B. A l’horizon de l’œuvre : le désastre de la guerre

Il n’est pas indifférent que les premiers essais littéraires d’un adolescent aient lieu sur ce fond de désastre qu’est la première guerre mondiale. « En classe de première, ce fut la guerre (1914). Le lycée est déplacé. Et j’aborde la littérature d’une autre façon » écrit Ponge dans Pour un Malherbe, en 1955 (PM, II, 181). Le premier texte publié de Ponge, un sonnet recueilli dans un périodique éphémère d’inspiration symboliste71, est écrit en 1916 : c’est l’époque où le jeune homme, après la mort d’un de ses cousins au front, songe à s’engager – mais en est finalement empêché par une crise d’appendicite. 1916, c’est aussi l’année de la fondation de Dada.Ponge commence à écrire au moment même où commencent aussi à se manifester les effets destructeurs de la guerre sur la foi dans le langage et dans la littérature, à commencer par une défiance durable envers les mots et les valeurs qu’ils sont censés incarner. Cette défiance sera vécue par Ponge en même temps que par que bien d’autres jeunes écrivains de son époque.

Cette guerre qui commence lorsqu’il a quinze ans, Ponge n’en reste pas le spectateur lointain. Il en fait l’expérience, au seuil de son œuvre, en tant que soldat. Il est en effet mobilisé, en avril 1918 (juste après son échec à l’oral de la licence de philosophie) au 5ème régiment d’infanterie à Falaise, puis dans diverses unités. En mars 1919, atteint de diphtérie, il séjourne au Grand Quartier général des armées à Chantilly (c’est là qu’il composera « La Promenade dans nos serres »), et il sera démobilisé en septembre72.

Le « Sonnet » qu’il écrit en 1916 – alors qu’il est élève en hypokhâgne –, l’un de ses tout premiers textes, témoigne que, contrairement à la légende de son retrait dans la sphère des objets, l’auteur du Parti pris des choses aura été, dès l’origine, aux prises avec l’Histoire et à la recherche d’une difficile articulation entre son écriture et la préoccupation du devenir humain. La guerre, désignée par la périphrase de « la lointaine Action », dont, ajoute l’auteur, « rien ne vient jusqu’à nous » (THR, II, 1346), constitue en effet l’arrière-plan de ce sonnet73. Malgré sa forme parnassienne et son apparente allégeance à la tradition poétique, le texte manifeste le refus d’une lecture symboliste de la plainte de la nature comme écho à celle de l’homme. Le poète y écoute s’élever « la mélopée du vent », ce « douloureux adagio », et la question qu’il pose, est, sommairement résumée, celle-ci : cette « mélopée du vent » vaut-elle comme expression humaine de « tous les hurlements », « craquements du navire qui sombre », « gémissements sourds s’exhalant des décombres » (ibid., 1345), qui agitent l’humanité ? La réponse négative donnée à la fin du sonnet dénonce une illusion : « Hélas non ! », « ce n’est que le bruit, lamentable et lugubre (…) du vent crépusculaire (…). De la lointaine Action rien ne vient jusqu’à nous… ». Le divorce est constaté entre l’Action et les tentatives poétiques. Ponge se donnera pour but de les réconcilier, et de faire de la parole un acte. Mais ce sera la recherche de toute une vie. Pour le moment la « mélopée » n’est que la réponse des branches à l’action du vent. Pour très longtemps du reste, le vent fera figure, dans l’œuvre de Ponge, d’ennemi de la parole.

Entre-temps la méfiance envers la parole va s’augmenter dela prise de conscience, dans la révolte, que l’autorité qu’elle incarne peut être totalement indépendante de toute véritable aspiration morale : autorité et morale ne coïncident que dans les vues de l’esprit d’un enfant naïf. Ce qui entre en crise, à l’occasion de la découverte des jeux et enjeux du pouvoir, c’est la parole dans sa dimension interlocutoire, la parole comme lieu des relations humaines.

Notes
71.

La Presqu’île, n° 4, oct. 1916.

72.

Entre-temps aura eu lieu un autre événement historique, la révolution russe de 1917. Ponge souligne dans les Entretiens avec Philippe Sollers le retentissement que cet événement a eu pour lui, déclarant qu’il lui a même « semblé plus important (…) que la guerre de 1914 elle-même », tout en concédant que « évidemment tout cela est lié » (EPS 55). Ponge s’inscrit en 1917 à la SFIO. La poursuite d’un idéal social est présente à l’horizon de l’œuvre.

73.

« De la lointaine Action rien ne vient jusqu’à nous…/ On voudrait s’élancer se griser de Revanches! / …Mais on ne peut qu’attendre, et tomber à genoux » (THR, II, 1346).