Une politique conventionnelle

L’achèvement et l’inauguration de la deuxième tranche des Marquisats à la fin de l’année 1974, et donc l’ouverture d’une nouvelle salle, nécessite que soit réglé le problème de l’utilisation de cette salle, en particulier pour ce qui est de l’accès des autres associations. Problème de planning tout d’abord, en l’absence de service culturel spécifique à la mairie, malgré les demandes renouvelées par tous depuis 1965 ; un attaché est en place depuis 1975, mais qui a en charge les secteurs jeunesse, sports et culture503. Ensuite problème de prise en charge des frais de fonctionnement de cet équipement financé par la municipalité : si la MJC est bien entendu l’utilisateur principal pour sa propre programmation, l’accès des autres associations, en particulier Annecy MédiAction, pose la question de la prise en charge des frais généraux liés à cette utilisation. Cette question sera posée dans les mêmes termes pour la salle du théâtre lors de la prise de gestion par AAC.

Dès lors la question des “ bordereaux ”, c’est à dire de l’ensemble des frais liés à l’utilisation de l’une des salles pour une manifestation, occupe une place centrale dans les rapports entre la mairie et les associations, et entre les associations elles-mêmes. La définition du montant des bordereaux, la prise en charge partielle ou totale selon les manifestations par la municipalité sous forme de contribution au gestionnaire, l’encaissement par ces gestionnaires des restes à payer, toutes ces questions occupent une place de plus en plus grande dans les séances de la commission : le 28 octobre 1974504 une convention ville/MJC des Marquisats est arrêtée ainsi que le montant de bordereaux ; le même exercice a lieu le 14 janvier 1976 pour le théâtre avec AAC 505. Par ailleurs, les utilisateurs sollicitent de la ville, à titre d’aide la prise en charge des bordereaux : ainsi les comités d’entreprises, qui organisent avec le concours d’AAC un arbre de Noël commun, obtiennent-ils une prise en charge par la ville des bordereaux afférents à la soirée (25 juin 1975). Se construit alors autour de cette question des bordereaux un système de relations assez complexe qui réunit, sans une instance centrale soit politique à la mairie, soit strictement gestionnaire en raison de la multiplicité des pôles de gestion, tous les acteurs culturels. Dans ce système sont en jeu bien sûr les questions de financement, et l’aide de la municipalité à chacun, mais aussi la place respective des acteurs. En l’absence de véritable service culturel municipal, c’est AAC qui tend à assurer, et qui la revendique fortement, la coordination des initiatives culturelles dans la ville. Ainsi se produit, par le biais d’une question qui parait être de simple gestion, une centralisation du réseau des équipements culturels et socioculturels, mais qui tient à l’écart la responsabilité directe de la municipalité, ou des services. Ce qui était une des demandes fondatrices de l’association à la fin des années 60 devient une pierre d’achoppement dans les relations entre tous les acteurs culturels dans la ville, surtout après la première saison d’AAC au théâtre. Enfin, de cet échange généralisé sur les questions de bordereaux, d’utilisation des salles des différents équipements, est exclu de fait la question des objectifs et des valeurs qui sous-tendent la politique de la ville d’Annecy. Il s’agit en fait d’un retour à une dépolitisation de la question culturelle, et ceci d’une manière assez paradoxale, puisqu’elle s’opère dans l’établissement de ces multiples conventions entre les équipements et la ville.

La MJC des Marquisats, dont les activités bénéficient de la nouvelle salle et d’une direction renouvelée, alerte la mairie lors de la commission du 22 juin 1977, sur “ l’activisme d’AAC qui touche à tout ”506. Annecy MédiAction, lors des soirées qu’elle organise, pose des problèmes de tenue et de troubles, sinon de l’ordre public du moins de la tranquillité des lieux. Le Ciné-club qui avait dénoncé depuis le début la mainmise d’AAC sur le théâtre, réagit en refusant de payer ses bordereaux pendant des mois, ce qui conduit la municipalité, lors de la commission du 27 juin 1977507, à prendre en charge les impayés tout en laissant à AAC le soin de rappeler au Ciné-club les règles d’utilisation du théâtre. Georges Gondran, le président, attend jusqu’en septembre 1978 pour s’acquitter de ses dettes, sans que la municipalité y mette bon ordre. Un autre différent oppose AAC à l’association organisatrice des Journées internationales du cinéma d’animation, dont le responsable est un organisateur parisien. Lors de l’édition de juin 1977, AAC est en fait prestataire, en tant que gestionnaire du théâtre, de l’association. Un désaccord oppose les deux associations quant au contenu et au coût des prestations relatives à la manifestation. Lors du bilan, le 27 juin 1977508, AAC revendique une maîtrise plus importante sur la mise en œuvre des moyens techniques. Enfin, en novembre 1977, lors d’une rencontre avec le Comité des Fêtes et la Maison du Tourisme, AAC souligne la difficulté qui est la sienne de gérer leur billetterie, sans aucune maîtrise de leurs manifestations. Et de revendiquer une nouvelle fois auprès de la municipalité une meilleure définition des responsabilités de chacun en matière de coordination.

Ainsi le dispositif culturel tend-il à se centraliser autour d’AAC, non pas par des décisions de type politique, que la municipalité n’engage pas, mais par des arrangements nécessaires concernant l’élaboration de règles relatives à la gestion quotidienne des actions. Les résistances diverses, les tendances centrifuges, ne peuvent contrecarrer cette évolution qui paraît inéluctable. De plus, l’accent mis sur la nécessaire coordination technique, l’harmonisation des pratiques des associations dans les divers équipements, tend à évacuer le débat politique, à neutraliser les questions esthétiques ou de valeur.

En fait la municipalité, dans la lecture que l’on peut faire de sa position à travers les comptes rendus de la commission des affaires culturelles, laisse chaque association jouer son jeu, tout en accordant à AAC une place centrale et en veillant à ce que son propre engagement financier auprès de chacune soit contenu. Des conventions sont passées avec les associations gestionnaires d’équipements, et de personnels, c’est à dire les MJC et AAC, qui précisent les contributions financières annuelles de la mairie, ce qui revient à avaliser ou refuser les créations de postes de permanents. D’autre part, la mairie est présente dans chacun des conseils d’administration, et chaque association délègue des représentants au conseil d’administration des autres. Ainsi à la commission du 27 septembre 1978509, il est convenu que les Marquisats et AAC entreront au conseil d’administration de l’association qui organise les Journées Internationales du Cinéma d’Animation.

A la fin des années 1970, le dispositif fonctionne ainsi sur un modèle de participations croisées : chaque association est membre des autres, en raison du principe de cogestion, même si, dans l’action, et en particulier en matière de diffusion culturelle, elles peuvent être en concurrence. Les membres associés dans chacun des conseils, les syndicats, les institutions publiques, les collectivités, les associations de parents d’élèves, peuvent ainsi se retrouver régulièrement, en des lieux différents, dans un contexte souvent identique, pour aborder des questions déjà traitées par ailleurs, le tout en présence chaque fois de représentants de la mairie et des services publics, éducation nationale, jeunesse et sports, affaires culturelles selon le cas. Le tableau ci-dessous présente les membres associés dans les trois principales associations de la ville au milieu des années 1970 :


MJC des Marquisats (1974)

MJC de Novel (1978)

Annecy Action Culturelle (1974)
CGT CGT CGT
CFDT CFDT CFDT
CGT-FO CGT-FO CGT-FO
Fédération de l’Education Nationale (FEN) FEN FEN
Syndicat National des Instituteurs (SNI) Foyer de Jeunes travailleurs de Novel Associations de parents d’élèves
Peuple et Culture Foyer Le Logis Peuple et Culture
Foyer de Jeune Travailleurs-maison de la jeune fille. Association de parents d’élèves MJC des Marquisats
Annecy Action Culturelle Association syndicale de la ZUP MJC de Novel

On peut ajouter que lors de la création d’une équipe d’éducateurs de prévention spécialisée en 1973, l’éducateur-chef représente son équipe à la MJC de Novel, qui est elle-même associée au conseil d’administration de l’équipe de prévention.510. Enfin, les trois associations citées ci-dessus sont, avec Peuple et Culture, les associées au sein du Groupe d’Action Théâtrale.

L’observation faite par les chercheurs de l’Université de Genève, lors de leur étude de 1972, selon laquelle cette action culturelle concerne en fait, pour ce qui est de sa définition et de sa conduite, un nombre restreint d’individus, et pour beaucoup plutôt des professionnels, se confirme dans cette évolution. Il y a ainsi une forme d’intégration du système formé par les associations gestionnaires d’équipements culturels et socioculturels. Si les présidents de chacune des associations sont bien entendu concernés au premier chef par ces participations, et certains, tel Pierre Patel, le président de Novel et l’un des promoteurs d’AAC, ont joué un rôle essentiel, il ressort des comptes rendus de la commission que sur toutes ces questions de mise en œuvre de la politique culturelle, ce sont bien les permanents, par ailleurs tous directeurs de MJC, qui sont les principaux agents. Dans ces échanges entre ces associations et la mairie, la question de la création de postes tient une place essentielle, car de ces postes dépendent leurs moyens d’action. Si le dispositif rassemble nombre de représentants d’institutions diverses, il est aussi fortement professionnalisé : les Marquisats ont une équipe permanente de plus de cinquante personnes, AAC atteint rapidement plus de vingt employés, Novel une quinzaine, la Maison de l’Enfance une douzaine.

Finalement, la mairie n’a pas accompagné le développement de sa politique par la mise en place en son sein de moyens en personnel qui pourraient s’apparenter à une réelle capacité d’expertise : elle a, en quelque sorte, externalisé cette fonction sur les associations gestionnaires d’équipements et leurs professionnels, tous directeurs de MJC, tout en laissant leurs responsables élus hors du jeu politique, même si pour nombre d’entre eux une affiliation est clairement affichée. La compétence technique reconnue dans le domaine culturel se combine avec une éviction claire du domaine politique, électoral plus précisément, et une non-contestation du pouvoir de décision final des élus municipaux. Le travail, dès lors permanent, de négociation des conventions mairies/associations tient probablement lieu d’échange politique dans un ensemble sinon autorégulé, du moins construit sur une multiplication des lieux de négociations, chaque conseil d’administration, sur une séparation très nette des fonctions gestionnaire et politique, le tout avec l’accord des services de l’Etat, culture, jeunesse et sports, éducation nationale, associés également à toutes les instances. L’idéal de participation associative est alors pleinement illustré, et les rencontres permanentes entre tous les participants à ce système, peuvent donner forme à l’image du consensus, au-delà des différents sur telle ou telle question.

Notes
503.

Son arrivée est annoncée à la réunion du 2 juillet 1975 (AMA 2 mi 236).

504.

Adoptée au conseil d’administration de la MJC du 28 octobre 1974 (ADHS, 95 J 4).

505.

AMA, archives AAC, boite 22.

506.

AM, 2 Mi 236.

507.

AM, 2 Mi 236.

508.

Ibidem.

509.

Ibidem.

510.

Conseil d’administration de la MJC de Novel du 24 avril 1975.