II) Comment Annecy devient un terrain d’enquête

C’est en 1953 que Dumazedier prend contact avec l’équipe des militants de Peuple et Culture de Haute Savoie pour lancer une enquête sociologique. En effet, son travail avec Georges Friedmann, responsable du Centre d’Etudes Sociologique et totalement investi dans la sociologie du travail, l’a conduit, au terme d’un cheminement qu’il rapporte dans son récit autobiographique614, à ouvrir une recherche ayant pour objet le loisir. Après plusieurs réunions de travail sur place à Annecy, il doit renoncer, faute d’être suivi par ses camarades de Peuple et Culture, chacun étant mobilisé par son engagement. En 1955, il relance son initiative, malgré les avertissements de son ami Paul Guichonnet, alors directeur de l’école normale d’instituteurs de Bonneville, et futur professeur d’histoire aux universités de Grenoble puis de Genève, dont il veut mettre à contribution les élèves615 : celui-ci conseille à Dumazedier de mener lui-même le travail d’enquête, afin de lui apporter une crédibilité que ne porteraient pas des auxiliaires616 :  “  Viens à Annecy plusieurs mois, et utilise tes auxiliaires pour les travaux auxiliaires […] je crains hélas que tu ne puisses mener la chose en deus ex machina parisien ”.

Finalement à l’automne 55, il réussit à constituer une équipe d’enquêteurs, avec le concours d’une assistante technique bientôt remplacée par un professeur d’enseignement général dans un centre d’apprentissage à Paris, Pierre Jacquier, dont il obtient le détachement auprès du Groupe d’Etudes qu’il a fondé à Annecy, et qui l’assistera dans toutes ses enquêtes ultérieures617.

L’enquête menée en 1956-57, sous l’autorité tutélaire de Georges Friedmann qui dirige le Centre d’Etudes Sociologiques auquel est rattaché Dumazedier, comporte une analyse morphologique des équipements, une approche psychosociologique des activités pratiquées dans le domaine du loisir et de la culture, ainsi qu’une étude historique du développement d’Annecy. Sans reprendre en détail la conduite de ce travail, émaillé d’incidents, comme le vol dans sa voiture à Paris en janvier 1959 de 500 pages d’entretiens 618, ou l’organisation d’une “ tombola de fin de chantier sociologique ” pour récompenser les enquêteurs bénévoles, il nous faut retenir que les données recueillies fourniront une partie du matériau de son ouvrage Le loisir et la ville-Loisir et culture, paru en 1966, avec la collaboration d’Aline Rippert619. Entre temps, en 1962, il publie son livre Vers une civilisation du loisir ? 620 , véritable manifeste de la nouvelle sociologie du loisir. Ce qui nous paraît important à ce stade, c’est que la ville d’Annecy, terrain d’enquête sociologique, devient, pour les lecteurs de Dumazedier, un exemple. Sa participation à de nombreuses commissions de réflexion au niveau national, auprès du Commissariat au Plan entre autres, donne à ses écrits, et à son terrain d’études, une notoriété certaine.

En particulier, le rappel qu’il fait de la genèse du dispositif culturel annécien, à partir des engagements de la Résistance, lie de manière forte le développement des institutions culturelles annéciennes avec la municipalité de Charles Bosson. Ce triptyque Résistance/culture/municipalité de Charles Bosson, formalisé pour la première fois par le sociologue des loisirs, va devenir à la fois un archétype pour tous les acteurs du monde de l’éducation populaire et de l’animation, en même temps qu’un argumentaire politique pour la municipalité. Ajoutons que la référence constante à l’un des principes cardinaux d’Uriage, le pluralisme, sera largement reprise par les acteurs d’Annecy.

La seconde enquête menée par Dumazedier a lieu en 1964 et 1965 et elle a pour objectif d’actualiser les données de 1956-57. Comme la fois précédente, il ne semble pas que le sociologue soit lui-même un intervenant direct dans ce travail dont il assure la conception avec le concours de Nicole Samuel, avec qui il cosignera l’ouvrage rendant compte de cette recherche, Le loisir et la ville. Société éducative et pouvoir culturel 621publié en 1976. Cependant il n’est pas sûr que les mesures diverses effectuées en 1956-57 soient réactualisées. Des entretiens sont systématiquement menés avec les responsables annéciens dans les domaines politiques, culturels, syndicaux, religieux, administratifs, de l’enseignement, comme en témoigne la liste des personnes concernées622. Enquête d’opinion sur les besoins culturels, les buts des activités, le public, les animateurs, les équipements. Il semble que la plupart des entretiens aient été effectués par les enquêteurs recrutés à cet effet, mais une petite partie seulement par Nicole Samuel elle-même.

Deux éléments essentiels marquent cette seconde vague d’enquêtes sur la ville. Le premier concerne l’exécution du travail d’enquête proprement dit. Comme en 1956-57, Dumazedier se tourne vers le réseau de relations qu’il connaît le mieux à Annecy, celui de Peuple et Culture. Or un grand changement est intervenu à la fin des années 50. Usure de l’équipe de fondateurs, achèvement du projet originel de l’association, toujours est-il qu’au début des années 60, Peuple et Culture de la Haute Savoie, qui n’avait jamais visé à être un mouvement de masse, mais plutôt un rassemblement de cadres de l’éducation populaire, vit au ralenti. Les archives de l’association623 témoignent de l’extinction progressive des activités et des réunions statutaires à partir de 1960-61. La tentative de relance de l’association est le fait de responsables nationaux de Peuple et Culture, dont Dumazedier et Joseph Rovan. Localement, de nouvelles forces viennent reprendre le flambeau de l’association : pour l’essentiel, il s’agit d’éducateurs d’un foyer de réinsertion de jeunes, Le Logis, géré par l’association “ Notre Dame de la Montagne ” dont le conseil d’administration est composé pour partie d’élus de la ville d’Annecy. Ce groupe d’éducateurs, rares professionnels à Annecy disposant d’une formation en sciences sociales, se trouve rapidement au carrefour du travail sociologique, symbole de la modernité, et de la tradition héritée de la Résistance, avec la relève de Peuple et Culture. Il est fort probable que la résonance des travaux de Dumazedier, fort limitée jusqu’à ce moment, y compris parmi les professionnels de l’animation comme les directeurs de maisons des jeunes et de la culture624, prend de l’ampleur du fait de la position de son groupe-relais du Logis, du fait également de la formulation explicite de deux notions essentielles dans son œuvre, la planification culturelle et le pouvoir culturel. Ces deux notions, explicitées très clairement dans son livre publié après sa soutenance de thèse sur travaux en 1974625, prennent un relief particulier dans une ville qui, dans les années 60, doit résoudre les problèmes liés à son développement et à sa croissance, que ce soit en matière d’urbanisme, de logement mais aussi d’équipements collectifs, notamment culturels. Enfin, Dumazedier s’engage durablement, à partir de ce moment, dans une action d’élaboration pédagogique et de formation des éducateurs du Logis, où il résidera à chacun de ses séjours à Annecy pendant près de vingt ans, selon le témoignage de Jean-Paul Defrance, chef de service du Logis à partir de 1966626.

Cependant, si sa présence au Logis est avérée de manière continue, et il revendique son action pédagogique comme essentielle dans son œuvre à la fin de sa vie627, pour autant les autres acteurs rencontrés ne mentionnent pas sa présence et son action comme un élément marquant de la vie culturelle de la ville.

Notes
614.

op.cit. p. 5 et suivantes

615.

Ces éléments sont tirés du Fonds Dumazedier aux Archives départementales de la Haute- Savoie, cote 44 J 15. Il s’agit d’un ensemble de documents assez disparate : courriers de diverses périodes concernant les enquêtes annéciennes, notes de travail manuscrites, copies d’articles de Dumazedier et d’autres auteurs, éléments d’enquêtes à Annecy, etc. Cet ensemble a été récupéré par la ville d’Annecy en décembre 1980 (Commission des affaires culturelles du 3 décembre 1980- AMA 2 Mi 236).

616.

Lettre du 21 décembre 1955, Archives départementales de la Haute-Savoie (ADHS), Fonds Dumazedier, 44 J 13 ; cette lettre dresse un panorama de la ville assez pessimiste quant à la réception du travail de Dumazedier par les milieux industriel et politique, en raison du repli sur soi qui domine dans cette petite ville, et de la perte de crédit de l’équipe de Peuple et Culture, réduite à “ un club d’intellectuels ” trop marqués auprès des communistes.

617.

Les éléments concernant le détachement de Pierre Jacquier figurent également dans le fonds Dumazedier, ADHS, 43 J 13 : courrier de Dumazedier au Directeur général de l’enseignement technique du 12 juillet 1956.

618.

AD 44 J 28

619.

Dumazedier Joffre et Rippert Aline, Le loisir et la ville-Loisir et culture, Paris, Le Seuil, 1966.

620.

Dumazedier Joffre, Vers une civilisation du loisir ?, Paris Le Seuil, 1962.

621.

Dumazedier Joffre et Samuel N., Le loisir et la ville…, op. cit.

622.

ADHS, Fonds Dumazedier, cote 44 J 28

623.

Conservées aux Archives Départementales de la Haute-Savoie sous la cote 75 J, après sa liquidation judiciaire à l’automne 1993. L’ensemble présente de nombreuses lacunes quant à la vie statutaire de l’association, notamment en ce qui concerne les comptes rendus d’assemblées générales sur toute la période considérée.

624.

Sur ce point, le témoignage de Marc Malet, directeur des Marquisats de 1953 à 63, puis délégué régional des MJC jusqu’en 1977 : Dumazedier n’était guère présent dans la vie annécienne, y compris auprès des équipes d’animateurs, se contentant de diffuser et relever ses questionnaires (entretien du 20 mars 2001) .

625.

Dumazedier Joffre, Sociologie empirique du loisir. Critique et contre-critique de la civilisation du loisir, Paris, Le Seuil, 1974.

626.

Entretien téléphonique du 21 février 2003, non enregistré.

627.

Dans le regard rétrospectif qu’il porte sur son travail dans Temps libre et modernté. Mélanges en l’honneur de Joffre Dumazedier , Paris, L’Harmattan, 1993.