La neutralisation politique

Avec la spécialisation des rôles et leur stricte délimitation, la recherche constante d’une neutralisation politique forme la deuxième caractéristique de l’action de la municipalité annécienne. Nous l’avons dit de la formule institutionnelle employée pour assurer la gestion des équipements, les associations de cogestion. La municipalité utilise et reproduit cette formule à chaque fois qu’une nouvelle activité se structure, qu’un équipement nouveau s’ouvre, jusqu’au Brise-Glace, association de promotion des musiques amplifiées, en charge de la salle des Marquisats transformée, en 1994. Cette formule est défendue et développée contre les revendications associatives en rupture avec cette conception, et c’est le cas principalement de la Fédération des Œuvres Laïques de la Haute Savoie, qui ne trouve place dans la ville qu’en acceptant de s’orienter vers l’animation en direction des enfants, malgré sa revendication d’une laïcité engagée ; formule défendue également contre les exigences du ministère de la culture qui a élaboré une doctrine qui privilégie, au sein de l’association de gestion, le pouvoir personnel du directeur porteur d’un projet artistique.

Dans ce modèle, ce qui prédomine, c’est la multiplicité des institutions représentées : associations de parents et syndicats, services publics et partenaires divers, et bien entendu la municipalité, c’est à dire des représentations déjà institutionnalisées des groupes sociaux divers, ainsi que des institutions publiques. S’il n’y a pas d’opposition de principe affirmée à la présence dans l’action culturelle de groupes sociaux très individualisés et porteurs de valeurs singulières, et ceci au nom du pluralisme, par contre, dans la phase de genèse de l’action culturelle, c’est à dire la première moitié des années 70, la municipalité livre bien un véritable combat contre les deux groupes qui par leurs actions et leurs projets artistiques menacent les choix de neutralité de la ville, le Théâtre Eclaté et Annecy Jazz Action. L’opposition, dans certaines phases de crise, est assez frontale, comme en septembre 1973 lors de l’évacuation par la force des locaux occupés provisoirement à Bonlieu par les deux associations, mais la principale prise de position de la municipalité réside bien dans le choix, toujours initial, de formules de cogestion, lorsqu’il s’agit de prendre en charge les équipements ou les projets culturels importants. Les autres associations, y compris Peuple et Culture, peuvent s’associer à cette cogestion, mais en aucun cas ne peuvent prétendre à s’y substituer. Ainsi l’Association des Quartiers du Parmelan, fondée sur l’initiative de travailleurs sociaux pour rassembler les habitants d’une cité en attente de réhabilitation, va-t-elle survivre pendant quinze ans dans un deux-pièces de la cité en question. De même le FJEP des Teppes finira-t-il son existence relégué dans des locaux d’emprunt tout à l’extérieur de la ville.

Lorsque nous écrivons “ la municipalité ”, il nous faut bien préciser qu’en fait il s’agit du petit groupe d’élus qui, autour de Pierre Jacquier et Georges Grandchamp, porte ces questions, quitte à “ violer ” la majorité du conseil, comme en 1977, pour reprendre l’expression d’André Fumex. La municipalité, avec cette configuration, se situe, au moins jusqu’en 1983, en appui à ceux qui, dans les associations de cogestion, font la promotion des activités culturelles, mais contre la majorité du conseil plutôt effrayée par les éventuels débordements des manifestations culturelles. Ainsi la ville acquiert-elle cette position singulière, faite à la fois d’engagement dans la politique culturelle au sein de chacune des associations avec tous les autres acteurs, maître d’ouvrage obligé des équipements, et à ce titre responsable du rythme de leur construction, interlocuteur incontournable des négociations avec les instances nationales, mais aussi décideur inflexible de la forme institutionnelle de cette politique. Finalement, cette forme de la cogestion vise moins à éliminer les opposants, politiques ou syndicaux, qu’à les contraindre à composer systématiquement avec les autres acteurs dans une configuration institutionnelle qu’ils ne décident pas. La syndicalisation des professionnels de ce secteur, en particulier les directeurs de MJC à la CGT, donne un surcroît de légitimité à cette formule. Le retour progressif de toutes les associations, en particulier Peuple et Culture et la Fédération des Œuvres Laïques, dans le jeu de la cogestion au début des années 80, souligne assez la force coercitive de cette construction.

Mais le corollaire tout aussi invariant de cette position, depuis près de quarante ans, c’est l’éviction des créateurs du dispositif. Autant le pluralisme revendiqué va jusqu’à l’ouverture de la cogestion à des syndicalistes dont les convictions communistes sont avérées, autant la présence permanente dans les institutions culturelles de metteurs en scène ou de réalisateurs susceptibles de provoquer, par leurs prises de positions esthétiques des ruptures, des crises est totalement prohibée : Ubu Roi d’Alfred Jarry, ou les Coréens de Michel Vinaver, montés par Gabriel Monnet dans les années 50, La Farce de Burgos ou le Bouffon, proposés par Alain Françon près de vingt ans plus tard, sans parler du free-jazz, provoquent des polémiques artistiques, mais aussi morales, qui divisent la population, et en premier lieu le conseil municipal. La culture comme facteur de rupture ne peut revendiquer à Annecy une place institutionnelle. La dénonciation du refus des créateurs a rythmé périodiquement la vie culturelle annécienne, par la bouche de Gabriel Monnet d’abord, dans le mouvement autour d’AJA et du Théâtre Eclaté ensuite, chez ceux qui soutiennent au conseil municipal les choix d’Alain Françon, mais aussi sous la plume des responsables du ministère de la Culture. Les “ pourquoi nouveaux ” dont Gabriel Monnet se voulait le porteur dès les années 50, et qu’il rappelait à Avignon en juin 1967 au bon souvenir des élus annéciens, n’ont guère trouvé de place à Annecy.

En parallèle, faut-il rattacher à cette très grande réserve envers les artistes, la grande prudence en matière de constructions publique, dans le secteur culturel en particulier avec la place prépondérante donnée à l’architecte local Maurice Novarina et son assistant Jacques Lévy, les deux architectes offrant la double garantie d’une réputation indiscutable, en même temps qu’une proximité évidente avec les édiles locaux ? En tout état de cause, s’il y a eu polémique quant à l’opportunité de certains équipements, en particulier Bonlieu, par contre la désignation des architectes Novarina et Lévy a permis d’esquiver tout conflit sur les choix architecturaux, au sein des partisans des équipements tout du moins.

En complément du choix constant de la cogestion, et des professionnels des MJC pour en assurer le fonctionnement, l’éviction des artistes du dispositif forme donc l’autre pilier de la neutralisation politique de ce dispositif : non pas qu’il n’y ait pas de débat sur les orientations artistiques du centre culturel au sein de ses propres instances, mais les risques que pourrait faire courir un projet à dominante artistique porté par un homme de théâtre par exemple, sont réduits, pour laisser place à la continuité et à la gestion. L’histoire d’AAC après son installation à Bonlieu, puis de Bonlieu Scène Nationale, n’est pas exempte de difficultés, comme le montrerait facilement l’examen de ses archives, mais par contre elle ne connaît aucune crise majeure, soit interne, soit de relation avec la mairie, qui remette en cause le fonctionnement de l’ensemble et sa place au centre de la cité.