A) Le local et les moyens de son pouvoir

Nous avons montré, en particulier dans la deuxième partie de notre travail, comment la ville d’Annecy avait en réalité conduit une véritable stratégie politique dans le domaine culturel et socioculturel, stratégie appuyée sur une combinaison singulière et constante d’éléments divers mais qui ont contribué à façonner le paysage politique annécien, marqué par la stabilité, en même temps que par un développement assez complet.

  • un jeu paradoxal avec les politiques publiques qui se manifeste entre autres par un refus de certaines normes du ministère de la culture, particulièrement en ce qui concerne la professionnalisation du secteur, par un refus également de la prééminence du créateur dans la gestion de l’équipement culturel, et surtout une maîtrise du rythme d’élaboration et de création du centre culturel. Il s’agit là d’une véritable capacité de transaction avec les instances nationales, mais aussi de traduction des principaux éléments formant cette politique, pour en produire une « version » locale ;
  • la détermination de deux principes organisateurs majeurs, à savoir une spécification des rôles, qui sépare nettement les fonctions politiques et électives des responsabilités de gestion, à titre bénévole ou professionnel dans le domaine culturel ; mais aussi le choix de la neutralisation politique du secteur, aussi bien par la mise à distance des créateurs que par la sélection constante de structures associatives engagées d’emblée dans une perspective de politique publique, dont le projet initial est clairement inscrit dans cette perspective. La constance des choix et de leur application au fil des mandats relève bien d’une rationalité effective, même si elle ne fait pas l’objet d’une formulation explicite.

Nous avons souligné, dans la première partie, combien la municipalité, pour déterminer et mettre en œuvre ces principes de construction politique, n’avait pas disposé initialement d’une capacité d’expertise propre, issue d’une expérience antérieure ou de ses ressources spécifiques, mais avait procédé à un apprentissage prudent. On peut penser que la gestion des difficultés rencontrées au fur et à mesure, en particulier aux Marquisats, en lien avec le premier corps de professionnels du secteur, la confrontation aux désordres provoqués par les artistes, notamment au début des années 70, lui ont tout à la fois permis d’acquérir une compétence en la matière et servi à élaborer de manière empirique une ligne de conduite qui s’est avérée être en fin de compte un véritable système politique.

La construction politique qui en résulte met en évidence une redondance de structures homogènes, fonctionnant en parallèles, pour reprendre la formule de William Ossipow570, facteur de stabilité et producteur d’ordre. Mais surtout, nous avons constaté une institutionnalisation précoce, voire initiale, due au choix premier par la municipalité de formes de gestion homogènes, professionnalisées, rencontrant ainsi l’offre d’une fédération, celle des MJC, la plus engagée dans les politiques publiques nationales, c’est à dire légitimée à un niveau supérieur. En ce sens nous sommes bien dans ce que Pierre Duran et Jean-Claude Thoenig appelaient une politique constitutive, qui ne fixe pas les objectifs mais édicte les règles571.

Le rappel des éléments de construction du dispositif annécien permet-il de questionner d’une manière plus générale, mais aussi plus précise, le rapport entre les collectivités et le pouvoir central, de préciser le rapport centre/périphérie que Pierre Grémion, et les sociologues des organisations à sa suite, plaçaient au cœur de l’interrogation politique ?

Notes
570.

Ossipow William, Pour une théorie de la redondance institutionnelle, op. cit.

571.

Duran Pierre et Thoenig Jean-Claude, « L’Etat et la gestion publique territoriale », art. cit.