– I – La parole empêchée (1915-1929)

Présentation

Les débuts de l’œuvre de Ponge c’est-à-dire, sommairement caractérisées, les tentatives qui ne relèvent pas encore d’un « parti pris » en faveur des choses, sont marqués par de graves difficultés. A cette époque, en effet, sa parole est profondément empêchée : à la fois inhibée et aux prises avec une série de pièges47. Les entraves dans lesquelles elle se débat sont autant de redoutables raisons de se taire. L’autorisation de parler, fondement même de l’activité d’écrivain, n’est en rien chez le jeune Ponge un présupposé acquis. Elle est à établir mais se heurte en cela à de si puissants obstacles que la possibilité de prendre la parole va progressivement faire l’objet des doutes les plus profonds, provoquant une grave crise de confiance, qui mène l’écrivain aux confins du mutisme ou, ce qui pour lui revient au même, du suicide (chaque fois que, plus tard, il voudra souligner la profonde nécessité que revêt pour lui l’activité littéraire, il présentera le fait de « prendre la parole » comme une alternative au suicide). Je me propose d’étudier cette période de crise, en tentant d’identifier les principaux acteurs du « drame de l’expression » qui se joue alors. En amont, je m’attacherai aux prémices de ce drame, et en aval j’analyserai la manière dont la crise se résout, avec la décision de prendre le parti des choses, qui correspond à une redistribution des données, seule capable de rendre la parole possible.

Ceci m’amène à la question de la date à laquelle borner cette première période. La frontière est en effet difficile – voire impossible – à établir entre sortie du drame de l’expression et entrée dans l’ère du parti pris des choses. Si la décision de Ponge de s’attacher à décrire les objets date – comme on le verra – de 1926, le drame de l’expression n’en est évidemment pas pour autant clos du jour au lendemain. La mise en œuvre progressive de cette décision, et la conquête des « raisons de parler » qu’elle autorise participent, à mes yeux, du processus de sortie de cette crise. Je poursuis donc l’analyse de cette première période de l’œuvre jusqu’à la fin des années vingt, en particulier jusqu’au rapprochement éphémère de Ponge avec les surréalistes. Cet engagement me paraît en effet avoir fourni à Ponge une aide décisive pour sortir définitivement de l’aphasie.

Sur le plan de la publication, cette période difficile se révèle pourtant riche de réalisations précoces. Dès 1923 Ponge, âgé alors de vingt-quatre ans, publie des textes dans la N.R.F.. En mars 1926, paraît son premier ouvrage : Douze Petits Ecrits 48 . La traversée du désert qui va suivre (aucun ouvrage ne sera publié avant 1942, date de la parution du Parti pris des choses) est à ce moment peu imaginable. Pourtant la masse des textes écrits, en particulier de ceux que Ponge appellera plus tard proêmatiques et qui mettent en œuvre une réflexion sur l’écriture, est déjà sans commune mesure avec celle des textes publiés. Ponge écrit depuis son adolescence : je prendrai en compte des textes écrits dès 1915, même si l’ouverture officielle de l’œuvre ne se situe qu’en 1919, avec la composition de « La Promenade dans nos serres », chronologiquement le plus ancien des textes de Ponge publiés par lui de son vivant. A partir de cette date, je m’appuie, pour mon étude, sur des textes qui ne seront publiés que bien plus tard, à des dates très diverses, et dans des recueils variés (Proêmes, Pratiques d’écriture ou l’Inachèvement perpétuel, Le Grand Recueil…).

En ce qui concerne les éléments biographiques susceptibles d’éclairer la compréhension de cette période, je les évoquerai au fur et à mesure de mon analyse, ainsi de la mort du père en 1923, ou de la rencontre avec Paulhan, la même année. Je me contenterai ici de situer le lieu des événements : Paris – où Ponge vit depuis 1916, date où il a quitté sa famille pour venir suivre une hypokhâgne – et de caractériser sommairement le mode de vie qui est alors celui de l’écrivain : en-dehors de quelques rares incursions dans le monde du travail, Ponge mène une vie oisive, si toutefois l’on peut désigner par ce terme une existence consacrée à un travail acharné sur l’écriture. De par ses fréquentations et ses sympathies anarchisantes il affiche une certaine rupture avec son milieu social : il affirmera plus tard, dans les Entretiens avec Philippe Sollers 49 , s’être à cette époque « un peu déclassé » (EPS, 64), se qualifiant d’« anarchiste de cabinet » (ibid., 75).

Avant d’entrer dans l’analyse de cette première période de l’œuvre de Ponge, un retour en arrière sera cependant nécessaire. La difficulté initiale de Ponge face à la parole est en effet déjà elle-même l’aboutissement d’une histoire : elle met en jeu un très grand nombre de données – historiques et culturelles, mais aussi subjectives. La plupart de ces données nous échappent : il n’en reste pas moins qu’il paraît indispensable de tenter de rassembler celles que nous possédons, de disposer les quelques jalons susceptibles d’éclairer la conception que le jeune écrivain se fait de la parole avant même que commence son œuvre.Cette démarche est du reste légitimée par le fait que Ponge lui même en a montré la voie, insistant, au fur et à mesure qu’il avançait en âge, sur ce qu’il appelle ses « déterminations enfantines ». C’est donc sur ces quelques indications données par Ponge, ainsi que sur quelques données biographiques que je m’appuierai pour tenter, dans un premier temps, d’esquisser, si modestement que ce soit, une archéologie de la parole pongienne, et de cerner quelques facteurs parmi ceux qui ont conduit l’écrivain de l’état d’infans à celui de locuteur empêché. Je me servirai également de quelques textes antérieursà « La Promenade dans nos serres », textes dont certains, récemment resurgis grâce à la publication des Pages d’Atelier 50, fournissent des éclairages précieux quant aux premières prises de position, aspirations et difficultés de l’auteur face à la parole.

Prenant acte du seuil officiel de l’œuvre, j’étudierai ensuite « La Promenade dans nos serres » que je considère comme un texte capital, fondateur d’un projet qui se soutiendra sur toute la durée de l’œuvre, quand bien même l’élan de confiance et même d’euphorie qui le porte sera sujet, lui, à éclipses. Les années qui séparent ce texte du choix décisif du parti pris des choses sont en effet marquées par une aggravation des difficultés : à ce drame de l’expression, où la parole subit une véritable mortification, Ponge trouvera progressivement une issue à partir de 1926.

La toute première œuvre de Ponge, avant cette date, ne relève pas du parti pris descriptif qui le rendra célèbre. Elle est dominée par une quête d’absolu incompatible avec la notion même de « parti pris », quel que soit le désir ou le besoin de l’auteur de s’établir, pour parler, sur des positions fermement définies. Je voudrais montrer les tâtonnements successifs de cette période où Ponge s’occupe moins des choses que des problèmes pratiques et métaphysiques soulevés par le langage, et où son projet littéraire n’a pas encore pris forme. Sous la mince partie émergée de l’œuvre, ces Douze petits écrits que Ponge publiera en 192651, la masse de ce qui s’écrit dans l’ombre témoigne d’une intense réflexion sur les conditions d’exercice de la parole en littérature, réflexion que Ponge ne proposera que bien plus tard au public,avec la publication des Proêmes en 1948 puis, à la fin de sa vie, des Pratiques d’écriture.

Je m’attacherai enfin aux modalités selon lesquelles, à la fin des années vingt, la crise trouve son issue, et tenterai de montrer comment le choix de l’écrivain en faveur des choses s’articule à des infléchissements nouveaux dans sa manière de considérer la parole.

Notes
47.

Empêcher est issu de pedica, lien aux pieds, entrave, piège, lacets, lacs. Ponge évoquera à plusieurs reprises « l’inextricable lacis » du langage, et ceci dès 1928 (« Processus des aurores », NNR I, II, 1065).

48.

Douze Petits Ecrits, Paris, Editions de la Nouvelle Revue Française, coll. «Une œuvre, un portrait», 1926.

49.

Francis Ponge, Entretiens avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Seuil, 1970.

50.

Francis Ponge, Pages d’Atelier1917-1982, Textes réunis, établis et présentés par Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, 2005.

51.

Et dont le titre même dit, dans sa retenue, le refus ou l’impossibilité de soutenir un projet.