communiste de l’Isère Paul Jargot. Toutefois le ministre ne peut manquer d’évoquer la plaque scellée dans la desserte centrale du bâtiment et qui rappelle les origines de la maison : “ Ici la Libération de 1944 a renversé l’ordre du mépris. Dans une maison d’avilissement et de torture démolie en 1967, elle a ouvert un seuil à la rencontre, à l’intelligence, à l’amitié entre tous les hommes. 445.Le déjeuner qu’il prend aux Marquisats en compagnie des personnalités, rassemble également les anciens du premier centre des Marquisats, sur l’initiative de Georges Grandchamp, le maire-adjoint chargé des affaires culturelles. Si tous n’ont pu répondre présent, néanmoins ils sont plus d’une vingtaine à renouer avec ce qui fut pendant quelques années l’aventure du centre des Marquisats. A cette occasion, Georges Grandchamp a rédigé une note de quelques pages sur les origines du centre : jusqu’alors le seul texte écrit était un article de Jean Le Veugle, le premier directeur du centre public entre 1945 et 1951, dans la revue Esprit 446. Les nombreuses photographies prises par celui qui était dans les premières années le photographe de l’équipe, Henri Odesser, témoignent de la chaleur des retrouvailles et de la satisfaction de voir l’aboutissement de ce qui avait été leur rêve et leur projet. S’y retrouvent des anciens des Glières en charge des affaires municipales comme Adrien Galliot et Alphonse Métral, des résistants ayant pris d’autres responsabilités comme Jean Barthalais alors président de la Fédération Française de Ski, Georges Tessier directeur à la Préfecture d’Annecy, Jean Le Veugle, chef de service au secrétariat à la jeunesse et aux sports. Gabriel Monnet, Jean Dasté, Dumazedier n’ont pu répondre à l’invitation447. L’esprit d’Uriage, qui s’était estompé au fil des ans, flotte sur cette rencontre, et retrouve une actualité.

Mais le ministre est en fait plus préoccupé par le développement de sa politique : il inaugure le même jour deux “ mille-clubs ” dans les communes voisines d’Annecy le Vieux et Meythet, et il centre ses interventions sur les problèmes de la jeunesse, ainsi que sur les rapports entre l’Etat et les associations qui revendiquent des financements pour leurs personnels permanents.

Finalement cette inauguration souligne la complexité ayant présidé à la construction des Marquisats : la longueur de l’achèvement du projet, trente ans après les débuts héroïques, alors que les atermoiements de la Mairie sont oubliés ; la dimension d’un équipement qui ne peut être de quartier, mais qui en même temps est totalement décalé par rapport à la question du centre ville alors au cœur du débat politique avec le projet Bonlieu ; la nature même de l’équipement, socio-éducatif, social, en tout cas hors de la problématique dominante dans la ville. Etablissement d’accueil international dira le maire pour caractériser la nouvelle réalisation. Cependant, s’il est une des dimensions fortes qui demeure de cette ouverture solennelle, c’est bien le rappel de l’histoire et des origines, la réactivation de l’esprit de la Résistance.

Le retour de l’Histoire qui marque ces années 1973-74, c’est à dire les années cruciales du débat politique sur les choix culturels dans la ville, ne peut probablement pas être interprété comme une manœuvre ou comme une intervention délibérée, mais plutôt comme la résurgence d’éléments épars, liée à plusieurs facteurs : la conscience que le groupe des anciens de la Résistance a de la probable disparition d’une mémoire collective, alors qu’il avait peut-être cherché dans un premier temps à oublier des années douloureuses ; le mouvement général qui se dessine à ce moment là dans la société française de retour sur un “ passé qui ne passe pas ”, pour reprendre l’expression d’Eric Conan et Henry Rousso448 ; les enjeux culturels à Annecy qui prennent alors une forme aiguë, et qui remettent en cause les orientations du groupe politique majoritaire, orientations que le maire Charles Bosson fondait sur le temps et la durée.

Ce qui est certain, c’est que ce retour de l’histoire, et de l’histoire des Glières en particulier, introduit dans le débat des éléments de valeurs, l’union dans la Résistance, la volonté de libération de l’Homme, des éléments de contexte, l’exemplarité de la Haute-Savoie et d’Annecy en particulier dans le cadre national. Il propose aux acteurs du débat culturel et politique un ensemble de références singulièrement modifié de ce fait, qui sans aller jusqu’à “ sacraliser ” la question, la replacent dans un contexte qui se situe bien au-delà du local. De plus, les valeurs de la Résistance, et de ses acteurs qui se manifestent dans la vie locale, sont indiscutables, et porteuses de rassemblement, dans une situation qui a plutôt suscité les divisions. Face aux polémiques suscitées par les pièces de théâtre ou les concerts qui divisent élus et responsables culturels, cet ancrage dans la Résistance offre une alternative peu discutable pour refonder les valeurs de l’action. La multiplication des écrits prenant Annecy comme objet d’étude à cette même période va venir accentuer ce mouvement.

Notes
436.

Ernest Duchêne avait été élu à la présidence de la MJC d’Annecy en 1951, où il représentait le syndicat CGT des instituteurs : Cahiers d’histoire de l’Institut d’histoire sociale de la CGT de Haute-Savoie, n°25, septembre 1998.

437.

La loi de 1971 sur le développement de la formation professionnelle (largement élaborée par Jacques Delors) a suscité au sein des mouvements d’éducation populaire de vastes débats à la fois de fonds et d’opportunité : la formation professionnelle est-elle l’aboutissement institutionnel de l’éducation populaire, ou bien en est-ce un dévoiement par inscription dans une politique contractuelle ? D’autre part, les mouvements qui ne cessent de dénoncer le désengagement de l’Etat à leur endroit, peuvent-ils négliger une activité qui s’annonce comme “ porteuse ” ?

438.

Ces éléments nous ont été fournis par Julien Helfgott lors d’un entretien le 17 novembre 2004 ; un courrier rédigé par lui et adressé à ses camarades de l’association, le 18 avril 1969, rappelle les objectifs de l’association et lance l’initiative en faveur de la construction du monument (lettre communiquée par J. Helfgott).

439.

Ces éléments figurent dans une plaquette réalisée à l’occasion “ Pour un monument sur le plateau des Glières ”, mise à notre disposition par Julien Helfgott.

440.

Discours repris intégralement dans Le Monde du 4 septembre 1973, ainsi que dans André Malraux, La politique et la culture, Paris, Gallimard-Folio, 1996. D’après Julien Helfgott, c’est Jacques Fauvet, le successeur de Hubert Beuve-Méry à la tête du quotidien du soir, qui aurait pris personnellement la décision de publier l’intégralité du discours de Malraux.

441.

Le Monde du 4 septembre 1973, p. 10.

442.

Une étude rapide de la bibliographie sur le sujet montre que jusqu’en 1970 ne sont publiés que deux ouvrages sur cet épisode : Glières, première bataille de la Résistance, Haute-Savoie, 31 janvier-26 mars 1944, Louis Jourdan, Julien Helfgott, Pierre Golliet, Annecy, Association des Glières, 1946 ; Les obstinés, Colonel Henri. Romans-Petit, 1945. Il s’agit d’ouvrages rédigés par les responsables mêmes des maquis, fondateurs de l’Association des Rescapés des Glières pour les trois premiers.

443.

Sur ce point, nous faisons référence aux travaux des historiens, en particulier Jean-Pierre Azéma et François Bédarida : L’historicisation de la Résistance, dans la revue Esprit, janvier 1994, consacrée au thème Que reste-t-il de la Résistance ?

444.

Le compte-rendu de cette inauguration figure dans l’édition du 7 décembre 1974 du Dauphiné Libéré.

445.

Par la suite, après la liquidation judiciaire de la MJC en 1993 et l’affectation des locaux à l’Ecole d’Arts, la plaque fut transférée à l’extérieur.

446.

Jean Le Veugle, “ Il y a vingt ans naissait à Annecy le Centre des Marquisats , Esprit, juillet-aout 1966, p. 126 et suiv.

447.

Ainsi qu’en témoignent les mots d’excuses conservés par Henri Odesser dans un dossier qu’il nous a confié.

448.

Conan Eric et Rousso Henry, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.