L’apogée du socio-culturel

L’inauguration en décembre 1974 de la deuxième tranche des Marquisats marque sinon l’achèvement total du dispositif socioculturel à Annecy, du moins le début d’une ère de plein épanouissement du dispositif, avec des caractéristiques bien spécifiques. Tout d’abord, il est constitué exclusivement de maisons de jeunes et de la culture, appuyées sur des professionnels en nombre. De ce point de vue, la politique menée par la ville d’Annecy paraît exemplaire, et singulière, en raison de ce choix de la formule unique des MJC, à l’exclusion de toute autre structure. Par comparaison, les villes de Grenoble et de Rennes ont fait un autre choix, et laissé se développer un autre modèle, basé sur la pluralité des fédérations gestionnaires472

Les trois maisons des jeunes et de la culture, les Marquisats, Novel et les Teppes-maison de l’enfance, sont logées dans des locaux conçus spécialement à cet effet par des architectes de renom, Wogenscky et Lévy. Elles disposent toutes trois de salles à vocation culturelle : trois cent cinquante places au Marquisats, cent cinquante à Novel et un auditorium spécialement aménagé pour les enfants aux Teppes. Dans le quartier populaire des Romains, sur lequel la municipalité s’est penchée dès le début des années 1970, le développement des activités de l’association ALES, une autre association paroissiale devenue MJC473, au rez-de-chaussée d’un immeuble d’habitation situé en bordure de la rocade, rend indispensable d’envisager une construction spécifique ; il faut attendre l’année 1982 pour inaugurer, à proximité, des locaux neufs, constitués d’un “ mille-club ” non utilisé par une commune voisine et transféré à Annecy avec l’accord du ministère de la jeunesse et des sports, monté sur un soubassement de maçonnerie ; c’est une singularité, car la ville n’avait pas souscrit, dans la décennie précédente, aux programmes d’opérations industrialisées du ministère. L’engagement de cette opération au moment où Bonlieu sort de terre obéit à un souci d’économie.

De manière complémentaire, ces équipements sont dotés d’équipes de personnels importantes, notamment en matière de direction : ainsi Novel et les Teppes ont chacune deux postes de directeurs, outre des postes d’animateurs et de personnels techniques et administratifs. Aux Marquisats, ce sont quatre directeurs qui encadrent une équipe de plus de cinquante personnes, nécessaire pour faire fonctionner un ensemble qui comprend deux unités d’hébergement pour près de deux cents lits, un restaurant qui sert midi et soir près de mille repas, une salle de spectacles et de nombreuses activités d’expression culturelles ou sportives.

La ville d’Annecy apparaît comme un modèle pour la FFMJC en raison du nombre de directeurs, qui forment le fer de lance de la fédération et sa force, en raison également de l’exemplarité des équipements. La MJC des Marquisats, avec ses grandes possibilités d’accueil reçoit nombre de manifestations et sessions de formation d’envergure nationale. De plus, depuis 1974, une équipe de direction renouvelée assure la marche de l’ensemble : l’assemblée générale du 10 mai 1974474, à l’issue d’une nouvelle crise interne au conseil d’administration, porte à la présidence un fonctionnaire de la préfecture, Pierre-Jean Dubosson ; pour mettre fin à un conflit entre la directrice et le bureau de l’association, un nouveau directeur, Gérard Bortolato, est nommé, pour prendre en main la mise en route du nouvel ensemble. Ce tandem va assurer de 1974 à 1981 le rayonnement de l’équipement dans la ville et bien au-delà : stages de formation professionnelle d’animateurs, sessions internationales d’accueil de jeunes, organisation des débats électoraux à Annecy. La collaboration de la MJC avec les pouvoirs publics, locaux et nationaux, est étroite et illustre totalement la formule de la cogestion qui préside à son administration. A l’automne 1980, c’est le congrès national du mouvement Peuple et Culture qui se tient aux Marquisats sous le thème Du citoyen à la citoyenneté. Quelle culture politique ? 475 et qui marque très symboliquement l’apogée de l’équipement socioculturel.

Cependant, cette expansion de l’activité des Marquisats est confrontée à deux séries de problèmes majeurs :

  • La logique interne de l’équipement avec des problèmes de personnels, et de financement : d’une part le personnel de service ne cesse de revendiquer une amélioration de son statut, et de ses conditions, qui doivent être exemplaires dans une telle entreprise ; d’autre part l’équipe des quatre directeurs, outre ses rivalités internes, est confrontée à la remise en cause du mode de financement de ses postes ;
  • Le positionnement des Marquisats, alors le principal équipement culturel et socioculturel de la ville, vis à vis du projet culturel en gestation autour d’AAC et de la construction du centre Bonlieu. La question se pose pour les dirigeants des Marquisats aussi bien que pour les élus municipaux, qui doivent conjuguer la montée en puissance de l’action d’AAC et celle de la MJC.

Ces deux séries de problèmes constituent dès lors une hypothèque permanente sur cet équipement, qui par ailleurs rencontre un succès certain auprès de la population qui y trouve des possibilités d’activités variées et des propositions culturelles très riches, comme en témoignent les rapports présentés aux assemblées générales476, chaque fois plus étoffés d’année en année. La salle de spectacle de 350 places, objet de tant de tergiversations quant à sa jauge, est bientôt classée Art et Essais. Ceci permet de relancer une activité de diffusion cinématographique qui rencontre rapidement le succès ; et des spectacles que pendant des années la MJC avait accueillis dans la salle à manger débarrassée de ses tables. Les années qui suivent l’inauguration de la deuxième tranche sont vraiment celles d’un essor des activités culturelles aux Marquisats.

Toutefois les années 1975-79 sont marquées par une série de conflits entre la direction et la présidence, d’une part, et le personnel d’autre part, qui revendique des améliorations de ses conditions de travail et de rémunération et un accord d’entreprise spécifique. Outre la menace que font peser ces revendications sur le budget de l’établissement, elles mobilisent fortement le travail du conseil d’administration qui ne peut, de ce fait, se concentrer sur l’autre problème majeur, celui du projet de la maison. Ainsi les séances du conseil ou du bureau des 7 février, 12 mars, 24 avril, 15 octobre 1975, 18 février, 5 avril, 8 mai, 8 décembre 1976, 3 octobre 1978, 26 septembre 1979477, sont-elles consacrées entièrement à ces questions, au détriment des autres sujets inscrits à l’ordre du jour, essentiellement le projet de la maison et son rapport au futur centre Bonlieu.

Pour ce qui est de l’équipe de direction, outre les différents réguliers au sein de l’équipe des quatre directeurs, qui aboutissent au renvoi de l’un d’eux en 1977, c’est la question du financement de leurs postes qui durant ces années est en question. La fédération régionale des MJC, employeur légal depuis la régionalisation imposée par Joseph Comiti en 1969, fixe en effet le coût moyen des postes après une péréquation régionale, coût pris en charge par les collectivités  ; ce taux moyen  subit dans les années 70 une augmentation régulière sur laquelle les financeurs, les collectivités, n’ont pas de prise. La contribution de l’Etat par le biais du FONJEP, stagne d’une manière qui paraît irrémédiable478.

Si la Fédération des MJC occupe quasiment tout le dispositif socioculturel annécien, par contre la Fédération des Œuvres Laïques, qui n’avait cessé de revendiquer un rôle dans la ville, que ce soit avec la troupe de théâtre du Libre Elan ou le Foyer de jeunes et d’éducation populaire des Teppes, se voit assigner une place bien définie : gestionnaire depuis 1972 d’un centre de loisirs pour les jeunes enfants situé dans la forêt du Semnoz, à l’écart des enjeux culturels de la ville479. Quant au FJEP des Teppes, un local lui est attribué sous forme d’un baraquement situé en lisière de la ville ; quelques années plus tard, après la destruction du baraquement dans un incendie, l’association est relogée encore plus loin de la ville dans les anciens locaux du Logis480.

Ce dispositif socioculturel est complété depuis 1973 par la constitution d’une équipe d’éducateurs de jeunes en milieu ouvert, décidée lors du conseil municipal du 30 octobre 1972481 : composée de trois éducateurs, elle est cofinancée à parts égales par la ville, la Caisse d’Allocations Familiales et le Conseil Général. Il semble que le choix ait été délibéré de constituer une association support spécifique, sur le modèle des associations cogérées, et non pas d’en confier la gestion au Logis, qui pourtant avait l’expérience de l’éducation spécialisée auprès des jeunes, et disposait des ressources intellectuelles d’une équipe nombreuse et des apports de Dumazedier. Une éducatrice monte rapidement une association d’habitants dans le quartier du Parmelan, une cité de transit promise à la rénovation. Cette association fortement basée sur la participation des habitants restera jusqu’au milieu des années 1990 hébergée dans un appartement de deux pièces de 50 mètres carrés au cœur de la cité.

Enfin, toutes les associations basées sur le volontariat, et qui n’avaient pas vocation à gérer des équipements ou des services, avaient formulé, lors du séminaire des Puisots en octobre 1973, le souhait de disposer de locaux d’accueil de leurs activités à la hauteur des projets de la ville. Les demandes répétées formulées à la commission des affaires culturelles trouvent une issue dans le cadre d’une opération d’urbanisme majeure de la ville, la rénovation de la Manufacture. Cette fabrique textile, située au cœur de la vieille ville, propriété de la famille Laeuffer, était à l’abandon depuis les années 50. Rachetée par la ville, sa démolition et la construction, en lieu et place, d’un ensemble immobilier moderne à partir de 1974, permet de requalifier la vieille ville et d’en faire un nouveau pôle d’animation. Devant les demandes constamment renouvelées par les associations, notamment lors d’une rencontre avec la commission le 16 juin 1976482, celle-ci organise quelques visites dans des villes ayant créé des “ maisons des associations ” (à Bourges notamment). Entre Bonlieu et la Manufacture, le choix est tranché le 20 octobre 1976 en faveur de cette dernière, dont les travaux sont déjà très avancés, alors que Bonlieu est encore dans les cartons. Associations de parents d’élèves, associations musicales, caméra-club et ciné-club, associations de consommateurs, associations philatéliques, d’histoire naturelle, trouveront donc un accueil pour leur administration au cœur des projets de modernisation de la ville (on peut noter à ce sujet que la première zone piétonne date de cette année 1976). L’inauguration des salles a lieu à l’achèvement de l’opération en 1980.

Il est donc possible de dire qu’à la fin des années 1970, le dispositif socioculturel à Annecy est quasiment complet, fondé sur un modèle fort, celui des MJC, largement soutenu par la ville en dépit de ses faiblesses intrinsèques et des doutes sur son avenir à moyen terme. La position municipale est caractérisée par un rejet implicite des formules ne reposant pas sur le principe de la cogestion : ni les revendications très politiques de la FOL, ni l’accent mis sur la participation des adhérents et des habitants au FJEP des Teppes comme à l’Association des Quartiers du Parmelan, ne recueillent le soutien formel de la municipalité. C’est un modèle très professionnalisé, avec le soutien financier essentiel de la mairie, et dans une large mesure du conseil général, assez largement acquis à cette formule. Il faut dire que l’assemblée départementale est composée depuis des années par une majorité de centre droit et qu’elle compte, au nombre des représentants des cantons annéciens, le maire, Charles Bosson, élu depuis 1961 dans le canton d’Annecy-Nord jusqu’en 1979 où lui succède son fils Bernard ; Charles Bosson est vice-président de l’assemblée. Le canton Annecy-Nord-Est, créé en 1973, est conquis par André Fumex, qui le détiendra jusqu’en 2001, en assurant la présidence de la commission des affaires culturelles et scolaires, en charge entre autres des problèmes socioculturels 483.

Mais surtout, cette formule recueille le plein accord de la Fédération française des Maisons des Jeunes et de la Culture, et des services du ministère de la jeunesse et des sports, qui trouvent là une construction exemplaire illustrant totalement les principes fondateurs : cogestion avec les pouvoirs publics, un équipement et une équipe professionnelle, pluralisme au sein de l’association garanti par une ouverture aux institutions et syndicats associés au conseil d’administration.484. En ce sens, la municipalité a maintenu au fil des mandats successifs ce choix fondamental de l’association de cogestion, totalement impliquée dans les politiques publiques aussi bien nationales que locales.

Notes
472.

Pour Grenoble on se reportera à l’étude de Bernard Roudet « Une politique de jeunesse à l’aune de la citoyenneté : Grenoble, années soixante-dix », Education populaire : le tournant des années 70, sous la dir. de Geneviève Poujol, Paris, L’Harmattan, 2000. ; en ce qui concerne Rennes, Armel Huet en a retracé le développement dans « Le système socio-culturel dans la ville : acteurs, pratiques, problèmes, redéfinitions et enjeux » dans L’action socio-culturelle dans la ville, sous la dir de Armel Huet, Paris, l’Harmattan, 1994.

473.

Elément fourni par Gilbert Renault (entretien du 9 octobre2002).

474.

ADHS, 95 J 4, compte rendu de l’assemblée générale du 10 mai 1974.

475.

Ce congrès a donné lieu à une publication : Du citoyen à la citoyenneté. Quelle culture politique ?, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1981.

476.

ADHS, 95 J 4.

477.

ADHS 95 J 4 et 5.

478.

Alors qu’il était projeté, à sa création, de supporter avec ce fonds 5 000 postes de permanents, en 1980 ce sont seulement 1650 postes qui sont pris en charge avec un taux qui n’a pas suivi l’inflation. Le FONJEP n’a donc pas pu suivre l’investissement massif des collectivités dans ce secteur au cours des dix dernières années, et n’a pu maintenir un taux de participation constant. Cf. Françoise Têtard, Le FONJEP, une cogestion aux multiples visages, op. cit. Un document explicatif de la FFMJC fait valoir que la participation de l’Etat au financement des postes de directeurs est passé de 100 % avant 1964 à 50 % en 1967, puis 24 % en 1976 (tract pour la Journée nationale d’action des MJC du 16 octobre 1976, ADHS 95 J 4).

479.

AMA, délibération du conseil municipal du 29 mars 1971 concernant la construction, cote 11 W 46.

480.

Une étude des documents statutaires de la FOL montre que c’est réellement à partir de 1975, suite à un changement de présidence et de direction, que cette fédération prend une orientation très marquée vers les vacances d’enfants et de jeunes et la gestion de centres de vacances. Même si elle n’abandonne pas toute action dans le domaine des équipements socio-culturels dans le reste du département, il apparaît clairement à partir de ces années que son assise repose très largement sur le secteur des vacances (archives de la FOL).

481.

Registre des délibérations de 1972, volume 139, archives municipales, 11 W 16.

482.

Commission des affaires culturelles, séance du 16 juin 1976, 2 Mi 236.

483.

Soudan Pierre, Le Conseil Général de la Haute-Savoie, Challes-les-Eaux, Editions Curandera,1986, p.177

484.

On peut noter à ce propos que la Fédération des Œuvres Laïques, évincée du secteur socio-culturel annécien, réussit alors à assurer l’ouverture de quelques équipements socioculturels dans le reste du département et souscrit, malgré son opposition de principe, à une cogestion des Foyers de jeunes et d’éducation populaire, afin de pouvoir bénéficier de la prise en charge financière des postes d’animateurs permanents.