C. La parole désirée et haïe

Si la dimension interlocutoire de la parole est presque absente du Parti pris des choses – l’ouvrage qui fera connaître Ponge, et fera par là même longtemps oublier l’existence de cette dimension dans son œuvre –, c’est par l’effet d’une occultation toute provisoire. La suite de son œuvre portera largement témoignage d’une aspiration à parler et à être entendu qui était déjà perceptible dans les textes antérieurs au Parti pris des choses. Comment alors ne pas être stupéfait de constater que telle est aussi l’aspiration qui se formule dans le premier texte connu de Ponge, un quatrain écrit en 1915, alors qu’il n’a que seize ans74 ?

‘Je rêve d’une vie affectueuse et tendre
Où sur un lourd sofa correctement assis
Je verrai près de moi venir quelques amis
Hommes et femmes pour me parler et m’entendre
(THR, II 1345, je souligne)’

Il semble pourtant que ce désir de « parler » et d’« entendre » se soit heurté très tôt à un sentiment de vif malaise devant la violence de la langue, les enjeux de pouvoir qui la sous-tendent, les fonctions de dissimulation qu’elle remplit dans la vie sociale, la phraséologie ou au contraire la brutalité qui l’accompagnent. Chez l’adolescent qui prend conscience de la manière dont la parole (du pouvoir) s’impose, presque monstrueusement, la révolte suscite une tentation du mutisme. Ces deux sentiments, mêlés, s’expriment dans une note de 1917 – dont Ponge souligne l’importance à ses yeux en s’y référant lors des Entretiens –, note écrite hâtivement à la bibliothèque Sainte-Geneviève où Ponge travaille alors pour préparer sa licence de philosophie. Le contexte, comme l’explique Ponge, est celui d’une prise de conscience douloureuse, vécue par un adolescent jusque-là protégé par sa famille (« Pendant mon enfance, j’étais, quant à la société adulte, tout à fait naïf, innocent. Les adultes qui m’entouraient, c’est-à-dire ma famille immédiate, c’étaient des gens très, très bien ») (EPS, 56). Faisant l’expérience, à Paris, d’un nouvelle liberté, le jeune homme y découvre aussi l’existence de la violence sociale :

‘La société adulte, comme elle est en réalité, je ne commence à l’entr’apercevoir que lorsque j’atteins l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, que je suis séparé de ma famille, et que je vis dans le monde des étudiants et des professeurs. Je m’aperçois soudain du côté sans vergogne et parfaitement cynique, parfaitement répugnant des adultes par rapport aux enfants. (…) Cela, c’est très nouveau pour moi, ce sentiment de révolte vis-à-vis de la société. En même temps que cela, naît ma révolte contre la littérature qui exprime cette société» (EPS, 57). ’

« Je me rends compte » écrit-il alors dans cette « Note »,

‘que la prétendue personnalité est un résultat de l’attitude, des poses, des mômeries –
que l’homme est un monstre par rapport aux enfants.
que la société des hommes est une assemblée sans pudeur où toutes les hontes s’excusent (…).
Société hideuse de débauche (THR, II, 1346). ’

En même temps qu’un ordre social révoltant – et inséparable de lui – , c’est le discours sur lequel repose le jeu social qui est stigmatisé : ses « poses », ses « attitudes », les « excuses » qu’il se donne, tout ce que Ponge ne tardera pas à désigner comme ces « masques » caractéristiques de la pratique adulte du discours. Se dit ici, dans cette découverte, la tentation du mutisme (rester un in-fans, celui qui ne parle pas) provoquée par le dégoût des paroles adultes. S’ébauche déjà, en tout cas, le futur choix des choses muettes comme sujet d’étude et de « ceux qui se taisent » comme interlocuteurs privilégiés75. Comme l’analyse Jean-Marie Gleize, « les "enfants" sont ici à la place qu’occuperont plus tard les choses muettes, et le peuple, le prolétariat : en position d’innocence face à la monstruosité, à l’hypocrisie, au cynisme, à l’oppression »76.

Cependant Ponge va bientôt se trouver confronté à une autre forme de violence verbale, faite cette fois moins de phraséologie que d’intimidation brutale : celle du discours militaire, dont il fait l’expérience lors de son incorporation, en 1918, et qu’il raconte dans un texte daté de la même année, « Vie militaire ». Ce qui domine est d’abord le sentiment d’une brimade, et le dégoût de devoir subir une parole qui, déjà, est ressentie physiquement comme un pouvoir d’ensevelir l’autre sous une masse de matière répugnante :

‘J’entrai dans des casernes et des écuries, où mes sentiments les plus délicats et les plus nobles allaient être vexés, plutôt d’ailleurs par la grossièreté que par le vice, mon esprit enseveli sous d’énormes pelletées de sottises et d’injustices, mon être entier enfin brisé et molesté, pétri dans une masse ignoble. (…) Bien plus menaçante que les armées ennemies m’apparaissait l’autorité immédiate de la grossièreté et de la sottise, l’usage honteux du mensonge et de l’intimidation (THR, II, 1346-1347, je souligne). ’

La proximité de ce texte avec la thématique des « Ecuries d’Augias » est frappante. Dix ans après « Vie militaire », Ponge emploiera les mêmes mots, « honteux »77 et « écuries », pour dénoncer le caractère profondément impur de la parole. Du reste, « Vie militaire » ne se termine-t-il pas sur l’évocation du jeune soldat « traînant des brouettes et des balais dans une cour » (ibid., 1347), comme s’il était déjà soumis à l’épreuve initiatique du nettoyage des écuries d’Augias ? Le souvenir de l’incorporation nourrit très certainement la métaphore des « Ecuries d’Augias » qui fait de la parole un « purin ». Et le contexte primitif de la guerre explique aussi pourquoi, à plusieurs reprises, Ponge associera plus tard le purin des paroles au flot d’une « mélodie mondiale ». Il écrira ainsi à propos de la radio, en 1946, c’est-à-dire juste après l’autre guerre mondiale, qu’elle « verse incessamment » dans notre oreille « tout le flot de purin de la mélodie mondiale » (« La Radio », P, I, 748). Il redira ainsi en 1951, que « nous naissons en réalité au milieu d’un brouhaha insensé, celui des paroles de l’ancien ordre, des rengaines de la mélodie mondiale » (PAT, 287). C’est sans doute au moment de l’incorporation que se précise ce que Ponge désignera bientôt comme son « premier mobile » par rapport à l’écriture, censée racheter la parole : « notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu’on nous oblige à penser et à dire » (PR, I, 195).

Le sentiment de coercition est en effet manifeste dans « Vie militaire », qui stigmatise l’« autorité immédiate » exercée par la parole, pour mieux convaincre et mieux « tromper », en se trompant du reste d’abord soi-même :

‘Je me révoltais contre les mots d’ordre, les communiqués. Il ne me semblait pas possible d’admettre que, pour se défendre contre un autre, il faille se tromper soi-même ; et que l’esprit et ses expressions soient employés à un autre service que celui de la vérité.
Rien ne me paraissait plus digne de haine que l’enchaînement de ma liberté au nom de maximes bien générales et bien lourdes (…) (ibid., 1347).’

Mais ce qui est particulièrement frappant, c’est la manière dont est ressentie physiquement cette parole coercitive, comme une violence exercée sur le corps du destinataire : « un secret instinct m’avertissait déjà qu’elles n’étaient si générales et si lourdes que pour convaincre, en quelque sorte, physiquement, à la manière des musiques militaires. (…) Mais les événements étaient si pressants, les contingences si volumineuses et si sonores, j’étais encore si jeune et si mou, et l’on me prenait si violemment au corps, que je ne pus me dégager complètement de la grossière rhétorique d’alors » (ibid., 1347, je souligne). L’autorité de la parole est ici utilisée à des fins de dressage78.

Le dégoût suscité par la parole risque de déboucher sur le choix du mutisme. Un fait biographique, maintes fois relevé par la critique, en témoigne : celui de l’échec de Ponge à ses examens oraux, c’est-à-dire dans une situation où il faut prendre la parole face à l’autorité qu’incarne l’institution. Ponge a fait par deux fois, en tant qu’étudiant, l’expérience d’un échec aux épreuves orales, ou plutôt même d’un échec de la communication orale elle-même : pour la licence de philosophie en 1918 comme pour l’admission à l’Ecole Normale Supérieure l’année suivante, il s’est retrouvé presque aphasique, « dans l’incapacité quasi physique de parler »79. Si les biographèmes les plus signifiants sont ceux que l’auteur choisit lui-même de mentionner, tel est le cas de celui-ci, auquel Ponge fait allusion dans une lettre de 1923 à Paulhan, et qu’il rattache à une incompétence généralisée pour tout ce qui touche à la « conversation » :

‘Surtout ne me jugez pas sur ma conversation. J’ai été toujours collé à l’oral. Je suis souvent d’une "bêtise inconcevable" dans la conversation. Je dis souvent le contraire de ce que je veux exprimer 80. ’

Cette aphasie à l’examen n’est pas seulement significative d’une difficulté manifeste face à l’exercice oral de la parole mais aussi du choix, à cette époque, du mutisme comme forme de résistance au jeu social, la seule dont l’auteur dispose à ce moment, comme le soulignent Gérard Farasse et Bernard Veck:

‘Sans doute [le jeune homme absolu] veut-il croire qu’on lui pose une véritable question et non qu’on l’interroge par pure forme. Et comment répondre à une véritable question sans avoir pris le temps de la méditer ? Il refuse donc de participer à ce jeu biaisé qui fait de l’élève le modèle réduit du maître. (…) Lors de ces épreuves orales, Ponge n’a pas encore découvert les vertus salvatrices de la serviette-éponge. Pour résister il ne dispose de rien d’autre que le silence. Et c’est à la façon d’un Bartelby qu’il traite le langage81. ’

Cet incident vaut aussi par les conséquences qu’il aura : il générera (ou du moins renforcera) le sentiment d’une inaptitude à l’échange conversationnel, à l’expression face à autrui de ce que l’on souhaite dire. De plus, si était déjà présent le sentiment d’une revanche à prendre, par l’écriture, sur la parole impossible, le rejet hors de l’institution, provoqué par cet échec, ne pouvait que le renforcer. En tout état de cause, le spectre de l’aphasie va hanter durablement l’œuvre, de même que l’obsession de réussir à prendre la parole82.

L’expérience qui marque l’adolescence est finalement celle de la remise en cause de l’autorité de la parole telle que l’enfance l’avait constituée en idéal, d’un doute profond sur le bien-fondé de cette autorité. Le jeune écrivain prend conscience du fossé qui sépare les mots des valeurs qu’ils sont censés incarner, ainsi que de la possibilité de faire jouer l’autorité de la parole indépendamment de toute considération morale, comme « excuse » aux bassesses, comme manœuvre d’intimidation, comme dissimulation au service d’un pouvoir. Cette crise de confiance dans la parole fait écho à un phénomène collectif, historique : la déstabilisation générale vis-à-vis des valeurs et de leur expression supposée dans les mots, la crise de la représentation, à l’œuvre déjà depuis Mallarmé. En tout état de cause, l’aspiration du jeune écrivain à articuler étroitement morale et parole se voit gravement compromise. Toute l’œuvre s’emploiera à trouver à cette aspiration un nouveau mode d’ancrage dans la parole.

Pour conclure sur cette esquisse d’exploration archéologique de la parole pongienne telle qu’elle apparaît au seuil de l’œuvre, je dirai que cette parole a été à la fois trop vénérée puis trop haïe pour que son exercice soit chose simple. Sur le jeune écrivain pèse la menace de rester, littérairement, à l’état d’infans. Cette menace s’exerce sous un double aspect : tout d’abord la parole est investie d’une représentation de toute-puissance (divine, paternelle, héroïque…) qui la rend quasi sacrée et en inhibe l’accès, dans une sorte de noli me tangere ; ensuite, devant la découverte que la parole est confisquée par le pouvoir, par l’autorité des adultes, la tentation est grande de préférer l’état d’infans aux compromissions parolières. Dans tous les cas, la parole est à conquérir, il faut y accéder, son exercice ne va nullement de soi. Ponge n’est pas du tout certain d’en disposer, ce qui, pour un apprenti poète, représente une position fort inconfortable. Cependant un point d’appui reste disponible : celui de l’amour des mots pour eux-mêmes, pour leur épaisseur, leur chair, en-dehors de leur qualité – désormais suspecte – à exprimer des valeurs. Nourrie par la lecture de Mallarmé, cette aspiration s’exprime dans « La Promenade dans nos serres », texte fondateur et capital.

Notes
74.

Quatrain qui n’a jamais été publié par Ponge, mais seulement reproduit par Jean Thibaudeau dans sa monographie de 1967. Il sera néanmoins lu par Ponge sur France-Culture dans un entretien de 1962 avec José Pivin. Ponge précisera à cette occasion que « Lourd sofa » est du Baudelaire. Voir notice de Gérard Farasse sur le texte (OC II, p.1736).

75.

« Je ne parle qu’à ceux qui se taisent », écrira Ponge dix ans plus tard (PR, I, 196).

76.

J. M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., p. 153.

77.

« L’ordre de choses honteux », tels sont les premiers mots des « Ecuries d’Augias » (PR, I, 191).

78.

Je renvoie à l’analyse qu’en donne Benoît Auclerc : « tout concourt ici à montrer l’inscription des « maximes » (…) dans le corps : dans l’énumération, les « contingences », qualifiées de « volumineuses et sonores », ont tous les attributs de l’ordre asséné, tandis que le dégagement dont il est question à la fin de la phrase résonne en un sens très concret après la « prise » du corps évoquée juste avant. La rhétorique est ici l’instrument de dressage du corps ; le rythme, le volume sonore en sont les truchements et en garantissent l’efficacité. » (Benoît Auclerc, Lecture, réception et déstabilisation générique chez Francis Ponge et Nathalie Sarraute, Thèse de doctorat, Université Lyon 2, 2006, p. 28.)

79.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit., p. 23.

80.

Archives Jean Paulhan, I.M.E.C. Lettre citée par Michel Collot dans la notice des Douze petits écrits, OC I, p. 878.

81.

Gérard Farasse et Bernard Veck, Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, « Littérature », 1999, p. 72.

82.

« L’aphasie pongienne est structurelle. Jeune, il ne parvient pas à "passer" les oraux de ses examens. Plus tard il comprend que c’est contre la "parole" qu’il choisit l’"écriture". Plus tard encore il reprendra "de force" la parole » (J. M. Gleize, Francis Ponge, op. cit., note 43 p. 268).