L‘essor du théâtre, un nouveau problème

Les années qui suivent l’ouverture de Bonlieu voient apparaître sur les scènes annéciennes de nouveaux hommes de théâtre, jeunes, qui revendiquent rapidement une place dans le dispositif, notamment des aides à la création. C’est tout d’abord la Compagnie du Trèfle, fondée en 1977 par l’ancien responsable du secteur enfants d’AAC, Lliberto Valls, qui acquiert progressivement une notoriété régionale avec des créations originales, souvent orientées vers un public jeune, en raison de son origine, en raison également d’un public potentiel en milieu scolaire, ce qui est souligné par un responsable académique auprès de Jean-Pierre Würtz, lors de son enquête de 1983538. De cette enquête, il ressort d’ailleurs une critique de la qualité artistique insuffisante de la troupe, en tout cas un niveau qui ne devrait pas permettre une prise en compte dans les aides à la création. La troupe bénéficie néanmoins de subventions municipales et est même accueillie dans un local municipal après des années de revendications. Une installation dans les locaux culturels du lycée Berthollet, rénovés par la ville, est même envisagée lors de la commission du 8 septembre 1982539. Ultérieurement, elle trouvera auprès d’une commune voisine, Meythet, un accueil permanent en assurant la gestion du centre culturel, Le Rabelais, pour quelques années.

Une autre troupe naît, la Compagnie Brozzoni-Piccamiglio, qui rassemble un comédien, Charlie Brozzoni, et un écrivain, Robert Piccamiglio (par ailleurs “ ouvrier du dimanche ” en raison de son emploi dans l’industrie le week-end) pour mettre en scène les textes du second, entre autres à la MJC de Novel, berceau du renouveau théâtral annécien à la fin des années 60, ainsi que nous l’avons montré dans la première partie. Après une série de spectacles en commun, Charlie Brozzoni recouvre son indépendance et assure des mises en scène sous le nom de Compagnie Brozzoni. La recherche d’une implantation permanente à Annecy est confrontée au problème de la reconnaissance artistique par les autorités culturelles régionales et aux limites que la ville d’Annecy s’impose en matière de soutien aux créateurs : alors que la ville est engagée contractuellement avec le Théâtre Eclaté, elle ne peut soutenir d’autres troupes. Charlie Brozzoni développe son activité permanente, ou plutôt intermittente, en allant rechercher auprès d’autres communes les moyens de coproduction de ses spectacles.

Le Théâtre « Bécassine Mon Amour » est créé en 1982 par Raphaël Simonet, un comédien local, qui tente lui aussi la grande aventure de la création d’une troupe. Il fait le choix, outre la création de spectacles, de proposer des ateliers et des stages de formation dans le domaine du spectacle. La commission du 15 juillet 1986540, qui reçoit Raphaël Simonet, fait le point de l’ensemble de l’activité de la troupe depuis quatre ans, et de l’audience recueillie localement. Comme pour les autres troupes, le problème du fonctionnement courant, tant financier que matériel avec le problème des locaux, amène son promoteur à se tourner vers la municipalité.

La « Kompagnie du Karton Pâte » est portée par un plasticien, Jacques Quoex, qui souhaite dans ses réalisations dépasser les clivages artistiques entre disciplines, avec une tendance iconoclaste à “ choquer le bourgeois ”. Ses réalisations s’appuient plus sur un engagement volontaire des acteurs que sur une recherche de professionnalisation. Pour autant, comme pour les autres troupes, la question des locaux de travail et du cofinancement des créations est adressée prioritairement à la ville.

Dans un registre quelque peu différent sur le plan artistique, apparaît en 1982, le groupe « Collectif et Cie », créé par Philippe Moenne-Locoz, et totalement dédié à la musique électro-acoustique. La création de pièces originales, la mise en route d’ateliers, l’établissement de relations avec d’autres groupes, notamment à Genève, installe progressivement ce collectif comme l’un des pionniers régionaux de cette expression assez confidentielle, mais qui bénéficie cependant d’une attention certaine des autorités culturelles régionales.

Ce mouvement de créations de groupes ou de troupes artistiques à l’orée des années 80, repose sur la détermination de quelques personnalités qui portent la responsabilité du projet artistique et de sa mise en œuvre ; autour de ces personnalités s’opèrent des regroupements affinitaires, déterminés autant par les choix esthétiques que par des éléments plus personnels. Cependant, ces groupes ont des caractéristiques communes : ils trouvent tous leur origine dans les évènements qui ont accompagné la mise en place du centre culturel à Annecy. Les remous autour de l’installation du Théâtre Eclaté et des enjeux de la création théâtrale à Annecy, le mouvement anti-conformiste d’Annecy Jazz Action, poursuivi par Annecy MédiAction, les encouragements donnés par la politique culturelle de Jack Lang, sont autant de facteurs qui déterminent ces artistes à se lancer dans l’aventure des troupes. La prédominance du théâtre dans le choix de ces jeunes créateurs, hormis Collectif et Cie, est en tout cas remarquable, et doit être rapportée au choc esthétique et politique provoqué par le Théâtre Eclaté. Enfin, l’action des conseillers techniques du ministère de la jeunesse et des sports en matière de formation à l’art dramatique a trouvé là un point d’appui certain541. Un autre élément réside probablement dans un aspect négatif de l’“ effet Bonlieu ” : la centralisation des initiatives publiques autour du nouvel équipement et de ses professionnels suscite un mouvement sinon de rejet, du moins de distanciation de la part de ceux qui souhaitent monter sur la scène artistique. En effet, Bonlieu est devenu le centre de référence pour la Direction Régionale des Affaires Culturelles, tant en matière de relais des politiques publiques menées par le ministère, que dans le domaine du jugement esthétique, déterminant pour l’attribution des aides publiques. Le rapport Würtz de 1983, situe bien ainsi le rôle de Bonlieu. Jean-Pierre Würtz ne peut d’ailleurs pas faire l’économie des nombreuses critiques qu’il a entendues sur la “ bureaucratie ” de Bonlieu, et son rôle centralisateur, même si la campagne des élections municipales de 1983 conduit certains à outrer leurs propos, ainsi qu’il le souligne lui-même dans son rapport. Ainsi, la centralité de Bonlieu, voulue par les acteurs culturels locaux et par le Ministère, acceptée par la municipalité qui espérait contenir de cette façon la création artistique, cette centralité produit-elle un mouvement centrifuge, qui repose à nouveau les problèmes déjà abordés quinze ans auparavant avec les débuts du Théâtre Eclaté.

La municipalité se trouve donc confrontée, à des demandes de locaux de répétition et de stockage, d’aides à la création, à la prise en charge des bordereaux de fonctionnement des salles de spectacles de la ville, mais cette fois-ci de la part de multiples acteurs. La tension politique est moindre qu’auparavant : les équipements qui offrent des possibilités de réalisation sont en nombre, la création a obtenu dans la ville droit de cité depuis que le Théâtre Eclaté est reconnu, la municipalité apparaît comme en phase avec le ministère de la culture, dont les directeurs régionaux viennent donner acte de ses engagements. Surtout, les revendications de moyens de fonctionnement de ces jeunes artistes ne provoquent plus la même mobilisation que dans la décennie précédente : la culture a acquis un droit de cité à Annecy, il reste seulement à organiser la gestion de son soutien.

Notes
538.

Jean-Pierre Würtz, op. cit., p. 40.

539.

AM 2 Mi 236.

540.

AM, 2 Mi 240.

541.

Elément fourni par Yves Doncques, conseiller technique en art dramatique du ministère de la jeunesse et des sports.