B. Une aspiration lyrique à la communication

Il est remarquable que Ponge choisisse, pour exprimer son projet littéraire, la forme d’un texte entièrement adressé : une prière aux mots. Les mots sont « l’autre », que l’on implore pour son salut. Mais ce salut lui-même coïncidera avec la rencontre d’un deuxième « autre », celui que Ponge appelle « l’écouteur » : celui qui pourra entendre. Le titre du texte dit clairement l’aspiration à un espace verbal partagé : c’est à une promenade dans nos serres qu’il convie. Les mots valent avant tout comme médiateurs de communication intersubjective : « grâce à vous, réserves immobiles d’élans subjectifs, réserves de passions communes sans doute à tous les civilisés de notre Age, je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris » (ibid., 176). La demande adressée aux mots est celle de rendre possible une vibration partagée par celui qui parle et celui qui reçoit, lecteur ou « écouteur » : « Concentrez, détendez vos puissances, – et que l’éloquence à la lecture imprime autant de troubles et de désirs, de mouvements commençants, d’impulsions, que le microphone le plus sensible à l’oreille de l’écouteur » (ibid., 176-177). Le lecteur, convoqué dans sa dimension physique d’« écouteur » est là, au seuil de l’œuvre, nommé, désiré. Au cas où ce fait nous aurait échappé, Ponge le souligne dans les Entretiens en 1967 : « ceci est assez important, le lecteur est ici invoqué déjà, en 1919 » précise-t-il (EPS, 50).

Tout aussi remarquable est le fait que les mots soient supposés assumer à eux seuls la communication avec ce lecteur, qu’ils soient seuls porteurs de l’espoir de cette communication, puisqu’ils sont censés compenser l’absence de l’expression par le corps et font l’objet, à ce titre, d’un appel au secours : « à mon secours ! au secours de l’homme qui ne sait plus danser, qui ne connaît plus le secret des gestes, et qui n’a plus le courage ni la science de l’expression directe par les mouvements » (ibid., 176). Cet homme « qui ne sait plus danser » c’est peut-être d’abord l’auteur affaibli par la maladie (et vraisemblablement aussi par une certaine inhibition personnelle quant à l’expression par le corps), mais c’est aussi, plus généralement, l’homme occidental, dont l’expression, au cours des siècles, s’est peu à peu coupée du corps pour devenir essentiellement abstraite. « Voyez comme cela se réfère à des civilisations dites primitives, enfin, aux danses, à la saltation des civilisations primitives »91, commente Ponge dans les Entretiens (EPS, 50). S’exprime déjà ici la nostalgie – récurrente dans l’œuvre – d’un langage originel qui aurait été en continuité parfaite avec le monde physique, et profondément lié au corps.

Si un absolu du langage est ici visé, il s’agit cependant d’un absolu résolument humain, physique, sensible, dans lequel peuvent et doivent s’inscrire – presque triomphalement – les limites et faiblesses propres à la condition des hommes, à savoir « cette secrète chaleur du vice, causée par le temps, par la mort, et par les défauts du génie », par laquelle les « abstractions » seront susceptibles d’être « intérieurement minées et comme fondues » (ibid., 177). Constatant au seuil de son œuvre un éloignement du langage par rapport à son enracinement originel dans une corporéité, Ponge n’aura de cesse, tout au long de son parcours, de tenter de réduire cette distance, en réintégrant dans l’écriture sa dimension corporelle, pour tâcher de faire véritablement des mots, selon l’expression trouvée dès 1919, des « traces humaines à bout de bras » (ibid., 177). Rappelons que la « trace » désigne d’abord le « vestige qu’un homme ou un animal laisse à l’endroit où il a passé » (Littré). Elle implique l’existence d’un témoin, qui constate la trace, et éventuellement la suit, car on peut suivre à la trace celui qui est passé d’abord, ou même marcher sur ses traces. Mais ce que de lui l’on suivra ainsi ce n’est ni sa pensée ni l’expression de ses sentiments, mais quelque chose de plus profond, de plus primitif, de plus physique : inséparable de son corps. Ce désir d’articulation étroite entre la parole et l’individu qui la profère (désir qui entre en tension avec l’idéal de l’inscription épigraphique) est présent dès ce texte fondateur. C’est encore le mot « traces » que Ponge emploiera lorsque des années plus tard il évoquera cette nécessité profonde qu’il voulait, d’emblée, mettre en jeu dans son écriture :

‘Je travaillais en général les pieds sur la table, pour ne pas travailler comme on travaille à l’école, pour me mettre dans une espèce d’état second, dans lequel la nécessité complète, passant par mon corps et aboutissant à ma plume par l’intermédiaire de mon bras, ce que j’inscris est une espèce de trace de ce qu’il y a de plus profond en moi, à propos de telle ou telle notion » (EPS, 72, je souligne).’

C’est dans une sorte de poussée interne que Ponge voit l’irruption de l’irrationnel dans l’expression, irrationnel dont il reconnaît la nécessité mais pas à la façon des surréalistes  :

‘Vous comprenez bien que je ne pouvais pas faire d’écriture automatique, enfin il ne s’agissait absolument pas de ça. (...) Je travaillais donc avec l’irrationnel venant de la profondeur de mon imprégnation, de mon imprégnation enfantine, venant du fond de mon corps (EPS, 72). ’

Cette aspiration à l’authenticité de la trace, il lui faudra beaucoup de temps pour parvenir à la mettre en œuvre.

En somme le projet inaugural qu’expose, dans son ambition et sa ferveur, « La Promenade dans nos serres », est porté par un espoir considérable : il s’agit de rien de moins que d’une déclaration d’amour aux mots, vecteurs de partage entre les êtres. Les déceptions éprouvées seront à la mesure de cet espoir initial : de l’amour Ponge va passer – et pour longtemps – au rapport de forces, avec les mots surtout, mais aussi, bien qu’à un moindre degré, avec les interlocuteurs. Avant de retracer le cheminement qui, de difficultés en difficultés, va l’amener à transformer son projet, notons encore la manière dont se distribuent initialement, dans cette ouverture officielle de l’œuvre qu’est « La Promenade » les termes de la communication : le je est là, très présent (six occurrences du pronom), très pressant (deux fois « je veux »). On est loin, pour l’instant, de la « disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » impliquée, selon Mallarmé, par « l’œuvre pure »92. Le tu n’est pas moins présent, comme adresse et comme aspiration imprégnant tout le texte ; quant à l’instrument de la communication, à savoir le langage, il constitue l’objet même du projet. Cependant il faut constater que le grand absent, c’est le monde, autrement dit le référent, et par là même la garantie du sens. Dans son désir de s’attacher aux mots pour eux-mêmes « plutôt que pour [leur] signification », Ponge en arrive à tenter d’évacuer dans un même mouvement le signifié et le monde :

‘Enfin qu’on ne puisse croire sûrement à nulle existence, à nulle réalité, mais seulement à quelques profonds mouvements de l’air au passage des sons, à quelque merveilleuse décoration du papier ou du marbre par la trace du stylet (ibid,, 177, je souligne). ’

Ponge, congédiant en quelque sorte le monde, est loin encore du parti pris des choses, mais tout engagé en revanche dans la quête d’un langage absolu. En effet, il s’inscrit bien davantage dans la lignée mallarméenne de l’accession à un absolu du langage93 que dans celle de Rimbaud (et de Baudelaire avant lui) qui viserait plutôt à un déchiffrement du monde, et qu’élisent en revanche, à cette époque, les surréalistes. Emancipant le langage, à la suite de Mallarmé, de toute fonction référentielle, il l’intronise par là dans une position de souveraineté absolue.Mais ce qui va l’amener, par étapes, à prendre le parti des choses, ce sont précisément les apories sur lesquelles déboucheront bientôt sa quête initiale d’un langage absolu. Dans la crise qui va se déclarer, il lui faudra revenir, de toute urgence, au monde, et même prendre officiellement son parti.

L’enthousiasme envers les mots qu’exprime « La Promenade », ainsi que la confiance dans la possibilité d’être grâce à eux « compris » vont être progressivement remis en cause, jusqu’à entrer violemment en crise. Et pourtant cette confiance, originellement exprimée, subsistera secrètement, à la façon d’un horizon que Ponge, lentement et difficilement, par de longs détours parfois, mais de manière infiniment tenace, s’efforcera, tout au long de son œuvre, de rejoindre.

Notes
91.

J’aurai plus tard l’occasion de revenir sur cette notion de saltation.

92.

Stéphane Mallarmé, « Crise de Vers », in Divagations, op. cit., p. 248.

93.

Emblématisée par la formule « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre » (S. Mallarmé, « Sur l’évolution littéraire », in Igitur, Divagations, Un coup de dés, op. cit., p. 395).