Conclusion générale : le pouvoir local et ses capacités de transaction

Gouverner la culture pour gouverner par la culture ?, nous interrogions-nous en introduction de ce travail centré sur le cas de la ville d’Annecy, marquée par une histoire durant laquelle paraissaient indissolublement liés la permanence de la famille Bosson à la mairie et une politique culturelle locale exemplaire. La multiplicité des travaux écrits sur le sujet, les témoignages des acteurs, renforçaient le caractère tautologique de cette configuration politique : la politique culturelle de la municipalité a rassemblé largement autour d’elle les principaux acteurs qui trouvaient en elle leur meilleur soutien. C’est justement cette figure singulière que nous voulions interroger.

L’inscription de notre recherche dans une problématique centrée autour de la construction d’un pouvoir local remarquablement stable en concomitance avec une politique publique dans le domaine culturel, visait à questionner le consensus local établi autour de cette image forte. La contribution éventuelle des associations culturelles et d’éducation populaire à cette construction constituait la seconde donnée du problème. Les questionnements autour du pouvoir local, en particulier dans les villes moyennes, avait bien pour objectif de dépasser l’évidence du pouvoir de la famille Bosson, et par là même de mettre au jour les ressorts politiques d’une telle permanence et les ressources d’un pouvoir municipal peu contesté. Au-delà de cet exemple, c’est bien la question des ressources propres du pouvoir local que nous voulions poser : à une vision traditionnelle qui plaçait la ville, en particulier la ville moyenne, dans une dépendance du pouvoir central, aussi bien pour ce qui est de la mise en œuvre des politiques publiques que pour ce qui a trait à l’accès à des ressources politiques, et suivant en cela le renversement de perspective opéré par Pierre Grémion566, nous voulions analyser à travers un exemple précis comment pouvait se constituer un pouvoir local doté d’une autonomie bien réelle, qui lui permettait non seulement de durer, mais aussi de mener une politique publique locale innovante. Comment peut se combiner un pouvoir notabiliaire très caractérisé (la même famille au pouvoir pendant cinquante ans), et une capacité à mettre en œuvre une action publique novatrice ? Cette interrogation centrale d’Albert Mabileau, et de son équipe de recherche autour de Gouverner les villes moyennes 567, à partir de 22 villes, trouve à Annecy une pertinence réelle, surtout au tournant des années 1970, alors que l’Etat perd progressivement son monopole traditionnel en matière d’expertise et de savoir, en matière financière et enfin en ce qui concerne la maîtrise d’ouvrage568. Pour aller un peu plus avant, l’interrogation concernait aussi la possibilité de concevoir les villes moyenne comme susceptibles de former une nouvelle classe de gouvernement local. Mais à quelles conditions ?

La légitimité du pouvoir local, si elle n’est plus guère discutable, pose en revanche un autre problème, celui de la rationalité de son action, tant dans le domaine de la mise en place de nouvelles politiques publiques, caractérisées au niveau local par la distribution de services aux administrés, que dans l’effort pour assurer sa permanence. Cette question de la rationalité de l’action politique, au cœur du renouvellement de l’approche sociologique des décisions collectives569, était également un des éléments centraux de la vision planificatrice de Dumazedier et de sa conception d’un pouvoir culturel, dans le droit fil du mouvement de constitution d’une expertise dans les différents champs des politiques publiques. Transposée au niveau local, cette interrogation ne peut être éludée au seul motif d’une prédominance sans conteste des seuls intérêts particuliers.

Le niveau local est par définition le lieu où la médiation avec la société civile s’opère le plus directement, et nous avons souligné à ce sujet, à la suite d’Albert Mabileau, combien les associations peuvent en la matière jouer un rôle important, notamment dans un domaine de l’action publique qu’elles ont souvent initié. Leur place et leur rôle, à la croisée de la mise en œuvre des politiques publiques et de la constitution d’un pouvoir local, apparaissent comme particulièrement sensibles. Enfin la question de la production et du maintien d’un ordre dans les sociétés complexes, que nous avions relevée chez plusieurs auteurs, peut-elle trouver avec les associations un élément de réponse ?

Nous articulerons donc notre conclusion autour de deux points principaux. Le premier est relatif aux moyens dont le pouvoir local dispose et qu’il met en œuvre pour développer, à travers son action publique, une autonomie réelle. Ressources locales puisées dans l’histoire récente, dans les groupes sociaux en mouvement, mais aussi ressources nationales par le biais des offres de politiques publiques : la capacité à utiliser, sélectionner, traduire et combiner ces éléments en un schéma local et à les utiliser pour conforter le pouvoir politique cerne bien les contours du problème que nous posions en introduction.

Le deuxième point que nous aborderons concerne le rôle politique des associations. Nous avons vu, dans le très rapide examen de la littérature consacrée à ce sujet dans notre introduction, comment nombre d’auteurs considéraient les associations comme l’expression d’une société civile en recherche d’une indépendance par rapport au pouvoir politique. L’analyse que nous avons faite de l’action culturelle à Annecy, et de la place que les associations y tiennent, nous amène à renverser la perspective traditionnelle et à nous interroger sur leur rôle essentiel dans la mise en place des politiques publiques, y compris et surtout au niveau local, et par voie de conséquence sur leur fonction politique. Leur engagement, primordial pour certaines, dans ces processus ne constituerait-elle pas un élément essentiel, notamment pour ce qui est de la stabilité,ou l’instabilité, des systèmes politiques locaux ?

Notes
566.

Grémion Pierre, Le pouvoir périphérique, op. cit.

567.

Mabileau Albert (sous la dir.), Gouverner les villes moyennes, op. cit.

568.

DATAR, 40 ans d’aménagement du territoire, op. cit.

569.

En particulier chez Crozier Michel et Friedberg Erhard, L’acteur et le système, op. cit.