Une institutionnalisation précoce

Outre sa structure redondante, ce dispositif se caractérise par une genèse particulière. En effet, nous avons montré comment la municipalité en a fixé très rapidement les éléments fondateurs : la commission des affaires culturelles est créée en 1965, la formule MJC est retenue dès la fin des années 60 comme modèle, AAC est dès 1973 ancrée sur le modèle socioculturel.

Pour les sociologues des associations, en particulier Geneviève Poujol563, l’institutionnalisation est présentée comme l’aboutissement du processus social qui va du rassemblement des personnes en opposition aux pouvoirs organisés, au conflit générateur de la cohérence du groupement, jusqu’à l’établissement d’un ensemble de règles transformant l’association en institution. Dans le cas d’Annecy, la politique menée par la municipalité consiste à donner très rapidement un cadre associatif qui allie plusieurs caractéristiques répondant aux attentes diverses : professionnalisation reconnue et soutenue (les directeurs de MJC), intégration dans ce cadre de groupements marqués politiquement (la présence systématique des syndicats), caractère démocratique (la participation des adhérents individuels), place codifiée des pouvoirs publics. L’institutionnalisation des associations n’est donc pas, dans ce cas, l’aboutissement du processus de construction politique, mais bien plutôt le point initial, celui qui en fixe le cadre. L’enjeu des statuts d’AAC, entre les exigences formelles du ministère des Affaires Culturelles ou les revendications du Ciné-club et de l’AJA, résidait bien dans la sauvegarde de cette construction très formalisée, et préalable. Les limites du modèle, et la multiplicité des intérêts croisés dans cette association, ressortent bien dans le Rapport au Bureau pour la réunion du Conseil d’administration du 28 novembre 1990, que la direction d’AAC a établi et que nous reproduisons en annexe VII : la difficulté d’un fonctionnement démocratique est référée à une explication de type général, le recul du militantisme, autant qu’à un jeu de sélection des représentants des différentes institutions constitutives.

Si nous revenons à une acception classique en science politique, en suivant Jacques Lagroye, l’institutionnalisation constitue “ une forme d’objectivation qui fait exister cet univers de pratiques sur le mode d’un objet extérieur aux individus ” pour aboutir à ce que “ l’institution peut être vue comme un système d’attentes réciproques dont la stabilité est garantie par des règles et des règlements et/ou par des dispositifs de repérage et de classement  564, et l’entrée dans cet univers forme une “ prise de rôle, c’est à dire l’acquisition de savoir-faire ou de savoirs pratiques ”. Le modèle généralisé, et redondant, de la cogestion a offert à tous les acteurs qui l’ont accepté une place reconnue. Le pluralisme revendiqué par la municipalité s’exprime au sein du modèle de gestion politique retenu, mais ne concerne nullement la définition de l’ensemble de la configuration institutionnelle ; en ce sens c’est un dispositif finalement assez unitaire.

C’est dire que le choix précoce et préalable d’un dispositif institutionnel fondé sur des associations de cogestion a pu constituer un puissant outil de normalisation des rôles et des comportements, dans un domaine qui représente alors une réelle innovation, mais aussi et surtout un point de convergence entre des acteurs diversifiés, souvent opposés et mus par des logiques contraires. L’instabilité qui pourrait résulter de la naissance d’une action publique dans un champ où conflits de valeurs, oppositions politiques, enjeux professionnels s’entrecroisent pour générer des configurations incertaines, voire du désordre, se trouve ainsi conjurée par une distribution des rôles acceptable par la plupart, stabilisée dans une forme identifiée et acceptée finalement par le plus grand nombre, comme en témoigne la figure du consensus annécien sur la politique culturelle menée par la municipalité depuis quarante ans, et que nous avions relevée comme trait caractéristique. Ainsi que le souligne Michel Offerlé « la confrontation des idées et des prises de position suppose la construction antérieure d’une espace pacifié et organisé de représentation des intérêts, donc d’une acceptation progressive du conflit institutionnalisé, construit non plus comme source de discorde mais comme fonctionnel pour l’équilibre de la société. »565. Dans cette construction politique, la municipalité rassemblée autour de Charles Bosson et de ses successeurs tient le rôle central en assurant au fil des mandats la permanence de cette orientation, porteuse de consensus, et garante d’un ordre stable.

Le dernier point qu’il nous faut souligner réside dans le rôle de la Fédération des maisons des jeunes et de la culture : elle n’apporte pas seulement une forme institutionnelle éprouvée et validée par les pouvoirs publics, elle apporte également cet outil majeur, et nouveau dans ces années de construction, qu’est le professionnel, avec son cadre d’emploi, élément indispensable de la gestion des équipements. Elle apporte enfin aux groupes réclamant une action sociale et culturelle novatrice, notamment en direction des jeunes, un support de revendication auprès des pouvoirs publics : en ce sens elle est un des acteurs essentiels de la mise en place d’une politique publique dans ces domaines, et de la légitimation du pouvoir municipal qui l’a choisie.

Notes
563.

Poujol Geneviève, “ La dynamique sociale des associations ”, Les Cahiers de l’animation, Marly le Roi, n°39, 1983.

564.

Lagroye Jacques, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po. et Dalloz, 3e édition, 1997, p. 151 et suiv.

565.

Offerlé Michel, Sociologie des groupes d’intérêts, op. cit., p. 82