Une équipe d’uriagistes à Annecy

Une partie de l’équipe du Comité départemental de Libération de la Haute Savoie, en particulier les responsables de plusieurs commissions, étaient des “ uriagistes ”ayant suivi une session de formation à l’ENCU : la commission de la jeunesse était présidée par Jean Barthalais, celle de l’éducation par Paul Thisse, celle de la presse par Louis Moreau, et enfin la commission économique était sous la responsabilité de François Croset, tous uriagistes. Ajoutons que le commissaire de la République désigné par Yves Farges, le commissaire de la République de Lyon, Irénée Révillard, était lui aussi uriagiste. D’autres membres du Comité avaient suivi les sessions de formation organisées par les “ équipes volantes d’Uriage ” dans les maquis de la Haute Savoie, en particulier ceux de Manigod lors de la célèbre rencontre des Clefs les 9 et 10 octobre 1943605, à proximité d’Annecy. La création du Centre des Marquisats en 1944 par le Comité de Libération et son développement s’étaient effectués en parallèle avec le travail mené dans le même sens à Grenoble par Dumazedier606. La fondation d’une association Peuple et Culture à Grenoble en 1944, avait été suivie de peu par la mise en place de Peuple et Culture de la Haute Savoie au début de l’année 1945. Le travail de formation de cadres, notamment pour assurer la cogestion des nouveaux organismes de sécurité sociale et des comités d’entreprise récemment créés, était, dès 1945 l’objectif majeur des institutions d’éducation populaire dans les deux villes. Bien que soucieux de son autonomie, le mouvement annécien entretenait avec Dumazedier et l’équipe grenobloise des rapports étroits, comme en témoignent les nombreux voyages des annéciens à Grenoble, pour se fournir en livres, mais aussi pour suivre les initiatives du groupe.607 Enfin le directeur permanent du centre de 1945 à 1950, Jean Le Veugle, était lui-même uriagiste, proche de Dumazedier et de l’équipe du Bureau d’Etudes de l’ENCU, avec laquelle il entretiendra des relations suivies dans les années d’après-guerre.

Outre l’activité de formation des cadres ouvriers, les militants annéciens développèrent leur action dans le domaine culturel608 : création d’un ciné-club, du Groupe d’Action Théâtrale, d’un cinéma itinérant, d’un groupe “ arts plastiques ”. En particulier dans le domaine du théâtre, la venue régulière de Jean Dasté et de sa Compagnie de St Etienne, le travail effectué jusqu’en 1956 par Gabriel Monnet, le futur directeur de la Maison de la Culture de Bourges, ont jeté les base d’une action culturelle fortement appuyée sur le travail de formation cité plus haut.

C’est dire que la relation établie entre les premiers responsables annéciens de ce qui s’appelait alors mouvement de culture populaire, et le travail de Dumazedier, d’abord à Grenoble comme responsable de Peuple et Culture, puis après son départ à Paris en 1947 au laboratoire de recherche de Henri Wallon609, était ancienne et étroite. Aussi, il n’est pas étonnant qu’il ait choisi la ville d’Annecy pour tenter de lancer sa première enquête en 1953.

L’action menée autour du centre des Marquisats est fondée sur quelques principes directeurs que l’on retrouve dans le manifeste de l’association Peuple et Culture de la Haute-Savoie créée en mars 1945 par la même équipe610 :

  • refus de la culture bourgeoise “ livresque et poussiéreuse ”, au profit d’une culture de la “ révolte du plein air ”, refus d’une culture individualiste, alors que la vraie culture doit “ rapprocher les hommes autour de volontés communes ” ;
  • “ une culture engagée, compromise à fond dans le grand courant de révolution sociale du 20ème siècle ”, qui “ débarrasse le pays des oppressions intérieures ” ;
  • une participation des syndicats et partis politiques qui soutiennent le Gouvernement provisoire de la République Française, des mouvements de jeunesse, des membres de l’enseignement, dans une démarche pluraliste, au-delà des clivages traditionnels : “ l’union qui se fit pour la lutte contre l’Allemagne peut et doit se refaire pour la culture populaire ”.
  • L’équipe du centre des Marquisats regroupait effectivement des hommes de toutes appartenances : militants de la CGT aussi bien que de la CFTC, membres du Parti Communiste comme de la SFIO, catholiques et protestants, mouvements de la jeunesse d’obédience catholiques ou laïques, représentants de l’enseignement public aussi bien que privé.

Cette unanimité héritée de la Résistance durera jusqu’à l’année 1947, lorsque les grandes grèves de l’automne sonneront le glas de cette unité : le remplacement du préfet Révillard par un homme à poigne, les réticences du Mouvement Républicain Populaire (MRP) naissant face à l’offensive du Parti Communiste, les divisions syndicales GGT/CGT-FO et CGT/FEN, mais aussi l’usure de l’équipe originelle des uriagistes, tout ceci rend l’entreprise des Marquisats plus fragile et estompe progressivement l’idéal fondateur611.

Reste que même après la dissolution de l’équipe et la liquidation administrative du centre des Marquisats à la fin de 1950, ces quelques années apparaîtront comme déterminantes, marquées par l’union des personnes et des groupes, dans une espérance forte, malgré une précarité matérielle totale, avec des réalisations fondatrices dans le domaine de la culture et de la formation des hommes dans une perspective de changement social612. En ce sens, les valeurs portées par cette action autour des Marquisats seront rappelées très souvent par tous ceux qui ont écrit sur Annecy613, à commencer par Dumazedier lui-même bien entendu, en raison de son engagement majeur dans l’aventure grenobloise de Peuple et Culture.

Notes
605.

Sur ce point les précisions sont apportées par de nombreux auteurs, en particulier Dalotel André, Le maquis des Glières, Paris, Plon, 1992, p. 93 et suiv.

606.

Retracée par Guy Saez, l’Etat, la ville et la culture, op.cit. p. 252 et suiv.

607.

Témoignage de Jean Le Veugle, directeur du centre des Marquisats de 45 à 51, en particulier ses carnets qu’il nous a permis de consulter. Archives départementales de la Haute-Savoie (ADHS), fonds Jean Le Veugle, cote 41 J 56.

608.

Sur l’ensemble de cet épisode et de ces créations :

Carpier Geneviève, La fondation du mouvement national Peuple et Culture, thèse de droit, Paris 1974.

Le Veugle Jean, Il y a 20 ans naissait à Annecy le centre des Marquisats, revue Esprit, juillet-août 1966

609.

Cf. Un récit autobiographique de Joffre Dumazedier, dans Temps libre et modernité. Mélanges en l’honneur de Joffre Dumazedier, presse de l’Université du Québec, Québec, 1993

610.

Ce manifeste est conservé dans le fonds Jean Le Veugle, ADHS, 41 J 34.

611.

Cf. Jean Le Veugle, Il y a vingt ans naissait à Annecy le centre des Marquisats, art.cit.

612.

Ceci ressort bien des articles de presse à l’occasion de l’inauguration de la deuxième tranche des Marquisats en décembre 1974 (le Dauphiné Libéré du 7 décembre 1974), qui voit se rassembler à nouveau “ l’équipe des Marquisats ”, ou encore dans la publication Spécial 40 ème anniversaire de la MJC des Marquisats, MJC des Marquisats, novembre 1985, avec un rappel de la genèse de cette équipe par Georges Grandchamp.

613.

En particulier Jean-Pierre Silmont, A quoi ça sert Mozart ? op. cit.