L’activité festivalière, marque d’une politique caractérisée

Avec les équipements modernes du centre Bonlieu, AAC dispose des moyens nécessaires pour mener une politique de diffusion et de création de grande ampleur, et l’ “ effet Bonlieu ” se vérifie rapidement dans la fréquentation des spectacles proposés par AAC. Cependant, ce qui ressort des années qui suivent l’ouverture du nouvel équipement, ce sont les modifications substantielles qui affectent l’activité culturelle à Annecy, dans les possibilités renouvelées en matière de création bien sûr, mais surtout dans les conditions de mise en œuvre.

Le Théâtre Eclaté tout d’abord, dont le travail déjà reconnu par les instances nationales et régionales du ministère de la Culture, apparaît désormais comme incontournable à Annecy. La méfiance des élus qui a toujours prévalu à son encontre, et qui l’a contraint à trouver ailleurs des partenaires, n’est plus de mise, et le renouvellement de la convention qui lie la ville, le ministère et AAC doit prendre en compte la position de la troupe. Le 16 novembre 1981, le directeur régional des affaires culturelles, l’adjoint au maire Georges Grandchamp, le directeur d’AAC Daniel Sonzini, et Alain Françon envisagent le devenir à Annecy de la troupe. Le représentant ministériel fait valoir les financements qu’une situation consolidée de la troupe à Annecy pourrait apporter, et la nécessité pour le Centre d’Action Culturelle d’avoir une activité de création : la faire coïncider avec la présence du Théâtre Eclaté apparaît comme une évidence.529 Les pressions ministérielles, et probablement le nouvel éclat que la Gauche donne à ce secteur d’activité avec la nomination de Jack Lang au ministère, font fléchir l’élu municipal, sans doute inquiet du montage proposé, qui donne au metteur en scène la responsabilité artistique totale de son travail, alors que la mairie est liée par un contrat de trois ans. Un premier contrat est signé qui permet au Théâtre Eclaté de monter trois créations par an, avec une résidence de quatre mois à Annecy. Si la troupe avait établi des liens forts avec l’équipe d’AAC qui lui avait offert ses premières possibilités de création, elle est désormais ancrée tout à fait officiellement dans la ville et peut donner plus sereinement la mesure de son talent. Ce premier contrat de trois ans est renouvelé en 1984 pour trois ans. En 1986, Alain Françon prend la direction du Théâtre du Huitème à Lyon. L’“ effet Bonlieu ” a bien joué en faveur du théâtre, et en particulier en faveur du créateur qui avait ouvert la décennie précédente avec éclat. Il a fallu quinze années pour inscrire de manière claire le Théâtre Eclaté et son action dans le dispositif culturel annécien. L’acceptation institutionnelle de son action se produit au moment où il a acquis une renommée artistique qui lui permet de briguer la responsabilité de projets et d’un équipement d’une autre envergure.

Le domaine de la diffusion cinématographique est touché lui aussi par l’ouverture de Bonlieu : les nouvelles salles disposent d’équipements techniques de qualité qui permettent d’envisager l’ajout à la programmation du CAC d’un volet cinéma important. Dès sa création, le centre culturel d’Annecy avait constitué en son sein une cellule audiovisuelle dédiée à la création et à la recherche, finalement mise en sommeil peu avant l’ouverture de Bonlieu530.

Une diffusion cinématographique démarre rapidement à Bonlieu, sous la dénomination CinémaCac, labellisée Art et Essais, avec un effet de concurrence dénoncé bientôt par la MJC des Marquisats qui avait trouvé dans cette activité une identité pour sa salle, mais aussi une rentabilité financière non négligeable dans une maison à la recherche permanente d’un équilibre. La ville laisse les deux équipements trancher leur différent, qui est évoqué régulièrement en commission municipale, qui, elle, a le souci principal de ne pas entraver le lancement du nouvel équipement culturel. Quant au Ciné-club, habitué au théâtre municipal, il est invité à trouver un arrangement avec le CAC pour faire alterner ses séances avec celles du CinémaCac. Mais c’est surtout du côté des grandes manifestations cinématographiques que le changement s’avère le plus notable.

Les Journées internationales du cinéma d’animation connaissent certes un rayonnement très large dans les milieux artistiques liés à la production de film d’animation, mais l’impact local est faible, et, tous les deux ans, le public est surtout composé de spécialistes venus du monde entier, et d’amateurs éclairés. L’organisation et la gestion de la manifestation par une association composée de responsables annéciens et de réalisateurs, mais dont le secrétariat et le permanent sont parisiens, n’impliquent que fort peu le milieu local, associations culturelles, équipements socioculturels. Le Ciné-club, en dépit de ses efforts, n’a pas réussi à convaincre la municipalité de réaliser le Centre international de cinéma d’animation pour lequel il a multiplié les initiatives depuis près de quinze ans. Enfin, la manifestation bisannuelle utilise les locaux du théâtre, avec un rapport de plus en plus tendu avec AAC qui en est gestionnaire depuis l’édition 1977. L’ouverture de Bonlieu rend encore plus vives les tensions et les critiques portées à l’encontre de l’organisateur parisien. En 1982, à la suite d’une édition 1981 insatisfaisante sur le plan de la fréquentation, le bureau de l’association s’assigne un triple objectif que rappelle Stéphanie Champlong531 : développer le cinéma d’animation, assurer une manifestation de niveau international, et en faire un moyen d’action culturelle pour la ville, la région, la France.

Un recentrage sur Annecy est opéré : le directeur parisien est remercié et remplacé par un directeur permanent implanté à Annecy, Jean-Luc Xiberras, précédemment directeur de la MJC d’Annemasse, les associations et équipements socioculturels invités à s’investir plus largement dans la manifestation, afin de lui donner l’impact dans le public annécien qui a fait cruellement défaut lors de l’édition de 1981. L’association est renouvelée et regroupe alors les responsables des associations et équipements culturels et socioculturels de la ville : les trois MJC, la Fédération des Œuvres Laïques, Peuple et Culture, AAC, les Ateliers d’Animation d’Annecy 532, le musée-château, et prend alors réellement une forme cogestionnaire, selon un modèle désormais classique à Annecy533. Stéphanie Champlong, dans son travail historique consacré à cette manifestation, écrit : “ Le festival qui jusqu’en 1981 se déroulait principalement au théâtre municipal, investit le clos Bonlieu, au centre réel et symbolique de la ville. Ainsi, les organisateurs sont remplacés par des responsables locaux et l’espace physique est modifié 534.

Enfin, Stéphanie Champlong souligne combien ce changement en matière d’organisation recouvre également une autre approche esthétique : à la primauté donnée traditionnellement à la recherche formelle dans le domaine graphique, jusqu’à l’abstraction, œuvre d’artistes plasticiens, succède progressivement, dans les palmarès, le souci de la diffusion des œuvres, avec en particulier une ouverture à la conception assistée par ordinateur, alors toute nouvelle et largement portée par des entreprises audiovisuelles. La manifestation connaît rapidement un succès public grandissant qui pose le problème de son annualisation : la concurrence internationale avec d’autres festivals, autrefois saine émulation dans des échanges artistiques, devient un enjeu de taille par rapport à l’investissement ; l’essor de la production d’images, en relation avec la diffusion télévisuelle sans cesse croissante, ne permet plus de laisser le marché vide une année sur deux ; enfin la mobilisation/démobilisation de l’équipe en charge de la préparation du festival n’apparaît plus comme très fonctionnelle ni logique sur le plan économique. C’est en tout cas la position que développent les directeurs des JICA et de Bonlieu. L’annualisation de la manifestation va de pair avec la constitution progressive d’une équipe permanente et autonome de gestion du festival, professionnalisée, avec en parallèle une implication accrue de volontaires annéciens, issus pour beaucoup des associations membres, professionnels et élus. Enfin le centre Bonlieu, et surtout le CAC, jouent un rôle central tant pour ce qui est de la logistique que de la mise en cohérence avec les autres volets de l’action culturelle. La forme festivalière se renforce progressivement : investissement de la ville qui recherche à travers la manifestation une renommée, valorisation grandissante des invités d’honneur, multiplication des programmes de diffusion sur une courte période avec la recherche d’un public élargi, compétition selon un système de catégories qui spécialise les films et donne une tension au festival. Les JICA, au début du mois de juin, deviennent l’événement phare de la fin de saison culturelle dans la ville.

Dans le domaine du cinéma toujours, les années qui suivent l’ouverture de Bonlieu voient apparaître sur la scène annécienne, de nouvelles manifestations cinématographiques, qui prennent également une forme festivalière. Ainsi, les Rencontres du Cinéma italien sont créées en 1983 par le centre d’action culturelle, avec comme directeur artistique l’ancien responsable de la cellule audiovisuelle d’AAC : la manifestation acquiert rapidement une renommée certaine dans les milieux cinématographiques. Mais ses promoteurs font valoir que son avenir réside dans une dimension réellement internationale, et poussent la ville à s’y investir plus largement : lors de la commission des affaires culturelles du 19 février 1985, les élus municipaux sont soucieux de ménager les finances communales, déjà chargées par l’engagement pris en faveur des JICA. Rapidement, les Rencontres du Cinéma italien trouvent leur place en ouverture de la saison culturelle, et obtiennent une reconnaissance tant dans le public que dans les milieux professionnels et artistiques, aussi bien français que transalpins, comme en témoigne le catalogue édité à l’occasion de la dixième édition, en 1992535, qui recense les témoignages des ministres français et italien, du directeur du Centre national de la cinématographie, des représentants des collectivités locales et régionales ;

La même année, un des responsables de Peuple et Culture, Raoul Rodriguez, lance dans les locaux de la MJC des Marquisats, une Biennale du Cinéma espagnol, avec une orientation initiale plus politique, mais une évolution rapide vers la forme festivalière536. La municipalité reste également prudente devant la redondance de ces manifestations thématiques. Enfin, en 1984, à l’initiative de la ville, sont lancées les Journées internationales du film d’aventure sportive (les JIFAS), sur le même modèle festivalier, pour mettre en valeur le cadre de vie annécien et les activités sportives de plein air, en particulier les activités de glisse et de montagne, alors en plein essor.

Ainsi, un des résultats les plus notoires de l’ “ effet Bonlieu ” réside dans le développement d’une activité festivalière centrée sur le cinéma, qui contribue fortement à renforcer l’image d’Annecy ville culturelle. Bien entendu, ce développement est en phase avec l’essor considérable du marché des images, particulièrement pour le cinéma d’animation ; il y a également un “ effet Lang ” qui place symboliquement la politique culturelle en emblème de la modernité et d’une dimension sociale qui rassemble très largement. Mais ce développement s’opère sur un autre mode que celui des décennies précédentes : les initiatives viennent essentiellement des équipements et des professionnels, et elles recueillent, en dépit de la vigilance budgétaire, un soutien actif de la municipalité. La culture ne paraît plus être un risque, mais un outil de valorisation de l’action municipale, et ceci d’autant plus que ces manifestations ne provoquent plus de débats. En parallèle,l’initiative associative décline et la commission des affaires culturelles du 14 avril 1982537 doit constater que le Ciné-club d’Annecy a réduit son activité de moitié ; le 19 avril 1983, elle prend acte que le Ciné-club n’a pas déposé de demande de subvention, signe manifeste de l’arrêt de ses activités.

Enfin, demeurent dans le domaine du cinéma, deux points en suspens, sans cesse rappelés par les premiers initiateurs des JICA : la création d’une structure permanente dédiée à la conservation des films d’animation et des documents qui se rapportent à cette activité, cinémathèque, conservatoire ou centre de documentation, qui pourrait asseoir plus solidement la position de la ville par rapport aux autres festivals spécialisés (Zagreb en Yougoslavie et Varna en Bulgarie) ; la mise en place d’un dispositif de formation professionnelle à la réalisation de films d’animation, à même de donner une suite aux actions de formations ponctuelles assurées par des conseillers techniques du ministère de la jeunesse et des sports en accompagnement du festival. Ces deux projets complémentaires de l’activité de diffusion et susceptible de faire d’Annecy la capitale du film d’animation, ne connaissent pas encore un début de réalisation à la fin des années 80.

Au total, les grandes manifestations artistiques autour du centre d’action culturelle sont bâties sur une coopération de tous les équipements socioculturels et de tous les responsables professionnels, des directeurs de MJC essentiellement, pour en démultiplier la portée et accroître le public. La concordance entre toutes les structures est alors complète autour des objectifs artistiques, de la recherche du public le plus large possible, de cofinancements qui profitent en fin de compte à chacune : les institutions culturelles et socioculturelles fonctionnent dans ce domaine comme un réseau, même si les différents ne sont pas totalement réglés, notamment entre les Marquisats et Bonlieu.

Notes
529.

Commission des affaires culturelles, séance du 18 novembre 1981, AMA, 2 mi 236.

530.

Il ne nous a pas été possible, dans les limites de ce travail, d’approfondir le fonctionnement et les enjeux autour de cette cellule audiovisuelle, dont le travail de production et d’animation, et son exploitation, ont suscité de nombreux débats avec les associations et les membres associés à la vie culturelle annécienne, en raison probablement des implications politiques des réalisations. Daniel Sonzini, dans l’entretien qu’il nous a accordé le 15 janvier 2003, reconnaît cet échec d’AAC dans le domaine audiovisuel, “ comme tous les CAC, d’ailleurs ”.

531.

Champlong Stéphanie, La place du festival international du cinéma d’animation dans la politique culturelle d’Annecy, op. cit. p.60.

532.

Cette association, connue localement sous le sigle AAA, a été fondée en 1971 sous la responsabilité de Nicole Salomon, une enseignante très investie auprès des réalisateurs de tous les pays qui fréquentaient le festival, avec pour objectif de développer localement la pratique de cette forme de cinéma. Dans le devenir de la manifestation, Nicole Salomon joue un rôle clef en raison de ses liens personnels avec nombre de réalisateurs étrangers qui donnent à la manifestation son prestige artistique. (Stéphanie Champlong, op. cit., p. 89)

533.

Le catalogue de la quatorzième édition des JICA de 1983, remercie tous ceux qui ont contribué à la nouvelle organisation par une participation volontaire : la liste comprend, de manière significative, quasiment tous les directeurs de MJC de l’agglomération, ainsi que des permanents de la FOL, des personnels du ministère de la jeunesse et des sports, des établissements culturels municipaux, etc., mettant en évidence une forme de convergence très large d’associations et d’institutions autour de cette manifestation : Festival Annecy 83-14 e Journées Internationales du Cinéma d’Animation, Annecy, 1983.

534.

Stéphanie Champlong, La place du festival international du cinéma d’animation dans la politique culturelle d’Annecy, op. cit., p.59.

535.

Cinéma italien-Rencontres d’Annecy 92- Xe anniversaire, Annecy, 1992.

536.

sur le développement de cette manifestation, on peut se reporter au catalogue édité pour la 11eme édition en 2004 : Onzième biennale du cinéma espagnol-Annecy, Annecy, 2004. On peut noter que le fondateur de la manifestation, Raoul Rodriguez, a représenté la Fédération de l’éducation nationale au conseil d’administration des Marquisats pendant plusieurs années, avant d’être président de Peuple et Culture de Haute-Savoie.

537.

AM, 2 Mi 236.