C) « L’effet Bonlieu »et le développement de la création locale

L’“ effet Bonlieu ”, c’est l’expression employée par les responsables d’Annecy Action Culturelle pour désigner l’incidence de l’ouverture du centre Bonlieu à l’automne 1981, et la prise de possession par l’association des nouveaux locaux mis à sa disposition, en référence à l’“ effet Beaubourg ” à Paris en 1976519. Après les élections municipales décisives de 1977, le chantier s’engage en 1978, malgré les escarmouches conduites par Annecy-Avenir lors d’une dernière manifestation en faveur des arbres : les défenseurs de l’environnement invitent le député Jean Brocard, devenu en 1977 également maire de la commune voisine d’Annecy-le-Vieux, à venir “ ceint de son écharpe tricolore opposer un rempart de poitrines aux bulldozers ”520. Les travaux menés sans encombres permettent la réalisation tant controversée du centre Bonlieu, selon le programme élaboré par la commission Bonlieu de 1972 : une grande salle de 1 000 places, une de 300 places, une de 60, un espace d’exposition, des bureaux et des locaux techniques, le tout ouvert sur un forum, qui sert à la fois d’espace d’animation et de lieu d’échange, avec la bibliothèque municipale, enfin installée au cœur de la ville dans ce complexe, et la zone de commerces qui doit équilibrer financièrement l’ensemble. L’architecte Alain Lévy et le scénographe B. Guillaumot se sont très largement inspirés, pour les normes techniques, de la maison de la culture de Nanterre, afin d’offrir des conditions de réalisation de spectacles tout à fait modernes.521 Ce choix, qui est d’abord celui de l’association AAC et de ses responsables, place alors l’équipement parmi les meilleures réalisations nationales du moment.

Une dernière polémique surgit au moment de la préparation de l’inauguration : que faire de l’ancien théâtre-casino, situé de l’autre coté de la rue ? La mairie est catégorique : la démolition s’impose en raison du coût démesuré que représenterait la gestion de deux grandes salles, et d’autre part le casino n’est plus en activité. Mais les opposants dénoncent le gaspillage pour les fonds publics que représenterait la destruction d’un bâtiment qui n’a que vingt-cinq ans. Les irréductibles voient l’opportunité pour les associations culturelles de trouver là un équipement qu’elles pourraient gérer indépendamment d’AAC, de manière collective et de retrouver ainsi les idées fondatrices d’AAC, dix ou douze ans auparavant. Il n’en reste pas moins que l’inauguration de Bonlieu le 21 octobre 1981, sous la présidence du ministre socialiste Jean-Pierre Cot, a lieu devant les ruines du théâtre-casino pas totalement évacuées. Pour marquer de manière forte cette ouverture, deux créations sont données dans chacune des deux salles : Georges Lavaudant, directeur de la maison de la culture de Grenoble, crée Les géants de la montagne, de Pirandello, avec dans le rôle principal, Gabriel Monnet, revenu à son premier métier de comédien ; dans la salle de 300 places, Alain Françon et le Théâtre Eclaté montent La double inconstance, de Marivaux. Deux ans auparavant ils avaient mis en scène un extrait de La philosophie dans le boudoir, du Marquis de Sade.522

Les polémiques sur la nécessité de Bonlieu, sur le maintien de l’ancien théâtre, sur le rôle d’AAC, s’éteignent rapidement, tandis que l’association, qui a acquis depuis 1976 une bonne maîtrise de la gestion d’un équipement lourd, donne au nouveau centre culturel un élan remarquable en termes de fréquentation du public. Les chiffres présentés à l’assemblée générale du CAC de 1983523 font état d’une augmentation de 200 % du nombre d’adhérents ; le nombre de spectateurs et de participants passe de 79 800 à 122 200 en deux saisons (+53%). Jean-Pierre Würtz en 1983, dans son enquête d’évaluation pour le compte du ministère de la Culture, souligne ce véritable “ bond en avant dans l’ensemble des domaines d’intervention ”524. Mais il souligne néanmoins un des “ points problématiques liés à cette mutation : celui d’une certaine perte d’identité de l’action du CAC liée en grande partie à son activité de “ théâtre municipal ” qui ressort du cahier des charges fixé par la ville et qui fait, par exemple, que l’on va à Bonlieu avant que d’aller au Centre d’Action Culturelle. C’est le centre du débat sur le “ projet culturel ” en cours d’élaboration 525.

En effet, depuis la prise de gestion du théâtre par AAC en 1976, l’association a trois missions conjointes : l’une, spécifique, de centre culturel, avec des objectifs de création, d’animation et de diffusion conventionnés avec la mairie et le ministère ; la seconde, inscrite clairement dans une délégation de la mairie, pour assurer la gestion du théâtre municipal, service public ouvert aux associations ou producteurs de spectacles professionnels de tous types ; la troisième concerne l’agence technique dédiée au soutien technique aux associations locales. Les deux premières missions s’équilibrent presque avec la troisième, sur un taux de 50 % de l’activité globale, et s’accomplissent dans les mêmes locaux, avec les mêmes personnels, mais sur deux budgets différents, en principe. Jean-Pierre Würtz reproche à la ville de jouer sur ces trois missions d’AAC pour ne pas tenir complètement ses engagements financiers : le ministère de la Culture, via la Direction du développement culturel, subventionne ainsi le théâtre municipal et l’agence technique, ce qui n’était pas du tout prévu à l’origine. Et de plaider pour une meilleure visibilité de la politique propre du Centre d’Action Culturel, avec une série de préconisations, qui permettent de mesurer l’écart entre la réalisation annécienne et le modèle souhaité à Paris526 :

Et le rapporteur de conclure : “ Osons espérer (…) que s’engagera un débat à la hauteur des enjeux et que la politique culturelle annécienne consacrera pleinement la mission spécifique du Centre d’Action Culturelle, mission irréductible à un quelconque moyen terme de la vie associative locale, mais porteuse de formes nouvelles, de printemps et d’aventure artistique. ”527 .

Au-delà du reproche adressé à la ville concernant le subreptice transfert de charges locales sur le budget alloué par le ministère pour sa propre politique, la principale critique concerne le mode de gestion et de fonctionnement de l’association, encore par trop socioculturel selon les critères qui président à la gestion des établissements culturels : trop grande présence des associations et syndicats dans les instances dirigeantes, insuffisante reconnaissance de la maîtrise spécifique du directeur sur les choix artistiques (avec au passage un étonnement navré sur le fait que la direction soit bicéphale, Daniel Sonzini s’étant adjoint les services de son collègue co-directeur de la MJC de Novel, Daniel Ramponi).

Ce qui est en jeu, à la fin de ce rapport, ce sont en fait deux des axes majeurs de la mise en œuvre la politique du ministère de la Culture depuis ses origines, à savoir l’effort de catégorisation des établissements qu’il soutient, pour les démarquer clairement du socioculturel, et d’autre part l’accent mis sur la professionnalisation, non seulement de la gestion des centres, mais aussi des choix esthétiques, avec comme rôle pour les bénévoles celui de garantir l’indépendance des professionnels (comme le rappelle Jean-Pierre Würtz dans son rapport). Sur ces deux normes impératives du ministère, la municipalité d’Annecy, et les responsables élus et professionnels d’AAC, argueront sans cesse de la singularité de la ville et de son histoire, de l’engagement associatif démocratique, en fin de compte du pluralisme qui préside depuis l’origine à cette action culturelle dans la ville. Sur ce point, elle recueille au moins l’assentiment et le soutien de toutes les organisations associées à cette gestion, comme en témoignent le livre A quoi çà sert Mozart ? cité au début de ce travail528, ou les conclusions du rapport de l’enquête menée en 1987.

Mais localement « l’effet Bonlieu » entraine deux développements dans le domaine de la création artistique, qui marquent une présence très marquée sur la scène publique des œuvres et des créateurs, et ainsi l’affirmation d’une politique culturelle municipale bien identifiée. Il s’agit d’une part de l’essor des grandes manifestations, sous une forme essentiellement festivalière, c’est à dire sur un temps court, avec une diffusion dense d’œuvres, essentiellement dans le domaine cinématographique, et dans lesquelles la municipalité s’engage de manière croissante. D’autre part, de jeunes créateurs trouvent dans l’ouverture de Bonlieu, et dans la politique municipale, une incitation à développer leur projet artistique personnel, principalement théâtral, avec tout ce que cela comporte à nouveau d’affirmation esthétique, et de revendication financière. Ce sont ces deux mouvements, à la fois complémentaires et opposés, que nous voulons retracer rapidement, car ils caractérisent cette nouvelle phase du développement culturel à Annecy, celle d’une catégorisation marquée, et enfin assumée par la municipalité., avec un alignement remarquable des politiques nationale et locale, et de l’action des associations et fédérations. Cette phase de concordance semble clore et couronner une période de discordances, de conflits, parachevant l’image d’Annecy ville culturelle.

Notes
519.

L’expression est employée dans le numéro 101 du centre d’action culturelle, Annecy 80, juin 1980.

520.

Lettre ouverte publiée par le mensuel Mont-Blanc Savoye de janvier 1978, AMA.

521.

Les caractéristiques techniques de l’ensemble sont précisées dans une brochure publiée à l’occasion de l’ouverture de Bonlieu, A.A.C., 1971-1981, dix ans d’action culturelle, Annecy, AAC, 1981.

522.

Le Théâtre Eclaté d’Annecy et sa collaboration avec le Centre d’Action Culturelle, Annecy, 1989.

523.

AMA, archives AAC, boite 34.

524.

Rapport de mission d’évaluation de Jean-Pierre Würtz, AMA, archives AAC, boite 35, p. 22.

525.

Ibidem, p. 23.

526.

Rapport Würtz, op.cit., p. 49-51.

527.

Ibid.

528.

Spilmont Jean-Pierre, A quoi çà sert Mozart ?, Seyssel, Editions Compact, 1987.