La maîtrise du rythme

Quant au rythme, la municipalité tente de le maîtriser contre les pressions du ministère des affaires culturelles soucieux de faire avancer ses projets et de voir Annecy devenir la vitrine de sa politique, mais aussi contre la poussée d’un mouvement social avide de ruptures esthétiques, morales, et politiques.

Tout d’abord, nous avons noté les réticences, voire même l’opposition frontale aux comédiens du Théâtre Eclaté pendant des années, en particulier à propos de la mise en scène de spectacles à résonance par trop politique. Refus de financement, difficultés pour trouver des locaux, à l’évidence, le soutien du directeur d’AAC et du conseil d’administration, l’appui du ministère de la Culture à une jeune troupe considérée comme prometteuse, n’ont pas suffi à fléchir la détermination de la municipalité contre une action culturelle qui s’attaquait aux valeurs établies. Ce n’est que lorsque le Théâtre Eclaté aura trouvé d’autres soutiens, et puisé dans un répertoire certes encore souvent contemporain mais moins directement provocant, qu’il sera admis de plein droit dans la ville, c’est à dire finalement au moment où sera proposée à Alain Françon une direction dans une autre ville, le Théâtre du Huitième à Lyon.

Pour ce qui est de la musique, les “ excès ” d’Annecy Jazz Action, puis d’Annecy MédiAction sont longtemps contenus tant bien que mal à l’extérieur de ce lieu central que constitue le théâtre. Et la première revendication de 1965 concernant une grande salle de 2000 places dédiées aux musiques modernes, au jazz, au rock, elle, ne trouve pas de réponse, hormis la transformation de la salle des Marquisats en salle spécialisée, avec une jauge de moins de 400 places. Et c’est toujours le hall des expositions qui accueille les concerts de variétés ou de rock d’importance, dans les conditions de confort et d’acoustique d’un hall de foire. Dans ce domaine également, la municipalité a suivi un rythme de réalisation tout à fait spécifique, déconnecté des demandes locales, et des pressions des instances parisiennes : la proposition faite par Guy Brajot en 1972, au nom du ministère, de financer une salle de 1 000 places, sera bien retenue, mais réalisée finalement presque dix ans plus tard.

Par contre, dès lors que le centre Bonlieu est devenu opérationnel, la politique festivalière, fondée essentiellement sur le cinéma, a pris une extension considérable, avec un appui très fort de la municipalité. Le changement de génération à la mairie est-il un facteur important du regain d’intérêt pour les œuvres ? En tout cas, les années 80 sont bien celles de l’essor d’une production culturelle conséquente, à l’unisson d’ailleurs de ce qui se passe dans le reste du pays, et en pleine concordance avec la refondation de l’action publique dans le domaine culturel par Jack Lang. Mais il subsiste deux réserves :

Finalement en termes de rythme, la mairie a choisi de manière quasiment systématique la temporisation dès que la création artistique était susceptible de prendre place sur le devant de la scène politique, avec tous les risques de se voir bousculée dans ses valeurs, mais aussi dans la maîtrise de ses choix et du calendrier de réalisation, à l’inverse de son engagement déterminé dans la réalisation d’institutions socioculturelle. Mais le centre Bonlieu, destiné à accueillir le centre d’action culturelle, se construit alors que le ministère de la Culture est entré depuis bien des années dans une phase de modestie, et n’est plus en mesure d’imposer ses normes de gestion.

C’est seulement entre 1971 et 1975 que la municipalité a failli perdre le contrôle de la situation, face à l’ébullition culturelle et à la prolifération des initiatives, face aussi à la formation d’un mouvement en faveur d’un centre culturel soutenu ouvertement par les instances du ministère de la Culture. C’est bien la présence et l’action du Théâtre Eclaté qui illustrent la conjonction des revendications locales et des propositions ministérielles dans cette phase, et leur charge politique. La temporisation, les arguments dilatoires permettent de reporter les décisions en matière de création artistique, et de réduire les risques de crise.

Mais ces attitudes se combinent avec d’autres éléments pour former une construction politique singulière dont la durée au fil des décennies, et c’était une de nos interrogations de départ, est remarquable. La phase qui commence avec l’ouverture de Bonlieu est bien une phase de concordance au sens où Olivier Borraz l’entendait556, avec un alignement de plusieurs ordres institutionnels distincts, et plus spécifiquement l’organisation locale matière d’action culturelle avec le projet culturel de la Gauche et de Jack Lang. Cette concordance est un puissant facteur d’institutionnalisation, et de légitimation.

Notes
555.

La création de ce pôle de réalisation dédié aux films d’animation, sous la direction de Jacques-Rémy Girerd, est retracée dans L’équipée de folimage . Studio de films d’animation, Edition Musée de Valence/musée d’Annecy, 2000.

556.

Borraz Olivier, « Pour une sociologie des dynamique de l’action publique locale », Les nouvelles politiques locales, op. cit.