A. Un parti pris des mots

L’espace dans lequel ce texte invite à « se promener » est celui des mots. Dans ces « serres » ne poussent que des créations verbales : aux « parterres de voyelles colorées »85 répondent en contraste les « ombres de la muette » et les « boucles superbes des consonnes » (PR, I, 176). Les fleurs ne renvoient pas ici à la traditionnelle ornementation rhétorique du langage, mais à une beauté et une puissance d’émotion intrinsèques à celui-ci. A la suite de Mallarmé, Ponge désigne comme véritable espace d’élection celui du langage, et se voue à l’explorer. Le jardin de délices, l’espace mythique par excellence, le lieu même de la joie86, c’est dans les mots qu’il sera recréé. Le thème floral est du reste lui-même porteur de connotations mallarméennes, depuis la formule fameuse, selon laquelle le mot « fleur » fait se lever non pas les « calices sus » mais, « idée même et suave, l’absente de tout bouquet »87. Ces fleurs de parole renvoient aussi à « Toast funèbre », qui évoque la poésie comme acte de faire « survivre » « une agitation solennelle par l’air / De paroles, pourpre ivre et grand calice clair » dans le souhait que le regard « Reste là sur ces fleurs dont nulle ne se fane »88. Une transposition du monde physique au monde verbal est ici à l’œuvre, conformément à la définition mallarméenne de la poésie comme « merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole »89.

Dans une perspective tout aussi mallarméenne, l’attention se porte sur la matérialité des mots, sur leurs caractéristiques concrètes, sur leur densité, leur volume, tant graphiques (« décors des lignes », « merveilleuse décoration du papier ou du marbre », « fioritures des points et des signes) que sonores (« l’éloquence », « l’oreille de l’écouteur», les « profonds mouvements de l’air au passage des sons »). Cette double dimension de la parole, pour les yeux et pour l’oreille, soulignée au seuil de l’œuvre, est essentielle. Si la réalisation orale de la parole est destinée à subir une éclipse temporaire dans l’œuvre de Ponge, elle n’en reste pas moins une aspiration formulée originellement, et que l’auteur s’emploiera à réaliser. Par le moyen de l’œil, de l’oreille, voire du toucher ( « mouvements commençants », « secrète chaleur », « profonds mouvements de l’air »), il s’agit de rendre aux mots leur pleine consistance, de rendre au langage sa réalité sensible, d’en faire même la source d’un plaisir sensuel. Pour cela, il est nécessaire de délivrer les mots de l’asservissement au sens. Le privilège accordé au signifiant est affirmé sans ambages : « Je veux vous faire aimer pour vous-mêmes plutôt que pour votre signification. Enfin vous élever à une condition plus noble que celle de simples désignations » (ibid., 177).

Cette ambition de considérer les mots pour eux-mêmes et non pour leur simple fonction d’instrument de la pensée, et de prêter la plus grande attention au plaisir qu’ils dispensent constitue un point commun entre la perspective de Ponge, et le surréalisme naissant (l’année 1919 est celle où Breton et Soupault rédigent Les Champs magnétiques, qu’ils publient dans Littérature), même si les divergences entre les conceptions de Ponge et celle des surréalistes n’en restent pas moins considérables. Cette aspiration entre dans le cadre d’une remise en question historique des rapports entre pensée et langage. Dès 1917, le mouvement dada affirmait son refus de la conception idéaliste consistant à soumettre le langage à une pensée préexistante (et implicitement supérieure) : « La pensée se fait dans la bouche », avait proclamé Tzara90.

« Je veux vous faire aimer pour vous-mêmes… » : le choix du mot est révélateur. Il est bien question ici d’une relation d’amour avec les mots. Ce texte est l’un des plus lyriques de Ponge. L’apostrophe lyrique ( « Ô draperies des mots, Ô traces humaines à bout de bras » ) y scande un appel fervent qui a tout d’une prière, où se mêlent l’action de grâces, l’adoration et l’imploration. Les mots sont investis de la toute-puissance divine ; d’eux seuls peut procéder le salut : « Ô draperies des mots, assemblages de l’art littéraire, ô massifs, ô pluriels (…), à mon secours ! ». Dans l’Eden auquel ils donnent accès, tout est revêtu d’une puissante nécessité : l’imperfection et la mort elles-mêmes y ont leur place indispensable à l’harmonie d’ensemble : « Divine nécessité de l’imperfection, divine présence de l’imparfait, du vice et de la mort dans les écrits, apportez-moi aussi votre secours. Que l’impropriété des termes permette une nouvelle induction de l’humain parmi des signes déjà trop détachés de lui et trop desséchés, trop prétentieux, trop plastronnants. » « Une nouvelle induction de l’humain » : la précision est d’importance. En effet ces serres édéniques sont avant tout faites pour la circulation heureuse de l’homme qui s’y « promène ». Ce n’est pas le jardin de Dieu, c’est le jardin de l’homme, créé pour sa joie. Et pour l’homme pongien, la plus grande joie est d’être entendu.

Notes
85.

Probable réminiscence du « Sonnet des voyelles » de Rimbaud.

86.

« Paradis de parfums, de chaleur, de lumière » écrit Ponge dans l’avant-texte « Serres » (PAT, 35).

87.

Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Divagations, (1897), Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard, « Poésie », 1976, p. 251.

88.

Stéphane Mallarmé, Poésies, (1870-1898), Paris, Gallimard, « Poésie », 1965, p.66.

89.

Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Divagations, op. cit. p. 251.

90.

T. Tzara, « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920) in Œuvres complètes, t. I, Paris, Flammarion, 1975, p. 379.