Introduction

Il peut paraître paradoxal de choisir d’étudier l’œuvre de Ponge sous la catégorie de la parole, dans la mesure où l’auteur a lui-même déclaré avoir conçu son œuvre contre les paroles. « Une seule issue, parler contre les paroles ( …). Il n’y a point d’autre raison d’écrire » (PR, I, 197) affirme-t-il dès 1929, dans « Des raisons d’écrire ». Que l’écriture soit une façon de rédimer le caractère insatisfaisant voire malpropre de la parole, c’est l’un des thèmes récurrents de sa poétique.

Le choix de cet angle d’approche s’origine d’abord dans le sentiment, parfaitement subjectif, ressenti lors de ma découverte de l’œuvre : la certitude que la qualité particulière de mon émotion à sa lecture tenait à la façon dont l’auteur « parlait » à son lecteur, au caractère singulier du lien qu’il instaurait avec lui. C’est la dimension discursive de son œuvre qui m’a immédiatement frappée, ce qui supposait du reste de ma part un choix au sein de cette œuvre : j’étais plus sensible aux Proêmes, ou à La Rage de l’expression, qu’au Parti pris des choses et, à l’intérieur de ce dernier recueil, davantage aux textes déjà discursifs comme « Escargots » ou « Faune et flore » qu’à « L’Huître » ou au « Papillon ». Aussi ai-je d’abord pensé limiter strictement le sujet de ma thèse à la relation que Ponge établit avec son lecteur : à l’aspect discursif ou interlocutoire de son œuvre. Ce sujet présentait en outre l’intérêt de combler une relative carence dans les études pongiennes. On sait en effet que dans l’histoire de la réception de l’œuvre ont été privilégiées successivement une lecture qui mettait l’accent sur la relation de l’auteur aux « choses » puis, dans la mouvance du structuralisme et de Tel Quel, une deuxième lecture qui cette fois faisait de lui le champion d’une écriture intransitive et d’un fonctionnement autonome du texte, l’une et l’autre escamotant quelque peu la spécificité selon laquelle cette œuvre engageait un sujet, à la fois dans son rapport au monde, au langage, et à autrui1. La dimension essentiellement adressée de cette œuvre, est restée longtemps relativement négligée. Il me faut signaler ici cependant l’importance qu’a eue pour ma recherche, l’étude que Vincent Kaufmann consacre à cet aspect de l’œuvre de Ponge, dans Le Livre et ses adresses, en 19862. Mentionnons aussi l’article de Shinji Iida, en 1991, qui souligne l’importance prise par la figure du lecteur dans les écrits postérieurs à la parution du Parti pris des choses, et celui d’André Bellatore, en 2004, qui s’attache à la figure du lecteur « en exercice » telle que la postule Ponge dans Le Savon 3.

Cependant la relecture de l’œuvre de Ponge sous l’angle de la relation au lecteur m’a rapidement amenée à constater l’étonnante récurrence du mot parole sous sa plume : cet auteur qui dit écrire contre les paroles ne parle, ou peu s’en faut, que de la parole. Il m’est apparu alors que la question de l’interlocution ne revêtait chez lui une telle importance que parce que cette dimension interlocutoire est un élément constitutif, définitoire, de la parole, et que l’œuvre de Ponge pouvait se lire – sans que cet enjeu soit jamais clairement affiché, et au contraire derrière l’apparence (persistante) du dégoût affiché contre les paroles – comme une quête de la parole, une conquête lente, difficile mais opiniâtre de sa propre parole. On peut y voir la méditation de toute une vie sur ce que représente d’enjeu le fait de prendre la parole, et sur ce que signifie cette manifestation proprement humaine qu’est le fait de parler. Aussi ai-je choisi d’élargir le sujet de mon étude à la catégorie de la parole elle-même telle que progressivement elle émerge dans l’œuvre de Ponge. La dimension d’adresse qui s’y met en œuvre reste cependant bien l’un des pôles essentiels de ma recherche. La relation au lecteur, l’établissement d’un lien avec le destinataire, composante essentielle de la parole et enjeu majeur de l’œuvre de Ponge, y fait selon moi l’objet d’un véritable dispositif stratégique, dont je me propose d’étudier les formes et de retracer l’évolution. Précisons que je ne m’intéresse pas ici au lecteur empirique, (encore que je puisse être amenée à tenir compte des réactions de Ponge à la réception effective de ses œuvres) mais à celui que construit, progressivement, le dispositif même du texte.

Il me faut ici souligner ce que le fait même de choisir la parole comme direction de travail doit aux travaux de Jacques Lacan. Si les concepts lacaniens ne seront que peu mobilisés directement dans cette étude – mon but n’étant nullement d’offrir une lecture lacanienne de l’œuvre de Ponge – l’approche par Lacan de la notion de parole y fait cependant figure d’horizon. Sa contribution a en effet été décisive dans la considération très généralement accordée désormais au phénomène de la parole. Sans doute mon travail n’aurait-il jamais pu se centrer ainsi sans le rappel, par Lacan, du rôle éminent, ou plutôt même constitutif, de l’exercice de la parole dans l’existence humaine. C’est du reste son approche qui me fournira une première explication de mon choix de la parole, entendue dans sa différence avec le langage. Lacan oppose en effet langage et parole (« c’est un mur de langage qui s’oppose à la parole »4), celle-ci représentant un accès possible à une certaine « vérité » de l’individu conquis par rapport à un dispositif symbolique de langage qui, bien qu’indispensable à l’homme pour se constituer en tant que tel, n’en comporte pas moins une forte dimension aliénante5. Lacan affirme explicitement « l’exigence, supposée par la psychanalyse, d’une parole vraie », et fait même de cet « avènement d’une parole vraie » le « but » de toute analyse6.

Ponge lui-même semble s’être peu intéressé à la psychanalyse, tant freudienne que lacanienne. Il n’en reste pas moins que sa méditation sur la parole se trouve rejoindre, par bien des points, la réflexion lacanienne, comme s’il était parvenu, parallèlement mais de manière parfaitement indépendante, à une saisie intuitive de ces concepts. En témoigne du reste l’hommage que lui rend Lacan lui-même ; c’est en effet sur une référence à l’œuvre de Ponge que se termine l’article « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » : faisant référence à un « texte sacré » (en l’occurrence tiré des Upanishads) selon lequel « les puissances d’en bas résonnent à l’invocation de la parole », Lacan renvoie en note à la notion pongienne de réson, précisant : « Ponge écrit cela : réson »7. C’est dans le même passage des Ecrits que se situe cette affirmation fondamentale à mes yeux : « c’est dans le don de la parole que réside toute la réalité de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue à l’homme et par son acte continué qu’il la maintient »8 (ibid., 322). L’hypothèse qui sous-tend mon étude s’articule à cette notion de don de la parole que l’on voit peu à peu se conceptualiser dans l’œuvre de Ponge, et à cette attention à l’homme qui, progressivement de plus en plus marquée dans son œuvre, fait de lui à mon sens, bien plus que « le poète des choses », celui de la rencontre humaine, et d’une assomption à la plénitude de notre condition par un exercice conscient de la parole.

Mon hypothèse est que, malgré le leitmotiv initial du « Ecrire contre les paroles », toute l’œuvre témoigne d’une essentielle aspiration à la réalisation pleine et entière de la parole. L’autre leitmotiv qu’est « Il faut parler »9, non moins initial et qui sera réaffirmé jusqu’aux ultimes développements de l’œuvre, est en somme bien plus décisif. Cette parole hantée, surtout à ses débuts, par le risque du mutisme dit avant tout que parler est une nécessité vitale. Et elle intègre peu à peu, comme indispensable à sa réalisation, la dimension de l’interlocution, parler ne pouvant être que « parler à ». Les conditions de la communication orale étant celles où s’établit le plus ouvertement – car in praesentia – le contact entre locuteur et destinataire, c’est toute l’œuvre qui participe, malgré le choix déclaré de l’écrit, d’une forme de « tentative orale » – et pas seulement la conférence de 1947 qui porte ce titre. L’objectif souterrainement poursuivi par Ponge, plus essentiel que celui – dont il s’est tant expliqué – de donner la parole aux choses, serait d’établir avec autrui une relation vraie, c’est-à-dire, selon les termes employés par lui dans la « Tentative orale », susceptible de « sortir de cet insipide manège » (M, I, 664) où l’enferme l’usage commun du langage. Il se servirait pour cela de l’objet (des « choses ») comme d’une troisième personne, permettant d’établir la corrélation entre le je et le tu. Les analyses d’Emile Benveniste sur l’exercice de la subjectivité dans le langage10 servent ici de base à ma réflexion. Cette « subjectivité » écrit-il, « n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est "ego" qui dit "ego" ». Cependant, ajoute-t-il aussitôt, « La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu »11. C’est la dialectique je-tu, définissant les sujets par opposition mutuelle, qui fonde la subjectivité. La troisième personne, quant à elle, a pour fonction « d’exprimer la non-personne »12 : elle « est la forme du paradigme verbal (ou pronominal) qui ne renvoie pas à une personne, parce qu’elle se réfère à un objet placé hors de l’allocution »13. « La "3è personne" a pour caractéristique et pour fonction constantes de représenter, sous le rapport de la forme même, un invariant non-personnel, et rien que cela. »14. Rappelons que Ponge a initialement donné pour titre à « La Tentative orale » celui de « La Troisième Personne du singulier » (M, I, 665), comme si au moment d’établir la conjonction directe, longtemps redoutée, avec son public, il éprouvait le besoin de la mettre sous le signe de la troisième personne, représentée par les objets, qui fonctionnerait alors comme garant. La prise en compte de l’altérité des choses sera du reste toujours rappelée par lui comme condition de l’accès à cette autre altérité qu’est le destinataire. De fait, dans le parcours de l’œuvre, elle aura été la force motrice initiale qui aura permis le passage vers cette deuxième altérité. Je me propose de retracer ce parcours, ou plutôt même d’essayer de suivre à la trace, au plus près de la chronologie, cet avènement progressif de la parole dans toute sa dimension interlocutoire. Il s’agit là d’un parcours d’autant plus spectaculaire que la parole pongienne se conquiert à partir d’un état qui est proche de celui d’infans, où elle est comme gagnée sur un mutisme, voire une aphasie dont le risque est constamment présent.

Comment Ponge devient-il auteur de sa propre parole ? Comment, peu à peu, parvient-il à se l’autoriser ? Toute son œuvre pose la question de ce qui fonde la légitimité à parler : elle peut se lire comme un processus d’autorisation progressive de la parole – processus dans lequel le parti pris en faveur des choses est un moyen, non une fin. A propos de la « Tentative orale » – charnière essentielle dans ce dispositif – et plus précisément du commentaire que Ponge y donne de son œuvre, Vincent Kaufmann note que celui-ci

‘ne cesse de s’effacer derrière l’évocation des conditions de possibilité de sa parole, et plus particulièrement encore derrière l’interrogation de ce qui autorise celle-ci. Cette question constitue, me semble-t-il, le nœud de l’écriture de Ponge (…). Et dans cette perspective, Tentative orale permet de poser en termes nouveaux (…) une question ancienne, presque initiale : celle du fondement symbolique de la parole poétique, celle de sa légitimité 15.’

« S’autoriser la parole » doit s’entendre aux deux sens du terme : il s’agit de parvenir à la prendre, en dépit de ce qui empêche son exercice et fait surgir le risque de mutisme ; il s’agit de se l’approprier, au sens de trouver la sienne propre, donc de parvenir à en être – au moins dans une certaine mesure – l’auteur. Ces notions d’auteur et d’autorité sont si capitales pour l’œuvre qu’il me faut leur consacrer une mise au point préalable. Je m’appuie pour ce faire sur l’instrument de travail par excellence de Ponge, à savoir le Littré.

L’auteur, dit Littré, c’est la « cause première d’une chose ». Une telle définition renvoie immédiatement à Dieu (« l’auteur de toutes choses, Dieu », tel est l’exemple que donne aussitôt Littré), puis au père (« l’auteur d’une race, d’une famille », dit Littré). Le problème qui hante l’œuvre pongienne se trouve par là d’emblée, posé : c’est celui de la confiscation de la parole par une autorité externe, d’essence religieuse mais qui peut prendre – simple variante – la forme de l’autorité de type paternel. Le sens initial du latin auctor, qui l’apparente à augur serait en effet religieux, auctor servant du reste, dans le latin chrétien, à désigner Dieu16. Il est intéressant de constater que l’essence de cette autorité est la notion de garantie. En latin, l’auctoritas, c’est le fait d’être auctor, c’est-à-dire fondateur, instigateur, source et aussi conseiller et garant17. Etymologiquement l’auctoritas est ce qui a le pouvoir « d’augmenter la confiance » : le mot, – comme le signale Littré – est issu de augeo « faire croître, accroître, augmenter ». Littré donne ainsi parmi les sens de «autorité » : « crédit, considération, poids » et aussi « créance qu’inspire un homme, une chose ». Dans les deux cas l’autorité est gage de validité. L’œuvre de Ponge est, en grande partie, recherche de ce qui pourrait garantir la parole. Si cette recherche correspond à une problématique métaphysique, sur laquelle je reviendrai, elle peut aussi se déchiffrer dans les termes selon lesquels l’a définie la théorie lacanienne de la parole.

Le problème qui, en effet, se pose à tout homme – en l’occurrence à Ponge – désireux de s’autoriser sa parole est qu’il ne peut prétendre en être l’auteur car il est inséré dans l’ordre du langage, qui lui préexiste, et se trouve assujetti à cet ordre dès qu’il y fait son entrée en tant que sujet (dès qu’il cesse d’être infans). Il y a une toute-puissance de l’ordre symbolique, qui constitue, par sa trame, le sujet lui-même18, bien que ce soit aussi « au prix de le figer »19 et au risque de l’aliéner dans son propre discours (Ponge décrira ainsi l’homme parlant comme « prisonnier de la parole », « ficelé dans le lacis des explications » (NNR III, II, 1305). Or l’une des caractéristiques de cet ordre symbolique – et voici où fait retour l’auctoritas – c’est qu’il suppose une instance tierce, qui a figure d’autorité fondatrice. La symbolisation consiste en effet dans le passage de l’opposition duelle à la relation ternaire médiate : l’enfant ne s’installe dans le registre symbolique qu’en en symbolisant la réalité paternelle, en accédant à la Loi20. L’ordre symbolique, dont relève au premier chef la parole, « exige trois termes au moins », souligne Lacan, « ce qui impose à l’analyste de ne pas oublier l’Autre présent, entre les deux qui d’être là, n’enveloppent pas celui qui parle »21 . Nous voici ramenés à la question du je-tu et de la référence tierce, à la non-personne. Sans entrer dans le détail de la notion lacanienne de l’Autre, je me contenterai de souligner que le symbolique ne pouvant se concevoir sans référence à une instance tierce, l’Autre y occupe une place essentielle en tant que témoin, garant, fondement de la validité et de l’autorité : « L’Autre distingué comme lieu de la Parole, ne s’impose pas moins comme témoin de la Vérité (…).22. Il me faut maintenant préciser, par rapport à ce cadre théorique, la manière bien spécifique dont Ponge s’y inscrit.

Tout d’abord, la singularité de la démarche pongienne tient au fait que c’est dans l’objet – qu’il nomme, rappelons-le, « troisième personne » – que Ponge cherche le garant. La référence absolue aux choses, érigée en impératif, sert de support à sa parole, elle en est le fondement. C’est dans la décision de prendre le parti des choses qu’il trouve, initialement, l’autorisation décisive de parler. C’est cette décision qui libère sa parole et lève le risque de l’aphasie – on verra plus loin selon quelles modalités. Les choses sont garantes de l’authenticité de la parole. Celle-ci trouvera plus tard à renforcer par d’autres voies son autorité, mais cette position restera au fondement de l’œuvre, comme son postulat.

Une autre caractéristique propre à Ponge, c’est que celui-ci cherche à donner force de loi àsa parole elle-même. Le vœu de « parler contre les paroles » l’amène à leur opposer, en la réinventant, une langue singulière. Mais, comme le souligne Vincent Kaufmann, « cet idiome doit avoir force de loi : le geste poétique de Ponge est un geste instituant », par lequel le sujet cherche à « occuper la place du législateur, la place de celui qui a le pouvoir de proposer des formulations proverbiales, oraculaires » ; le goût de Ponge pour le proverbe « témoigne de ce que le désir d’une parole singulière est ici coextensif d’un désir législatif »23. Ponge manifeste très tôt en effet cet intérêt pour le proverbe, la sentence, la maxime : dès 1926 il aspire, à l’exemple de Mallarmé, à une poésie dans laquelle le « moindre désir » « fait maxime » (PR, I, 182). Si sa parole se veut singulière, cette singularité ne prend pour autant valeur à ses yeux que dans la mesure où elle s’impose à autrui, où elle fait pour lui autorité. La valeur pragmatique de la parole – l’effet qu’elle exerce – est d’emblée déterminante. L’autorité de l’oracle s’impose comme modèle : Ponge en viendra peu à peu à formuler un véritable idéal oraculaire de la parole. Quant au désir législatif, présent sans doute dès l’origine, c’est dans sa méditation sur l’œuvre de Malherbe que Ponge le formulera en tant que tel et l’intègrera à son art poétique. A l’exemple de Malherbe, en qui il voit celui qui, magistrat décisif de la langue française, en a formulé la loi, il définit alors son propre projet comme relevant de la « magistrature », mais précise-t-il, « de la magistrature supérieure : former, formuler la Loi, la Bombe de la nouvelle raison » (PM, II, 145). La postulation qui soutient l’œuvre est bien celle d’une parole qui, constituant sa propre Loi, ne s’autorise que d’elle-même.

C’est précisément en réinventant la notion d’auteur, ou plutôt en revenant aux valeurs du auctor latin que Ponge (on sait son amour pour la langue latine) trouvera sa manière à lui de poser la question de l’autorité. L’auctor, c’est avant tout, on l’a vu, celui qui accomplit l’action de augere, c’est-à-dire d’augmenter (d’abord la confiance). Or, voici ce que Ponge écrit à Paulhan en 1930 : « je ne suis pas partisan de la parole déballage. Je veux m’accroître d’une personne à chaque poème, à chaque fois. Je jure d’augmenter le nombre des paroles » (Corr. I, 134, p. 140). L’auctor est, chez Ponge, un augmentator. La parole d’emblée est pour lui ce qui l’augmente, elle est facteur d’existence augmentée. Aliquem augere ne signifie-t-il pas « rehausser quelqu’un, l’aider à se développer, l’enrichir » ? En 1955, dans Pour un Malherbe, Ponge écrira : « Nous n’aimons croire que dans la mesure où cela nous aide à croître ; nous détesterions croire dans la mesure où ce ne serait plus que croître amputé de son T, et dès lors tonsuré, ou châtré, ou reclus (…) dans l’euphorie trompeuse de la satisfaction et du repos » (PM, II, 170). Quant à l’augmentation de confiance qui se joue dans la parole, il importe de remarquer que, si le défi initial est chez Ponge de parvenir à faire lui-même crédit à sa parole, cette confiance à lui accorder est inséparable du désir symétrique d’inspirer confiance à celui qui l’entend, et même de susciter (c’est chez Ponge un mot investi d’une grande valeur)son adhésion.

Je voudrais à présent souligner l’enjeu métaphysique que recouvre l’aspiration de Ponge à une parole qui ne s’autorise que d’elle-même. En tout état de cause la poésie, en tant qu’elle manifeste l’ambition d’élever la parole à une dimension sacrée, ne peut esquiver la référence suprême à la Parole d’essence divine24. Cependant chez Ponge, cette référence constitue l’horizon constant, et constamment remis en cause, sur lequel doit s’enlever sa propre parole. De par sa culture protestante, il est imprégné de l’autorité de la Parole telle qu’elle émane des livres saints. L’un des grands enjeux de son œuvre sera, pour s’autoriser la parole, de l’arracher à cette autorité-là. Il n’aura de cesse, en particulier, de la démarquer du Verbe, tout en cherchant à s’approprier l’autorité de celui-ci. C’est pourquoi une mise au point terminologique me paraît indispensable au seuil de cette étude : il me faut mettre en regard les trois mots qui configurent chez Ponge le réseau parolier : parole, Verbe et Logos. Le jeu de leurs interrelations dessine en effet pour une large part, dans ses transformations successives – que je serai souvent amenée à commenter – le cheminement de Ponge vers sa propre parole.

Remarquons d’abord que le mot « parole » lui-même est empreint de références religieuses puisqu’il renvoie à parabola. Le mot qui désignait la parole en latin classique, verbum, a été remplacé par parabola. Littré explique que cette substitution, que l’on observe « chez tous les peuples romans » est dû au fréquent emploi que l’on faisait de parabola « dans les sermons et les exhortations ». Comme « on répugnait à employer le mot verbum, réservé pour signifier le Verbe », c’est parabola, le mot de la parole christique25, qui s’est trouvé tout désigné pour signifier la parole en général. Il faut ici ajouter aux explications de Littré que l’assimilation de verbum au Verbe divin, vient de ce qu’en latin ecclésiastique, verbum a été pris pour traduire le grec logos, « parole », dans la fameuse ouverture de l’Evangile de Jean, « Au commencement était le Verbe »26, pour désigner la parole divine et, par métonymie Dieu.

‘Verbe se dit dans la théologie chrétienne (…) de la parole (de Dieu) en tant qu’elle est adressée aux humains : dans ce sens, il s’écrit depuis la Renaissance avec une majuscule. Comme en latin, le mot désigne en théologie Dieu lui-même, en la seconde partie de la Trinité, le Fils (et le verbe s’est fait chair) puis Dieu comme la raison du monde. 27

Quant à Logos, dont le sens grec premier est « faculté humaine de penser et de parler », il a été par la suite emprunté par la philosophie (par Voltaire notamment) comme un des noms de la divinité, et dans la théologie du XIXè siècle à propos du Verbe divin. Ce n’est qu’au XXè siècle qu’il a été de nouveau employé dans son sens grec initial28. Littré en donne du reste une définition uniquement religieuse : « Terme de la philosophie platonicienne. Dieu considéré comme la raison et le verbe du monde ».

Ces rappels sont susceptibles d’éclairer les données du problème auquel Ponge tente de s’attaquer. En effet, si l’on résume le jeu historique des substitutions, il apparaît que le réseau lexical de la parole a été entièrement confisqué par la religion. Le verbum qui désignait la parole humaine a disparu (sauf comme catégorie grammaticale) pour ne plus renvoyer qu’à la parole divine. Le mot qui a été dévolu à la parole humaine, parabola, renvoyait à la parole christique. Quant à la notion grecque de logos, qui articulait pensée, raison et parole, dans une forme d’activité proprement humaine d’appropriation signifiante du monde, elle a elle aussi été, pour des siècles, rapportée à la parole divine. Pour le dire sommairement, il n’y a plus guère de choix pour l’homme qu’entre la parole du Père (Verbe et logos) et celle du Fils (parole-parabole). Or l’un des enjeux principaux de l’œuvre de Ponge est, me semble-t-il, de rendre à l’homme la dignité proprement humaine que lui confère l’exercice de sa parole. D’où un travail de sape de l’autorité écrasante du Verbe créateur. Loin de Ponge l’idée que l’homme doive se contenter, en guise de Verbe, d’hériter d’une simple verve 29, mot qu’il déteste et qu’il se plaira, en 1956, à associer à un tableau dégradé de la Création du monde. Dans « Germaine Richier », la Nature créatrice fait preuve d’une verve qui n’est qu’un cabotinage séducteur :

‘tandis qu’elle crée, elle montre un tel souci de nous mettre (et maintenir) dans le coup, qu’elle nous métamorphose à mesure en adorateurs, en clients ; jusqu’à n’être plus rien que bouches à sa gloire. (…) Quel branle, quels supplices, quelle verve ! (AC, II, 602-603). ’

Ponge prend manifestement plaisir à rabaisser le Verbe au niveau d’une verve de marchande de poissons : « cette façon, comme les marchandes de Marseille, de nous offrir son poisson ; de nous l’écailler, vider tout vivant ; de nous le secouer (…) de nous le brandir (…). Ah ! certes, notre approbation elle la désire » (ibid., 602). Dénier à la Création l’autorité du Verbe, et revendiquer celle-ci en revanche pour la création littéraire, telle sera sa démarche, qui vise à établir l’activité poétique aux antipodes de cette verve que manifeste l’écrivain désireux d’obtenir de son lecteur l’adhésion à ses caprices30.

Il faut cependant ajouter à la trilogie Parole-Verbe-Logos une quatrième notion, capitale dans l’œuvre de Ponge, celle de Raison. Cette notion est en effet étroitement articulée à celle de langage, dans la mesure où celui-ci est censé être l’expression même de la raison. Précisons d’abord que cette notion n’est pas, elle non plus, vierge de connotations religieuses. En effet, raison se dit quelquefois absolument pour Logos ou Verbe, comme le rappelle Littré qui cite pour exemple cette phrase de Bossuet : « au-dessus de notre faible raison, restreinte à certains objets, nous avons reconnu une raison première et invisible »31. Cependant, à côté de cette acception religieuse, la raison est traditionnellement reconnue comme faculté purement humaine, qui distingue l’homme des animaux32. Or cette faculté – « par laquelle l’homme connaît, juge et se conduit », dit Littré –, c’est bien dans le langage essentiellement qu’elle s’exprime. Du reste, dès le latin, comme le précise Alain Rey, « ratio est fréquent dans la langue de la rhétorique et de la philosophie, où il traduit le grec Logos33 ». C’est précisément du côté d’une raison articulée à la rhétorique, et plus particulièrement à la notion de « preuve établie dans le discours » (grâce à la mise en œuvre d’une intelligence discursive, conçue par opposition au sentiment ou à l’intuition) que Ponge commencera à chercher le moyen de se réapproprier la parole. L’un des sens de raison, est, rappelle Littré « preuve par discours, par arguments », définition qu’il fait suivre du vers de La Fontaine, « la raison du plus fort est toujours la meilleure », qui alimentera largement la réflexion de Ponge dans les années vingt34 : le fait d’avoir raison se ramène en somme à celui de l’emporter dans le discours. Un tel usage du mot « raison », pour signifier la preuve que l’on avance, s’était spécialisé au Moyen-Age, « pour désigner les arguments échangés dans une controverse, une dispute »35. Ponge réactivera ce sens lorsqu’il réfléchira sur l’efficacité pragmatique des hain-tenys décrits par Paulhan.

Mais il s’attachera plus encore à l’autre sens, particularisant, du mot raison : celui qui désigne le motif d’un fait (sa raison, sa cause), et en particulier lorsqu’il est invoqué par une personne, comme motif qui justifie en expliquant (donner ses raisons). Il est remarquable que la notion de raison renvoie ainsi d’une part à une faculté humaine générale, à un fonctionnement intellectuel commun, voire à une « somme de vérités que les hommes admettent uniformément » (Littré), et d’autre part à la justification subjective (une raison n’est pas une cause) fournie par quelqu’un36. Ponge n’aura de cesse de rapprocher, en vue d’une parfaite coïncidence, les deux acceptions, pour trouver dans le « plus subjectif » la voie d’accès vers le « commun », ainsi qu’il le signifiera en 1955 :

‘C’est la fondation d’une raison qui est en but. (…) Il s’agit, grâce à l’autorité que confère le Verbe, (…) de faire devenir idées générales votre sensibilité la plus particulière, vos intuitions les plus audacieuses, votre goût, enfin – et qu’y a-t-il de plus subjectif ? Mais le plus subjectif n’est-il pas, pourtant, en quelque façon, le plus commun ? (PM, II, 141) ’

La critique a déjà fait remarquer la fréquence impressionnante du mot « raisons » chez Ponge, particulièrement à la fin des années vingt, lorsqu’il tente de justifier son récent parti pris en faveur des choses37. Ce n’est là que le début d’une tentative de repenser la notion de « raison », qui atteindra son sommet bien plus tard, avec la réson évoquée dans Pour un Malherbe.

Il faut signaler enfin, parmi les causes de l’attachement de Ponge à la notion de « raison » le poids que les philosophes des Lumières ont donné à cette faculté comme instrument de libération par rapport aux dogmes du religieux. On sait que, rejetant toute autre autorité que celle, précisément, de la raison, les philosophes du XVIIIè, dont Ponge se réclame ouvertement38, désignaient par ce mot l’ensemble des acquisitions de la philosophie des Lumières conçues comme une victoire sur le fanatisme et la superstition.

Je me propose de montrer comment Ponge, dans sa conquête progressive de la parole, se sert de la notion de raison pour partir à la découverte de ses propres « raisons de parler », avant de s’acheminer jusqu’à la notion de réson. Tout au long de son parcours, il travaille à établir l’autorité de la parole face à celle, écrasante, du Verbe et du Logos, et il me faudra plus d’une fois revenir sur ses tentatives de reconfigurer le réseau de relations tissé entre la parole, le Logos, le Verbe et la (les) raison(s).

Mon objectif est de restituer, dans son cheminement, la façon dont Ponge, progressivement, s’autorise la parole – dont l’exercice lui est, à l’origine, très difficile – jusqu’à en devenir pleinement l’auteur. Dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est par la confrontation à l’altérité qu’il parviendra à s’approprier sa parole : l’altérité des objets d’abord, mais aussi celle des instances externes d’autorité – religieuses principalement – qui pèsent sur le langage, celle de ce langage lui-même (qui est bien à ses yeux, sans qu’il le désigne comme tel, le « lieu de l’Autre »), celle enfin de son destinataire. La notion de parcours est essentielle dans mon approche : il s’agit de suivre, à travers les textes, et comme pas à pas, l’invention d’une parole singulière : en particulier de voir selon quelles modalités Ponge tente d’abord de mettre la parole au monde des objets, avant de parvenir à un auto-engendrement de sa parole, qui en est vraiment la mise au monde 39 . C’est l’aventure d’un homme qui m’intéresse, la façon dont la parole vient à un homme. Mon travail relève ainsi d’une forme de biographie intellectuelle, fondée strictement sur l’étude des textes, au plus près de leur chronologie rédactionnelle.

C’est pourquoi un plan chronologique s’est rapidement avéré comme le seul adéquat à cette étude. Il était en particulier essentiel pour moi d’essayer de ressaisir le mouvement initial de cette œuvre, dans une sorte de table rase inspirée de l’attitude prônée par Ponge lui-même dans l’« Introduction au Galet » :

‘Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début (PR, I, 204). ’

J’ai éprouvé moi aussi l’envie, et même le besoin, pour approcher l’œuvre de Ponge « au milieu de l’énorme étendue » des gloses déjà existantes, de « reprendre tout du début », à la fois en mettant provisoirement de côté toutes les approches critiques extérieures, et en m’imposant de relire les premiers textes dans l’ordre chronologique strict de leur rédaction, en évitant toute anticipation sur les écrits postérieurs . Cela me paraissait indispensable pour comprendre « d’où partait » l’auteur, et pour tenter d’éclairer cette première période de l’œuvre de Ponge, qui est peut-être la moins connue. Il faut rappeler qu’au sein de cette oeuvre l’ordre de publication des textes ne reflète nullement celui de leur rédaction. L’écart est même spectaculaire (ainsi certains des tout premiers textes, écrits dans les années vingt, ne seront publiés qu’à la fin de la vie de Ponge, dans Pratiques d’écriture ou l’Inachèvement perpétuel). Cette discordance brouille un peu les cartes : on présente souvent Ponge à partir d’une approche globale de son œuvre, et des commentaires qu’il en a donnés lui-même aux moments les plus variés de sa carrière, ce qui occulte le fait que les positions qui sont les siennes ont été conquises de haute lutte40. « Francis Ponge ou l’homme heureux » écrivait Claude-Edmonde Magny en 1946, dans un article qui du reste eut visiblement le don d’exaspérer Ponge : dans les années vingt, Ponge n’est pas un « écrivain heureux » ; il n’a pas même encore conçu le projet de prendre le parti des choses. Il est dans la situation d’un jeune écrivain qui connaît les plus grandes difficultés, et qui se débat avec des exigences très hautes qu’il ne parvient pas à mettre en œuvre. Parmi ces exigences, il en est une qui est présente dès l’origine et sur laquelle je voudrais mettre l’accent : l’aspiration à établir une communication, considérée comme l’un des principaux enjeux poétiques. Face aux difficultés rencontrées, Ponge ne cessera de repenser et de redistribuer les termes et les facteurs de cette communication désirée, mais qui ne s’établira qu’après de longs détours.

Peu à peu, au cours de l’avancée de mon travail, la méthode adoptée pour ressaisir le mouvement initial du parcours s’est imposée pour l’ensemble de l’œuvre. Je m’en suis donc tenue, période après période, à une lecture strictement chronologique. Je me suis appuyée pour cela sur la chronologie rédactionnelle établie par année dans l’édition des œuvres complètes de Ponge dans La Pléiade. Chaque fois que cela était possible, j’ai essayé de restituer, mois par mois, la succession des textes à l’intérieur même de l’année concernée. Ceci impliquait des va-et-vient incessants d’un recueil à un autre. Mais j’en ai retiré de grands bénéfices, percevant des effets d’écho entre des textes que je n’aurais pas mis spontanément en relation, ou encore découvrant des effets d’interaction entre deux campagnes d’écriture simultanées.

La difficulté a précisément été celle du repérage des bornes à attribuer à mes relectures : à quel moment les arrêter pour passer à l’étape de la synthèse de ce que je venais de relire ? Je m’explique en détail, un peu plus loin, sur le découpage chronologique que j’ai finalement adopté. Parfois celui-ci apparaissait avec une certaine évidence, parfois il se révélait beaucoup plus complexe à établir : j’ai à plusieurs reprises, croyant en avoir terminé avec une période, dû remanier mon découpage pour y intégrer des textes que je découvrais lors de ma campagne suivante de relecture. Je me suis en effet interdit à chaque fois d’anticiper sur la suite : lorsqu’il me paraissait être parvenue dans ma relecture à un moment charnière, je différais le moment de redécouvrir la suite de l’œuvre, pour m’attacher à dégager la dynamique propre à la phase qu’il m’avait semblé identifier. Il était important pour ma recherche que l’étude de chaque période se présente comme une redécouverte, une approche vierge de conclusions prématurées. Je m’interdisais également (mais n’avais-je pas pour modèle constant de référence les propres « rites » et « manies » de Ponge41 ?) de recourir d’emblée aux lectures critiques de l’œuvre. Je ne m’en approchais qu’une fois que mon opinion était faite sur le sens que j’attribuais, par rapport au parcours d’ensemble, à l’étape que je venais d’étudier. Là encore, cette méthode a donné lieu plus d’une fois à des modifications rétrospectives des chapitres déjà rédigés, de manière à y intégrer certains éclairages critiques auxquels je n'avais pas pensé moi-même.

Il me reste maintenant à présenter les différentes périodes que j’ai identifiées. Certaines d’entre elles s’imposaient, je l’ai dit, avec une relative évidence. C’est ainsi que l’on peut, en ce qui concerne le début de l’œuvre, distinguer un avant et un après de la décision de « prendre le parti des choses ». La période qui précède cette décision, celle des premières tentatives littéraires de Ponge, a du reste été déjà désignée par la critique comme celle de la traversée d’un « drame de l’expression »42. Il m’a ainsi semblé indiqué de distinguer une première période correspondant à cette œuvre inaugurale et à ses difficultés, (période que j’ai intitulée « La parole empêchée »), puis une seconde, qui commence à la fin des années vingt et se prolonge jusqu’à la guerre, tout entière tournée vers le « parti pris des choses » : il m’est apparu que, durant cette période, la parole ne réussissait à s’élever que dans le cadre strict d’un certain nombre de conditions destinées à parer les risques. Aussi l’ai-je désignée sous le titre de « La parole sous conditions ». Cette période, contrairement à la première, comporte deux chapitres. D’une part la matière qu’elle offrait était en effet particulièrement riche, d’autre part j’y distinguais deux versants contrastés, qu’il m’importait de faire ressortir43. J’ai choisi pour borne à cette période la date de 1938, car c’est de ce moment que datent, avec « Notes prises pour un oiseau », un infléchissement primordial dans l’écriture de Ponge, qui le conduit vers une deuxième manière.

Le découpage de la période suivante (« Une parole pour l’homme ? ») a été en grande partie dicté par la chronologie historique, en raison du retentissement évident des événements sur la pratique de Ponge : elle correspond à la période de la guerre, et s’achève avec le retour de Ponge à Paris, à l’automne 1944. La parole est alors brutalement confrontée à l’Histoire, et repensée dans les enjeux qu’elle recouvre pour l’homme. Mais paradoxalement les préoccupations humanistes qui animent Ponge à cette époque aboutissent à une expansion de sa propre parole, à un approfondissement de ses pratiques les plus singulières, à un infléchissement essentiel dans son esthétique.

La période suivante (la quatrième) s’est révélée plus délicate à délimiter. Il m’a semblé que l’essentiel consistait là dans la résolution nouvelle de la part de l’auteur – et symétrique à celle qui lui avait fait prendre le parti des choses – de désormais « prendre son propre parti », qu’il définit lui-même comme étant « celui de la parole naissante »44. Tel est donc le titre que j’ai donné à cette période, que je conçois comme tendue vers une véritable naissance de la parole, dont les moments clés sont « La Tentative orale » et l’élaboration d’une parole qui se revendique murmure, avec « Le Monde muet est notre seule patrie », « Le Murmure » et « Nioque de l’avant-printemps ». La date de 1951 m’a semblé fournir une charnière significative, en ce qu’elle correspond au début du travail – qui durera sept ans – sur le Malherbe. Or ce travail débouche sur un nouvel et glorieux avènement de la Parole (désormais pourvue d’une majuscule).

La cinquième partie, que j’intitule « L’avènement de la Parole en majesté » correspond donc à la période de rédaction du Malherbe, à laquelle j’adjoins les dernières années de la décennie 1950, dans la mesure où l’écriture de « La Chèvre » et de « La Figue » me semble, par le contrepoint qu’elle offre à la parole glorieuse du Malherbe, former avec elle un ensemble signifiant. La date de 1961 indique du reste une charnière : elle correspond en effet à la publication du Grand Recueil ; l’œuvre de Ponge accède ainsi à une visibilité, une notoriété, qui ne manquent pas de retentir sur sa pratique d’écrivain – en particulier sur celle de l’adresse.

A partir de 1961, il m’a semblé que l’œuvre entrait dans sa dernière période, en ce que la conception pongienne de la parole y trouve ses configurations et formulations définitives. Cette dernière période est marquée, en ce qui concerne les principales campagnes d’écriture, par l’achèvement – longtemps différé – du Savon, et par l’écriture de deux grands textes testamentaires dans lesquels la parole et l’adresse au lecteur parviennent à une liberté encore jamais atteinte. C’est pour rendre compte de cette ouverture, et en référence à La Table, l’un des derniers ouvrages de Ponge, que je l’ai intitulée « La parole, table ouverte ».

Il me faut encore préciser, à propos du plan que j’ai adopté dans mon étude, que chaque période est précédée d’une présentation et suivie d’un bilan – sorte d’arrêt sur image qui présente la position de l’auteur à la fin de la période traitée. La présentation me sert à indiquer les grandes lignes de mon interprétation ; c’est là également que je regroupe, à chaque fois, les éléments biographiques dont le rappel me semble utile ; c’est là enfin que, dans le cas d’une présentation sur deux chapitres, j’indique la fonction respective que j’assigne à chacun d’entre eux.

Une dernière remarque, à propos cette fois non plus du plan de mon étude, mais de la méthode qui y a présidé : j’ai choisi d’accorder une large place – ainsi que cette introduction même le laisse déjà entrevoir – aux définitions même des mots utilisés par l’auteur, telles que les fournit en particulier le Littré, instrument privilégié du travail de Ponge au point que lui-même en recopie de larges extraits dans ses textes. Je sollicite régulièrement aussi, à l’exemple de Ponge, l’étymologie des mots. Ce recours a fourni à mon analyse un éclairage essentiel. Plus d’une fois des difficultés ont été levées par la prise en compte du sens latin des mots45, que Ponge, en bon latiniste, active parfois de préférence à celui qu’ils ont pris en français. Il m’arrive également de remonter, au-delà du latin, aux racines indo-européennes, celles que Ponge s’enchante, dans « Le Pré » d’avoir redécouvertes, et auxquelles il recourait volontiers, à l’aide en particulier du Dizionario étimologico italiano, – qu’il mentionne dans un texte de 1970 46.

Notes
1.

Précisons cependant que cette attention au sujet, y compris dans sa dimension biographique, a été mise en œuvre, et ceci de deux manières très différentes, en 1988 par Jean-Marie Gleize dans Francis Ponge, Paris, Seuil, « Les Contemporains », et en 1991 par Michel Collot dans Francis Ponge entre mots et choses, Paris,Champ Vallon, coll. « Champ poétique ».

2.

Le critique y souligne d’emblée le peu d’importance généralement accordé à « la part discursive » de cette œuvre, cette discursivité étant considérée « comme un phénomène marginal et secondaire par rapport à la véritable pratique poétique de l’écrivain ». Lui y voit au contraire « un des aspects les plus singuliers, déterminant pour une analyse de la place que le lecteur est ici invité à occuper » (V. Kaufmann, Le Livre et ses adresses (Mallarmé, Ponge, Valéry, Blanchot), Paris, Méridiens / Klincksieck, 1986, p. 115-149).

3.

S. Iida, « La figure du "lecteur" dans l’œuvre de Francis Ponge » , Etude de langue et litttérature françaises (Société japonaise de Langue et Littérature françaises), n° 58, 1991, p. 201. A. Bellatorre, « Le Savon ou "l’exercice" du lecteur », in Gleize, J.M. (dir.), Ponge résolument, Lyon, ENS éditions, « Signes », 2004.

4.

J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Ecrits, Paris, Seuil, coll. Le champ freudien, 1966, p. 282.

5.

« Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total » que s’y « anéantirait le vivant, si le désir ne préservait sa part dans les interférences et les battements que font converger sur lui les cycles du langage (…). L’enjeu d’une psychanalyse est l’avènement dans le sujet du peu de réalité que ce désir y soutient (…), et notre voie est l’expérience intersubjective où ce désir se fait reconnaître. Dès lors on voit que le problème est celui des rapports dans le sujet de la parole et du langage. » (ibid., p. 279).

6.

Ibid., p. 283 et p. 302.

7.

Ibid., p. 322.

8.

Ibid., p. 322.

9.

Voir notamment « Des raisons d’écrire » (PR, I, 196) et « Pages bis IV » (ibid., 212).

10.

Ces analyses reposent du reste sur une conception, proche de celle de Lacan, (et de Ponge lui-même), du rôle du langage comme constitutif de l’identité humaine. Benveniste écrit dans « De la subjectivité dans le langage » : « Nous n’atteignons jamais l’homme réduit à lui-même et s’ingéniant à concevoir l’existence de l’autre. C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme. » ( « De la subjectivité dans le langage » (1958), in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1979, p. 259).

11.

Ibid., p. 260.

12.

« Structure des relations de personne dans le verbe », ibid., p. 228.

13.

« De la subjectivité dans le langage », ibid., p. 265.

14.

« Structure des relations de personne dans le verbe », ibid., p. 231.

15.

V. Kaufmann, Le Livre et ses adresses, op. cit. p. 117.

16.

Voir Alain Rey (dir), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, article « auteur ».

17.

Voir ibid., article « autorité ».

18.

Ainsi le sujet, écrit Lacan, « serf du langage, l’est plus encore d’un discours dans le mouvement universel duquel sa place est déjà inscrite à sa naissance, ne serait-ce que sous la forme de son nom propre » (« L’instance de la lettre dans l’inconscient », Ecrits p. 495).

19.

« [Le symbolique] fait surgir le sujet de l’être qui n’a pas encore la parole, mais c’est au prix de le figer. Ce qu’il y avait là de prêt à parler (…) disparaît de n’être plus qu’un signifiant. (…) nul sujet ne peut être cause de soi (…) » (« Positions de l’inconscient » ibid., p. 840-841).

20.

« C’est dans le nom du père qu’il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la loi » (« Fonctions et champ de la parole et du langage en psychanalyse », ibid., p. 278).

21.

« Situation de la psychanalyse en 1956 », ibid., p. 464.

22.

« Subversion du sujet et dialectique du désir », ibid., p. 807. Lacan définit ailleurs l’Autre comme « le garant de la Bonne Foi » (« La psychanalyse et son enseignement », ibid., p. 454).

23.

V. Kaufmann, Le Livre et ses adresses, op. cit. p. 122-123.

24.

Dans l’expérience poétique se rejouent à la fois l’origine du monde et celle de la parole. La question de la parole, et de ses rapports avec le Verbe, est ainsi au fondement de toute poésie. J’en suis consciente, bien qu’il ne me soit pas possible, dans le cadre de cette étude, d’en dresser un tableau d’ensemble ni d’en considérer toutes les modulations historiques. Signalons ici l’essai que S. Guermès a consacré à la difficulté pour la poésie moderne, contrainte depuis la « mort de Dieu » à se définir à la fois par et contre le christianisme, à prendre le relais du Verbe qui s’est tu (S. Guermès, La Poésie moderne, Essai sur le lieu caché, Paris, L’Harmattan, 1999).

25.

En bas-latin ecclésiastique, parabola ne renvoie plus au sens de « comparaison » qu’il avait en latin classique, mais s’est spécialisé dans cet usage religieux où il désigne les enseignements allégoriques du Christ (voir A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit. article « parabole »).

26.

Evangile selon saint Jean, I, 1, La Bible, Nouveau Testament, Traduction œcuménique, Le Livre de Poche, Paris, 1979, p. 146.

27.

A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., article « verbe ».

28.

Voir ibid, article « Logo ».

29.

Le seul héritage du verbum qui soit resté à l’homme est en effet la verve, qui en est étymologiquement comme une version dégradée puisque ce mot est issu du latin populaire verva, variante de verba (voir ibid., article « Verbe ») .

30.

Littré donne pour premier sens à verve celui de « caprice, bizarrerie, fantaisie », particulièrement dans le domaine de la création littéraire (« Laisser aller la plume où la verve l'emporte », cite-t-il en exemple). Il fait dériver ce mot de vervex « bélier », de même, précise-t-il, que « caprice lui-même est pris de capra, chèvre ». Voici qui peut éclairer la déclaration que Ponge fait dès 1926, « poésie n’est point caprice »(PR, I, 182) – ainsi que la composition, dans les années cinquante, de « La Chèvre ».

31.

 Voir aussi ce commentaire, dans le Dictionnaire historique de la langue française, op. cit, article « raison »:« le mot et la notion sont employés par les tenants de la religion pour désigner l’absolu, le Verbe, avec une majuscule la Raison, conçue dans son essence divine. »

32.

Le premier sens latin de ratio renvoie bien à une activité exclusivement humaine, sans aucune connotation divine : celle du calcul, du compte, de l’évaluation chiffrée, particulièrement nécessaire dans la sphère écononomique et commerciale.

33.

Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., article « raison ».

34.

Voir en particulier l’« Examen des "Fables logiques" » (PE, II, 1029).

35.

Dictionnaire historique de la langue française, op. cit, article « raison ». Le sens de « dispute, discussion » subsiste dans des locutions encore usuelles au XIXè comme chercher des raisons à quelqu’un, « lui chercher querelle », avoir des raisons avec quelqu’un, « être en désaccord avec lui ».

36.

Ponge n’ignorait certainement pas que Cicéron, déjà, « donne à ratio la valeur de "le pourquoi d’une chose" (tel qu’un homme se l’explique) en le distinguant de causa "cause réelle" » (ibid.).

37.

« On ne peut qu’être frappé par la récurrence et par l’insistance du mot raison dans les textes que Ponge écrit au cours de cette période » écrit Michel Collot (Francis Ponge entre mots et choses, op. cit., p. 55).

38.

Notamment dans l’« Appendice au "Carnet du Bois de pins" » (RE, I, 411).

39.

Parmi les nombreux titres envisagés par Ponge pour La Rage de l’expresssion, figure celui de « La parole mise au monde » (page manuscrite reproduite dans OC I p. 243).

40.

Ne mentionnons que pour mémoire l’imagerie véhiculée à son propos dans l’univers scolaire, où il apparaît comme une sorte de débonnaire La Fontaine moderne, chantant tout naturellement les merveilles du monde, « comme un pommier fait ses pommes » (selon l’expression appliquée à La Fontaine par Armand Pontmartin, en 1812, dans Dernières Causeries littéraires).

41.

« Rites » et « manies » qu’il évoque comme indispensables à son « opération secrète » dans Pour un Malherbe (PM, II, 221-222).

42.

Selon une formule empruntée à Ponge lui-même (« Drame de l’expression » est le titre d’un « proême » écrit en 1926) et que Michel Collot notamment étend à la qualification d’une période de l’œuvre (Francis Ponge entre mots et choses, op. cit., p. 22).

43.

Cet aspect s’est retrouvé à d’autres périodes : sans doute la coexistence simultanée de mouvements sinon contraires du moins différents est-elle caractéristique de la dynamique propre à Ponge. Il m’a donc fallu reconnaître que le rêve d’un équilibre rhétorique parfait entre les périodes était impossible à réaliser : certaines parties comporteront deux chapitres, d’autres (la première et les deux dernières) n’en comporteront qu’un.

44.

« Je pris mon propre parti : celui de la parole naissante (à l’état naissant) » (T, II, 934).

45.

Les recherches, en ce cas, ont toujours été faites dans le Dictionnaire latin-français de F. Gaffiot, Hachette, 1934.

46.

« L’étymologie [du mot contemplation] donnée par Littré est très insuffisante : elle s’arrête au latin contemplari, sans souci d’aller plus au fond, vers la racine temp. (…). Il va falloir recourir au Dizionario étimologico italiano de Dante Olivieri » (NNR III, II, 1267).