Le choix des normes

Il faut bien constater que la ville d’Annecy a choisi très rapidement une attitude d’extrême prudence vis-à-vis de ces “ offres ” : elle n’adopte en rien les normes du ministère concernant la construction d’un équipement spécifique, qui entraîneraient en outre la nomination d’un directeur proposé par lui. D’autre part, elle repousse fermement l’idée d’accueillir un créateur comme responsable culturel, en l’espèce sûrement un homme de théâtre comme René Jauneau à la maison de la culture de Thonon.

Ces deux points forment quasiment une position cardinale de la mairie, étayée par une image et un argument. L’image, c’est la formule de Gabriel Monnet le 7 juillet 1966 (“ La maison de la culture à Annecy, ce sont les murs mêmes d’Annecy ”) qui dans un raccourci consacre l’engagement de la mairie dans la politique culturelle, rassemble toute la ville autour d’elle dans une métaphore à la fois spatiale et sociale, mais qui, dans le même mouvement, justifie le refus de l’équipement spécifique. L’argument, c’est le budget : alors que la ville s’enorgueillit à Avignon de figurer parmi le petit nombre de celles qui ont mis la culture au premier rang de leurs priorités budgétaires, les élus repousseront jusqu’à une date récente la possibilité d’accueillir un créateur en raison même de l’étroitesse budgétaire d’une ville moyenne.

La ville d’Annecy se positionne donc très clairement vis-à-vis du ministère de la Culture : elle adhère de très près à sa politique, et participe aux instances de réflexion, mais elle en refuse les normes nationales sur deux points essentiels, l’équipement et le mode de professionnalisation du secteur. Sur le premier point, les années 1970, et plus particulièrement 1977, marquent un tournant, le projet Bonlieu constituant alors un engagement ferme en faveur de l’équipement culturel, et finalement la véritable mise en route d’une politique culturelle. Par contre, sur le second point, la présence d’un créateur responsable d’un projet culturel et de l’équipement, la mairie maintient une position inflexible, jusqu’à maintenant, contre les ministres successifs, avec le choix délibéré d’un directeur gestionnaire et programmateur, et non un créateur. D’un autre coté, la ville est dotée très rapidement d’un ensemble d’équipements socioculturels remarquable, trois MJC bâties par des architectes de renom, trois foyers de jeunes travailleurs, avec des associations de gestion totalement en phase avec la politique menée par le ministère de la jeunesse et des sports, même si elle reste réservée par rapport à certaines normes. On peut donc dire que des années 60 à la fin des années 70 la municipalité conduit une politique en réalité socioculturelle, le démarrage de la construction de Bonlieu en 1978 marquant le réel engagement dans une politique culturelle.

Ces positions fermes peuvent être analysées, nous l’avons dit plus haut, comme le souci prioritaire de conserver au développement de la politique culturelle un caractère endogène, en ce qui concerne les normes tant matérielles que juridiques et administratives, afin de garder la maîtrise des choix, mais aussi du rythme de développement.

L’une des questions que nous posions au début de notre travail concernait l’apport éventuel du travail de Dumazedier en matière de planification culturelle : est-ce que le fait que des élus annéciens soient des collaborateurs du sociologue des loisirs dans sa démarche d’enquêtes sur la ville d’Annecy, fournit un outillage conceptuel à la municipalité dans la conduite de sa politique culturelle ? La réponse est presque évidente : à la conception tout à fait rationnelle de la séquence chronologique (observation/analyse des besoins/définition des objectifs/définition des moyens/décision) que prônait Dumazedier, la ville d’Annecy a substitué un schéma à la fois plus simple dans lequel la temporisation, c’est à dire le report de décision, joue un rôle essentiel, et plus complexe car fondé sur une approche finalement très politique du problème, avec le rejet des éléments à forte charge axiologique.

En fin de compte, ce que la municipalité, à travers cette attitude, souhaite contrôler, ce sont les modalités de l’institutionnalisation des politiques culturelles et socioculturelles : modalités de formes, modalités de rythme. Modalités de formes quant aux statuts de l’association de gestion, sur un modèle bien connu dans la ville, celui des MJC, basé sur des catégories d’administrateurs diversifiées et multiples, qui permettent d’intégrer très largement tous les acteurs de la vie culturelle et politique, par le jeu des représentations, et plus précisément tout ce que la ville compte d’institutions publiques (les services de l’Etat), et surtout d’organisations syndicales clairement situées dans une opposition politique. Modalités de rythme quant à l’inscription à l’agenda municipal des réalisations et des engagements, notamment avec les pouvoirs publics.

Ainsi les reproches de Jean-Pierre Würtz dans son rapport de 1983 pointent-ils exactement cette question du conseil d’administration pléthorique qui produit une relative dépossession du directeur de ses prérogatives essentielles, au regard des canons du ministère des affaires culturelles. La revendication réaffirmée maintes fois par la municipalité d’une position originale à Annecy, est illustrée par le débat lors de la séance privée du conseil municipal du 8 février 1988552 qui examine les travaux d’évaluation conduits par l’Observatoire des Politiques Culturelles en 1987, et dont Pierre Jacquier a rédigé le rapport introductif. Bernard Bosson précise : “ Il a fallu se battre, vous m’entendez bien, se battre pour maintenir les syndicats que le ministère voulait à tout prix mettre dehors du CAC, et il a fallu qu’on les supplie des heures entières de ne pas venir nous briser ce qu’on avait fait […]. 553. Et d’ajouter un élément concernant la nomination du directeur : “ Le prochain ministre de la Culture va faire comme les quatre précédents, il ne sera pas nommé depuis huit jours qu’il demandera à Sonzini [le directeur d’AAC depuis la fondation] de devenir le grand patron de je ne sais quoi au ministère. Cela n’a jamais manqué. Aucun de tous les ministres qu’on a connus depuis douze ou treize ans, quel qu’il soit, n’a manqué de venir proposer à Sonzini la grande direction de ceci ou cela 554.

De même, lorsqu’il est mis fin au contrat liant l’association organisatrice des Journées Internationales du Cinéma d’Animation en 1982 avec celui qui, depuis des années, avait en charge cette organisation, Raymond Maillet, les statuts refondés de l’association prennent modèle sur les autres associations œuvrant dans le secteur culturel et socioculturel en prévoyant une place pour les représentants des associations et fédérations et des pouvoirs publics, ainsi que des réalisateurs.

Nous sommes en face d’une reproduction à l’identique des formes de gestion des activités culturelles, sur le modèle des activités socioculturelles, qui forment ainsi une sorte de “ patron ” reproduit systématiquement. Mais cet ensemble d’associations, calquées sur le même modèle, fait probablement système dans la mesure, où, pour le dire familièrement, “ tout le monde est membre de tout ”, dans une redondance remarquable. Nous retiendrons enfin le fait que la municipalité ne s’est jamais dotée, encore maintenant d’ailleurs, de services culturels très structurés, en dehors de la gestion des établissements de conservation et d’enseignement.

Notes
552.

Ville d’Annecy, Evaluation et développement culturel. Conseil municipal-compte rendu de la séance privée du 8 février 1988. Mairie d’Annecy

553.

op. cit. p. 32.

554.

Ibid, p.39.