La spécification des rôles

Deux démarcations essentielles très fortes ressortent de l’analyse de cette période 1965-1983 : l’absence quasi-totale de perméabilité politique entre les associations culturelles et socioculturelles et le conseil municipal, d’une part ; le faible engagement des services de la mairie dans cette politique et leur peu de spécialisation en la matière, d’autre part.

Le premier point forme une donnée quasi permanente : lors des différentes élections municipales, aucun responsable associatif, élu ou professionnel, n’est admis au conseil municipal, et d’ailleurs aucun d’entre eux ne brigue de mandats. Ce n’est qu’en 1983, et en 1983 seulement, que deux présidents de MJC sont sollicités et élus sur la liste du maire, le président des Marquisats qui est d’ailleurs nommé adjoint aux affaires culturelles, et celui de la MJC des Romains. Il faut noter que leur mandat ne sera pas renouvelé en 1989. Rappelons que les élections de 1983 sont également celles de l’entrée de représentants de l’opposition politique au conseil municipal et à la commission des affaires culturelles, en vertu des dispositions de la nouvelle loi électorale. En dehors de ces deux cas, probablement liés au changement de génération à la mairie avec l’accession du fils Bosson aux responsabilités, on ne trouve aucun autre exemple dans ces vingt années, pas plus d’ailleurs que dans les élections suivantes. Cette donnée est à l’évidence en décalage avec le constat fait par Albert Mabileau et Claude Sorbets dans leur étude Gouverner les villes moyennes ? 557 qui pointent en 1977 une forte entrée des représentants associatifs dans les conseils municipaux.

A l’inverse, à Annecy, il y a comme une forme d’accord tacite entre la municipalité et les responsables associatifs pour éviter de placer les dites associations au cœur des luttes politiques, et les laisser ainsi dans une position évidente de neutralité politique. Si les directeurs de MJC ont contribué dès les années 60 à former en exclusivité le corps de professionnels du socioculturel et du culturel, aucun d’entre eux n’a jamais postulé, même sur une liste d’opposition, à un mandat municipal. Le directeur d’AAC, puis du CAC, pendant 27 ans, Daniel Sonzini, la retraite venue, sera bien élu et nommé adjoint en charge des affaires culturelles en 2001, mais dans la commune voisine de Cran-Gevrier, au sein d’une municipalité dirigée par les socialistes.

Nous pouvons donc relever une spécialisation presque intangible des fonctions politiques à Annecy : la responsabilité professionnelle ou élective au sein d’une association de cogestion est exclusive de toute recherche de mandat politique. Accord explicite entre acteurs qui ont construit ensemble le dispositif depuis ses origines, ou consensus tacite entre notables pour préserver une “ paix culturelle ” qui profite à tous ? Probablement les deux, tant la pérennité de cette spécialisation dissociée des tâches est remarquable.

La deuxième dissociation des tâches et des rôles concerne l’aspect plus technique des services municipaux. L’une des premières revendications formulée au sein de la toute nouvelle commission des affaires culturelles en 1965, portait sur la création d’un service spécifiquement dédié à ce nouveau domaine de la politique municipale, comme celui des égouts ou de la voirie, pour reprendre l’expression du conservateur du musée d’alors, Jean-Pierre Laurent. Nous avons noté que ce n’est qu’après 1971 qu’un poste de fonctionnaire municipal est affecté au suivi des travaux de la commission des affaires culturelles. Mais en réalité, il faut attendre 1983 pour qu’un poste d’attaché administratif soit créé pour prendre en charge un service spécifique des affaires culturelles, comme le souligne le rapport de l’évaluation conduite par l’Observatoire des politiques culturelles pour le compte du ministère de la Culture et de la Communication en 1987558. C’est à dire qu’une spécialisation réelle au sein de l’administration municipale n’intervient qu’une fois que l’essentiel de la construction de la politique culturelle est achevé, après le changement de génération à la tête de la municipalité, mais avec une ampleur limitée.

Cette absence de service spécifique n’a donc pas été un obstacle à cette politique et nous avons à plusieurs reprises parlé d’externalisation de la gestion de cette question par la mairie : pas de services spécifiques, une délégation à des associations toutes fondées sur le modèle de la cogestion, avec un rôle central de coordination confié à AAC presque dès le début. La municipalité peut donc se situer au centre du dispositif, par la définition de ses caractéristiques, sans en être pour autant gestionnaire direct, avec le risque politique que cela entraînerait.

La forme d’agence technique retenue dès 1971 par l’ensemble des acteurs, ou presque, est fortement ambivalente : pour la mairie, elle correspond à une fonction de coordination entre acteurs qu’elle ne veut pas assurer avec ses moyens propres ; pour les associations co-fondatrices, elle représente l’espoir d’un appui matériel et financier ; et pour les premiers dirigeants elle permet de se situer au cœur du processus de construction politique et de revendiquer auprès des instances parisiennes le rôle de centre culturel. C’est bien cette ambiguïté que dénonçaient dès le début les responsables du Ciné-club et d’AJA.

Dans ce cloisonnement presque total entre les fonctions de représentation politique et les responsabilités culturelles, deux hommes seulement, Pierre Jacquier et Georges Grandchamp, endossent les deux responsabilités, culturelle et politique ; ils incarnent d’ailleurs deux des grandes sources de légitimité de la politique menée. Pierre Jacquier, l’assistant de Dumazedier, apporte la caution de la recherche scientifique, et il pilotera encore en 1987 le comité d’évaluation, et Georges Grandchamp représente l’histoire, en tant que membre fondateur des Marquisats et de Peuple et Culture, et, en plus, érudit local spécialisé dans l’histoire d’Annecy, responsable de sociétés savantes.

Notes
557.

Mabileau Albert, Sorbets Claude (sous la dir), Gouverner les villes moyennes ?, op.cit.

558.

Evaluation et développement culturel. 1. Rapport de synthèse, Ville d’Annecy et Ministère de la Culture et de la Communication, Annecy, 1987.