Associations et gouvernement local

Notre projet initial de recherche centré sur la constitution d’un pouvoir local et sa permanence, et ses liens avec la construction d’une politique culturelle s’est finalement concentré sur la dimension institutionnelle de cette politique. L’étude détaillée du développement d’une politique culturelle dans la ville d’Annecy entre 1965 et 1983 met en évidence le rôle essentiel des associations, en particulier celles qui sont le plus engagées dans l’action publique par la gestion des équipements et/ou des projets culturels. Dans un premier temps, elles peuvent être porteuses d’innovations dans le domaine social ou culturel, innovations qui remettent en cause les visions traditionnelles d’une action publique réduite aux missions essentielles des municipalités centrées sur l’urbanisme et la prise en charge des équipements scolaires ; elles assurent la représentation des groupes constitués autour non seulement de revendications concrètes (des lieux pour la musique ou le théâtre, le cinéma), mais aussi d’une conception du monde à travers des références esthétiques, une vision de la ville et de la place faite aux jeunes, au spectacle vivant, y compris le plus provocateur. En ce sens, elles peuvent s’apparenter aux groupes d’intérêts dont Michel Offerlé nous a donné une sociologie594.

Cependant, elles jouent un rôle central dans la médiation entre les pouvoirs locaux, les instances centrales des administrations et les groupes sociaux, en devenant un des lieux de transaction sur les projets, entre autres les équipements, en assurant la reformulation des référentiels, la traduction des politiques publiques, pour les rendre acceptables par toutes les parties et faciliter une élaboration locale. Ainsi, la formulation d’une politique culturelle appuyée sur un modèle socioculturel de cogestion représente-t-elle une étape essentielle dans le processus de construction politique à Annecy dans les années 70, et le cadre associatif retenu, sélectionné pour ainsi dire par la municipalité, y a apporté une contribution déterminante. La définition des normes de professionnalisation, et la prise en charge concrète des emplois de professionnels sont probablement les clefs de ce processus. L’indépendance des associations par rapport aux pouvoirs publics ne peut plus se poser en termes de valeurs, comme on peut le lire dans la littérature consacrée à cette question, mais bien plutôt sous l’angle des relations fonctionnelles qu’impose la co-construction du dispositif d’intervention publique dans les domaines culturel et socioculturel.

La question d’un pouvoir culturel autonome tel que l’envisageait Joffre Dumazedier ne résiste finalement guère à l’analyse : la municipalité dispose en dernier ressort des leviers de commande essentiels, la maîtrise de l’agenda en particulier, ainsi que nous l’avons vu dans la conclusion de la deuxième partie ; de son côté la Fédération des MJC acquiert dans cette construction un développement de ses activités et de sa représentativité. Surtout, la municipalité détient réellement la maîtrise d’ouvrage de l’architecture de la construction politique, la Fédération des MJC assurant la maîtrise d’œuvre. Bien entendu, cette répartition des rôles se remarque particulièrement avec le recul des ans, mais la sélection d’un opérateur privilégié, et quasiment unique, ressort très rapidement, dès le projet de construction de la MJC de Novel. Ce choix est opéré en parallèle avec celui d’une société d’économie mixte, la Société d’Equipement du Département de la Haute-Savoie (SEDHS), pour conduire les opérations d’urbanisme, dans le quartier de Novel-Teppes d’abord, puis la rénovation de la vieille ville ensuite : les interventions conduites par la ville d’Annecy dans différents domaines revêtent un caractère mixte très marqué.

En revanche la question du pouvoir local et de sa forme peut se poser dans des termes quelques peu différents. La complexité des systèmes politiques, produite par la différenciation fonctionnelle, touche également le local en multipliant les lieux de négociation et de décision. Nous avons vu comment la spécification des rôles qui s’opère au fil des ans induit en fin de compte une spécialisation fonctionnelle entre acteurs publics et associatifs, avec une complémentarité bien réglée : la municipalité garde la main sur l’engagement des projets d’équipements, au besoin par une temporisation très forte, alors que les associations, du moins celles qui sont engagées dans la cogestion, peuvent finalement, au fil du temps, faire accepter des choix qui ne sont pas partagés au départ par la municipalité. Ainsi la MJC des Marquisats, projet associatif ancien, est-elle réalisée avec retard certes, mais avec l’ampleur voulue par les responsables de l’association et de la fédération. AAC finit par imposer le Théâtre Eclaté dans la ville, en dépit des oppositions soulevées par la portée politique du travail d’Alain Françon et de ses comédiens. En revanche, les associations qui veulent développer leur action culturelle en dehors du schéma retenu par la municipalité sont éliminées du jeu : il en est ainsi du Ciné-club, dont les projets de centre international dédié au cinéma d’animation ne seront pas retenus ; il en est ainsi également pour Annecy Jazz Action que son refus des conventions et son caractère difficilement maîtrisable écartent d’un cadre bien défini.

La volonté d’intégrer dans chacune des associations de gestion sinon tous, du moins une grande partie des groupes constitués, et surtout les syndicats, et ceci dans un dispositif institutionnel bien identifié et très codifié, met en évidence le pouvoir réel de la municipalité, et tout particulièrement du petit groupe de fidèles de la famille Bosson, qui par ce biais se trouve bien au centre du processus de construction politique. La Gauche, dont nombre de militants se trouvent en réalité parties prenantes de cette gestion, ne peut remettre en cause ce schéma, et ne peut ainsi porter qu’une critique relative contre l’action des maires successifs. Quant à l’opposition de droite, avec ses attaques contre une culture de la subversion ou la trop grande place donnée au “ béton culturel ”, elle ne peut recueillir beaucoup d’adhésion dans une ville en plein renouvellement social, et face à une municipalité qui rassemble très largement autour de ses actions. L’engagement personnel des trois maires successifs, et en particulier d’André Fumex au moment le plus critique, sur cette politique culturelle singulière, scelle l’alliance d’un pouvoir notabiliaire avec une politique novatrice appuyée sur des associations. La caution initiale et soutenue de la recherche scientifique ainsi que l’inscription progressive dans l’héritage de la Résistance ont apporté à cette construction politique une légitimité qui aurait pu lui faire défaut dans les phases de crise.

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Au terme de ce travail il nous reste encore à souligner deux points d’ordre général que soulève le développement de l’action culturelle à Annecy entre 1965 et 1983. Faute d’avoir eu la disponibilité nécessaire pour conduire une étude comparative qui aurait permis de vérifier la pertinence de certains constats, nous nous limiterons à quelques remarques.

Nous voudrions en premier lieu revenir sur les éléments qui peuvent spécifier le gouvernement des villes moyennes, tels que l’équipe du CERVEL les avait retenus pour son enquête :

Incontestablement le problème du rapport de la ville à l’Etat est central dans la construction d’une politique culturelle qui se met en place durant les deux décennies que nous avons retenues. Mais cette question, le plus souvent abordée sous l’angle des ressources mobilisables, apparaît en fait autant comme une quête de légitimité. Entre l’attitude tribunitienne du maire qui lui permet de faire valoir des exigences auprès du pouvoir central, et son accès à des fonctions ministérielles qui peuvent lui ouvrir un accès privilégié à des ressources nationales596, une troisième voie se dessine, qui place le maire et son équipe dans une proximité précoce et constante avec l’Etat, dans un échange complexe et paradoxal. Si les questions de contributions financières n’en sont pas absentes, loin de là, par contre les problèmes de normes juridiques et institutionnelles, de rythme de réalisation, et de valeurs artistiques peuvent s’avérer essentiels, car la politique culturelle, plus encore que d’autres politiques publiques est production de sens. Si l’objet d’une politique publique, pour reprendre la formulation de Pierre Muller “ n’est plus seulement de “ résoudre des problèmes ” mais de construire des cadres d’interprétation du monde 597, alors ce qui est en jeu, y compris dans la politique d’équipements culturels, se situe bien au-delà de la mise en place de services. C’est bien la capacité de la municipalité à construire son propre pouvoir, dans une autonomie affirmée non seulement vis à vis de l’Etat mais aussi par rapport aux acteurs locaux, dans une structure de sens singulière qui fonde son identité : le pluralisme que nous avons souligné dès le début de ce travail comme une caractéristique locale. Le croisement entre l’inscription dans une recherche scientifique novatrice et un héritage historique chargé de valeurs peut alors étayer solidement une légitimité. Enfin, dans un champ politique où les questions de valeurs sont particulièrement aiguës, et susceptibles de provoquer des ruptures définitives, la recherche prioritaire du consensus constitue un élément fort de continuité, et de stabilité, particulièrement dans une ville moyenne.

Le deuxième aspect de la question concerne la dimension proprement culturelle de l’action municipale dans ce type de ville. La naissance d’une telle politique s’est opérée au niveau national dans un mouvement de rupture avec le secteur “ traditionnel ” de l’éducation populaire, qui a affirmé la primauté des œuvres et des artistes sur les apprentissages. L’éclat que lui ont donné des ministres et les réalisations artistiques ont contribué à dévaloriser ce qui était devenu l’animation. Vincent Dubois n’hésite pas à parler de “ relégation ” de l’animation à partir des années 80598. Cependant, il nous paraît nécessaire d’interroger précisément, dans le cadre des villes moyennes qui ne peuvent s’adonner au “ jeu du catalogue ”, comment s’opère en fait la mutation d’un mouvement qui est d’abord celui de l’éducation populaire, avec sa dominante militante, mais aussi culturelle, en un secteur de l’animation socioculturelle, fondé sur la priorité donnée au public et sur une dimension de service. Ce qui se joue dans cette mutation n’est pas seulement l’émergence d’une nouvelle catégorie d’intervention publique, la culture, mais peut-être surtout l’élaboration de nouvelles modalités de prise en charge de populations jugées prioritaires : le retour de la “ question sociale ” dès le début des années 80, en particulier avec le problème posé par l’insertion sociale et professionnelle des jeunes599. Cette demande accentue très probablement la mutation de ce secteur vers une dimension de service public mixte. A travers ce changement se joue au niveau de la ville le devenir des institutions locales dont nous avons vu le rôle et l’importance dans la construction politique. Se joue également, à travers la mobilisation autour des enjeux esthétiques et sociaux d’une telle politique nombre de groupes diversifiés (syndicats, jeunes, intellectuels), l’élaboration de nouvelles normes de l’action publique. La revendication concernant les équipements culturels et socioculturels est à la fois objet de discorde entre les différentes tendances, mais aussi lieu de transactions multiples : transactions local/national sur les normes, transactions locales entre la mairie et les divers groupes d’intérêts, transactions entre les groupes eux-mêmes sur les finalités de l’action culturelle et/ou sociale. En ce sens, cette mobilisation joue un rôle essentiel dans la structuration du champ politique, et dans l’intégration des acteurs dans ce champ.

La politique culturelle dans les villes moyennes, au-delà des questions esthétiques, permet de poser probablement de manière plus précise la question du pouvoir politique local et des modalités de sa construction et de son exercice.

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Notes
594.

Offerlé Michel, Sociologie des groupes d’intérêt,op. cit.

595.

Mabileau Albert et Sorbets Claude (sous la dir.), Gouverner les villes moyennes, op. cit. p.10.

596.

Bernard Bosson obtient en 1986, dans le gouvernement Chirac de la première cohabitation, le portefeuille de secrétaire d’Etat aux Collectivités locales, puis, en août de la même année, celui de ministre des Affaires européennes. Il sera ensuite ministre de l’Equipement et des Transports dans le gouvernement Balladur de la deuxième cohabitation (1993-1995).

597.

Muller Pierre, “ L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologuie de l’action publique ”, art. cit.

598.

Dubois Vincent, Institutions et politiques culturelles locales…,op. cit. p. 51

599.

Cf. le “ Rapport Schwartz ” d’octobre 1981 sur l’insertion sociale et professionnelle des jeunes, commandé par le gouvernement de Gauche arrivé au pouvoir quelques mois auparavant.