Le pouvoir local et les ressources nationales

Le développement de l’offre nationale en matière de politique publique constitue une donnée essentielle de la Ve République, en particulier dans les années 1960-70. Dans le domaine que nous avons retenu, celui de la culture et du socioculturel, nous avons rappelé au début de notre travail quelles étaient les grandes lignes de ces politiques, et notamment leur dimension concurrentielle sur bien des points. Si l’équipement a représenté à ce moment non seulement l’aspect emblématique, mais aussi l’ancrage objectif et actif de ces politiques, c’est bien autour de cette question que se sont noués les principaux enjeux. A la fois lieu de distribution de services nouveaux (activités culturelles ou socioculturelles), revendication de groupes sociaux constitués autour de pratiques culturelles et/ou artistiques, mais aussi lieu indispensable d’inscription des professionnels, artistes ou animateurs, l’équipement a constitué le point de rencontre de toutes ces attentes. Le financement de sa construction, et à la suite de son fonctionnement, s’est bâti sur une coopération obligée entre les ministères et les collectivités locales, nécessitant d’emblée une négociation sur la mise en œuvre de ce type de programme. La question qui a traversé la science politique concerne la prépondérance des schémas proposés par le centre, et la capacité du pouvoir local à déterminer de manière autonome son agenda et son registre d’action.572

L’exemple annécien nous montre que la collectivité dispose d’un premier choix qui consiste à ne pas accepter la proposition nationale. Alors que la ville de Thonon-les-Bains se porte parmi les premières candidates à la réalisation d’une maison de la culture en 1967, la ville d’Annecy n’accepte ce type de projet qu’après les élections de 1977, avec une inauguration en 1981, à un moment où cette catégorie d’opérations ne représente plus vraiment le programme type du ministère de la Culture. En revanche, dans la même période, la ville d’Annecy s’engage fortement dans la construction d’équipements socioculturels, avec une qualité de réalisation qui excède très largement les standards du ministère de la Jeunesse et des Sports, représentés par les “ mille-clubs ” préfabriqués.

C’est dire que dans cette période, la ville opère un choix qui ne s’apparente pas au jeu du catalogue relevé par Philippe Urfalino et Erhard Friedberg573, qui consiste pour une ville à se doter de l’ensemble des éléments constitutifs d’une politique culturelle. En la matière, la première option politique consiste à faire une sélection dans l’offre nationale. Nous avons vu également comment la temporisation avait constitué pour la ville d’Annecy un moyen d’action assez puissant, aussi bien avec les instances nationales du ministère de la Culture qu’avec les acteurs locaux : retarder une réalisation c’est escompter que l’acuité d’une revendication va s’émousser, au risque d’une crise ou d’un affrontement, comme c’est le cas dans les années 1971-75 avec le rejet du Théâtre Eclaté soutenu aussi bien localement par tous les acteurs que par le ministère. Pour autant les atermoiements de la municipalité ne peuvent être contournés par l’instance centrale, le ministère, qui ne peut se passer de son concours pour faire aboutir une réalisation locale dans le domaine culturel.

Une autre des modalités d’action de la collectivité locale réside dans sa capacité à interpréter l’offre nationale quant à ses normes. En ce domaine, la ville d’Annecy s’est située en permanence en décalage avec le ministère de la Culture sur deux points essentiels : le rejet d’un créateur à la tête du centre culturel, et le maintien, pour ce centre, de structures typiquement socioculturelles, c’est à dire fondées sur une très large association d’un maximum d’acteurs à sa gestion. Cette variable du respect ou de l’adhésion aux normes édictées par l’autorité centrale peut constituer un indicateur intéressant de la capacité d’autonomie de la collectivité, et de la constitution d’un réel pouvoir face au pouvoir central. Ce point est d’autant plus significatif qu’il s’agit d’une politique pilotée directement, du moins jusque dans les années 1970, par Paris, en l’absence de services déconcentrés.

Pour ce qui est du socioculturel, en revanche, les termes de la négociation sont assez différents : si les normes en matière d’équipement en direction des jeunes sont moins contraignantes que celles du ministère de la culture et laissent finalement une bonne marge de manœuvre, par contre, pour ce qui est de la gestion, la ville adopte rapidement et de manière uniforme le modèle porté par le ministère de la jeunesse et des sports à travers le FONJEP. Le modèle maison des jeunes et de la culture, avec ses directeurs, rapidement en nombre à Annecy est réutilisé et transposé dans le secteur culturel. Sur ce plan, la ville se situe en plein accord avec la politique nationale, en particulier par le biais de la FFMJC, qui en est alors un des vecteurs essentiels, malgré les conflits périodiques entre pouvoirs publics et fédération. Dans ces conflits, d’ailleurs, la ville apporte un soutien sans faille à la fédération.

Le rapport centre/périphérie dans et à travers la mise en œuvre des politiques publiques nationales, repose donc sur des négociations non seulement sur leurs normes, ce qui a été souligné maintes fois, sur les rythmes de développement, mais aussi sur le caractère prioritaire donné à telle ou telle politique. Finalement, il ressort que la ville d’Annecy a choisi de mettre l’accent sur un type de politique publique en raison des outils qu’elle apportait à la construction politique locale : la cogestion avec la fédération des MJC, en dépit de ses faiblesses intrinsèques avérées, apportait un système relativement neutre, à ce moment là le plus élaboré, en tout cas loin des aléas de l’aventure artistique prônée par Malraux. Par ailleurs, la relation étroite avec une fédération alors au faîte de son rayonnement apporte une caution nationale au local, en particulier avec la MJC des Marquisats, même si, comme nous l’avons vu, l’achèvement de cette dernière souffre également de la temporisation municipale. La municipalité ne se situe donc pas dans un refus ou un différé global des offres de politiques publiques, mais bien dans une sélection et un jeu différencié avec leurs divers composants.

Même si les instances parisiennes du ministère de la Culture regrettent régulièrement les écarts annéciens avec les exigences d’une politique culturelle ambitieuse sur le plan artistique, il faut souligner leur attachement à l’action culturelle dans la ville, et leur persévérance dans le soutien qu’elles lui apportent. La stabilité même du dispositif annécien, et la stabilité politique de la municipalité proprement dite, ne forment-elles pas en fin de compte un élément fort pour le ministère dans un domaine où les revirements de situation ont été nombreux, à commencer par Thonon-les-Bains où la maison de la culture a connu une crise fatale dès son ouverture ? L’histoire de ces établissements connaît en fin de compte plus de revers que de développement harmonieux, surtout dans ses débuts. L’attachement du ministère à une réalisation locale finalement atypique ne tient-elle pas d’abord à la stabilité du milieu local, à l’écart des grands débats artistiques ? Ce paradoxe peut être un élément explicatif important.

L’insertion de la politique gouvernementale dans la ville ne s’opère donc pas sans une profonde interprétation, on le voit, qui s’apparente en réalité à une re-création pour en faire dans une large mesure une politique très locale. En ce sens, les associations de gestion forment bien un des lieux essentiels où peut se dérouler le processus de transaction entre les acteurs, et où se produit un sens commun nouveau.

Notes
572.

Ainsi que le soulignent Richard Balme et Alain Faure dans leur introduction à l’ouvrage collectif portant sur Les nouvelles politiques locales, op. cit.

573.

Friedberg Erhard et Urfalino Philippe, Le jeu du catalogue, op. cit.