A. Les pouvoirs de la parole : « Esquisse d’une parabole »

Au seuil de son œuvre, en 1921, Ponge intitule « Esquisse d’une parabole » (NR, II, 303) un étrange récit, situé dans une vague préhistoire, qui valorise à l’extrême la notion de parole (dont le sens étymologique se trouve réactivé dans le titre) : deux amis fraternels, confrontés à des rencontres plus ou moins menaçantes avec des individus ou groupes de chasseurs-cueilleurs dominés par l’instinct prédateur, tentent à chaque fois de désamorcer les conflits par la parole : « alors nous lui (leur) parlâmes », telle est la formule qui scande le texte. La mise en relation par la parole transforme l’attitude prédatrice en capacité à « voir » et à « penser » :

‘Alors, nous leur parlâmes et, les ayant intéressés au spectacle de la nature, nous leur montrâmes à voir et à penser. Dès lors, ils virent et pensèrent comme nous, et cette multitude vint avec nous (ibid., 304). ’

L’exercice de la parole et de la pensée conduit, dans le texte, à une joie manifestée par le chant et la danse, mettant en pratique cette « science de l’expression directe par les mouvements » dont « La Promenade dans nos serres » regrettait la perte : « Nous poursuivîmes notre route, chassant et travaillant de concert, et surtout contemplant la nature, pensant et étudiant. Beaucoup chantaient et dansaient » (ibid., 305). Le pouvoir de la parole est finalement ce qui permet à une nouvelle société de se fonder, sur des valeurs partagées. Ce message moral (et politique) s’exprime en référence au modèle formel de l’Evangile, dont il imite le style et les tournures caractéristiques. La parole est ici christique, c’est la parole du Fils, la parabole. A cette différence de taille, toutefois, que la parole libératrice n’est pas celle, reçue, de Dieu, mais celle, pratiquée, des hommes entre eux. L’aspiration à réaliser cette substitution restera, on l’a vu, à l’horizon de toute l’œuvre.