Une dimension institutionnelle décisive

Dans ces politiques publiques, la distribution de services aux administrés prend une dimension essentielle, et les secteurs culturels et socioculturels participent largement de ce mouvement, en particulier avec la diffusion de spectacles et la mise en place d’activités. Albert Mabileau souligne combien en la matière “ c’est la diversité qui domine dans la gestion communale et la capacité d’action des municipalités 574. Si nous revenons à la fonction de distribution des rôles sociaux que jouent les institutions, et que nous avons rappelée plus haut, alors il nous faut aller plus loin dans l’analyse de ce qui pourrait être un dispositif institutionnel local. Pour le secteur qui nous concerne, nous avons vu que la municipalité d’Annecy a opéré en matière d’institutions un choix précoce, fermement tenu, et conduit de manière conséquente sur une durée de plusieurs mandats

Nous avons rappelé en conclusion de notre deuxième partie les caractéristiques de ce choix, et en particulier deux aspects majeurs : un modèle retenu dans lequel l’éviction relative de la dimension axiologique permet d’associer un maximum de parties concernées, jusqu’aux opposants politiques ouvertement déclarés, d’une part ; le caractère essentiellement externe à la municipalité et la redondance de la construction, d’autre part. Nous avons conclu que ces éléments avaient apporté une stabilité et une continuité certaines au dispositif culturel local.

A partir de ce constat, est-il possible de reporter ces observations sur d’autres exemples et de postuler que les constructions institutionnelles locales peuvent s’analyser selon une série de critères déterminant la stabilité ou l’instabilité d’une combinaison locale ? En premier lieu, le caractère interne ou externe à l’administration municipale de la gestion de la culture, c’est à dire l’implication directe et déterminante des élus dans la gestion, ou au contraire leur tenue à l’écart volontaire paraît être un premier élément discriminant : à Annecy la municipalité s’est toujours prévalue, pour ce qui est de la diffusion et de l’animation, d’un refus d’une « culture municipale », ce qui lui a permis de limiter la création d’établissements publics, de régies, d’associations ad hoc, de services dédiés, courante dans nombre de villes, mais qui engagent directement la responsabilité des élus.

La nature des structures de gestion pose un autre problème, surtout dans le domaine culturel et socioculturel où les enjeux de valeurs, de rapports à l’histoire ou à la politique, les enjeux esthétiques, sont forts, c’est celui de la charge axiologique des institutions créées : associations affiliées à des fédérations engagées dans un combat politique, structures de gestion sous l’entière responsabilité d’un metteur en scène dont les choix artistiques provoquent des polémiques. La stabilité des dispositifs peut être bouleversée par des “ crises ” autour des valeurs portées par les associations. Enfin, leur engagement, ou celui de leurs dirigeants dans la compétition pour la conquête du pouvoir, fréquent lors des élections municipales de 1977, peut être aussi un élément de rupture. Le cumul des facteurs de crise est bien entendu le plus probable.

Enfin, au-delà de ces aspects, c’est le caractère homogène ou hétérogène de l’ensemble qui doit être examiné : la compatibilité entre structures peut être fondée sur une hiérarchisation des responsabilités de toutes sortes, sur une concordance en matière de valeurs, ou au contraire, nous l’avons vu à Annecy, sur un principe de neutralisation au sein de chacune. De même, l’articulation fonctionnelle entre services municipaux, associations et autres établissements, représente-t-elle une possibilité de discordance, ou au contraire de concordance.

Finalement, à travers ces critères d’analyse des institutions locales, ce qui pourrait se dessiner c’est probablement ce que William Ossipow appelle “ une syntaxe institutionnelle ”, qui déterminerait, dans son approche systémique, la sécurité du dispositif ou au contraire son instabilité. Dans les 22 exemples étudiés par Albert Mabileau et son équipe de recherche autour de Gouverner les villes moyennes 575 , la question des associations culturelles et socioculturelles figure en bonne place dans les variables étudiées lors des élections municipales de 1977 et 1983, mais pas sous cet angle d’une configuration porteuse d’ordre ou de désordre. Le cas de la ville de Chambéry, conquise par la Gauche en 1977 avec le concours des associations socioculturelles, et perdue dès 1983, pourrait probablement relever d’un cas de figure de discordance institutionnelle ; une étude détaillée de ce cas, selon les critères cités ci-dessus, pourrait s’avérer riche d’enseignements sur le plan comparatif.

Ainsi, l’un des moyens d’action politique des villes, un des éléments essentiels de la conquête de leur pouvoir et de sa conservation, pourrait résider dans leur capacité à élaborer et produire un schéma institutionnel local de concordance, combinaison toujours singulière, le plus souvent mouvante. Et le domaine culturel et socioculturel, avec ses objectifs de participation des bénéficiaires, ses enjeux autour des valeurs de développement personnel, avec sa capacité à créer des images fortes du monde, offre en la matière de multiples opportunités, non sans risques bien entendu.

Notes
574.

Mabileau Albert, Le système local en France, op. cit., p. 55.

575.

Mabileau Albert, (sous la direction), Gouverner les villes moyennes, op. cit.