B. Idées et mots : premières difficultés

Les Fragments métatechniques, écrits en 1922, témoignent encore d’une confiance quasi-intacte dans la possibilité de réaliser le « programme » décrit dans « La Promenade »97. Cependant l’essentiel de la réflexion se concentre sur les moyens à mettre en œuvre dans ce but, à savoir le travail sur le matériau verbal, dans le plus grand respect de ce matériau même :

‘Il est ainsi certains mots qui tiennent plus d’esprit et de beauté que nos plus riches idées. Respectueux et prudents, nous pouvons entrer dans leur gloire, si nous ménageons à proprement parler leurs susceptibilités.
Et d’abord retrouvons-les. Soignons notre palette. C’est une condition de la beauté littéraire : il faut choisir des mots qui ajoutent à la pensée (ibid., II, 305). ’

Notons que le parti pris – exprimé dans « La Promenade » – de privilégier le signifiant se tempère ici d’une prise en compte du signifié ( « idées », « pensée »). L’ambition de « choisir des mots qui ajoutent à la pensée » manifeste que Ponge est à la recherche d’une articulation nouvelle entre mots et pensée, dans laquelle le mot ne serait pas instrument de la pensée, mais participe lui-même de celle-ci.

« Idées », « pensées » : ces termes vont se retrouver de plus en plus souvent sous la plume de Ponge, au fur et à mesure que les difficultés théoriques vont s’amplifier, jusqu’à aboutir à un « drame logique » fait de divorce entre la « pensée » ou l’idée et le langage. Mais nous n’en sommes pas là : en 1922 Ponge croit en la possibilité d’une continuité heureuse entre eux. Ainsi, évoquant l’œuvre à faire, il précise : « la caresse de mon style fera l’expression de son visage, mais sa chair est mon idée : je fais ce que je peux » (ibid., 307). L’espoir de concilier mots et « idées » dans une seule et même nécessité se lira encore dans un fragment de Pratiques d’écriture écrit au début de 1924, mais avec une insistance nouvelle sur l’échec de toute expression qui considère l’idée comme préexistante :

‘Ils courent pour suivre l’idée, ils ne l’atteignent pas et leur allure est maladroite. Ils oublient (…) qu’il faut une nécessité des actes, et des mots, et des idées dans un écrit pour qu’il soit comme on dit éternel (PE, II, 1038). ’

Sur ce point, Ponge est d’accord à la fois avec les surréalistes et avec Valéry : les mots sont bien plus qu’un instrument de la pensée, ils pensent selon leur logique propre. Ponge se refuse avec hauteur à être un « moraliste » ou un « penseur » qui subordonne les mots à la pensée, les réduisant à n’être que des véhicules plus ou moins adaptés à leur fonction. Il cherche comment se démarquer définitivement de ces usages laborieux et inesthétiques :

‘Le moraliste passe son temps à vider de l’eau sale d’une casserole dans une autre. Il parvient parfois à faire un peu de vaisselle, avec son petit balai crasseux.(…) Il transvase à grand-peine . Le fait sans précaution, généralement tache tout (« Le Moraliste », PE, II, 1010). ’

Ponge est donc entré dans une réflexion sur les mots, leur pouvoir, leur rapport avec la pensée, que la rencontre de Jean Paulhan, en février 192398, et les échanges qui s’ensuivent, ne peuvent qu’intensifier.

Notes
97.

Ils reprennent du reste, avec l’expression « cette mystérieuse induction de l’âme » (NR, II, 306), le thème de l’ « induction de l’humain » dans l’œuvre d’art.

98.

A cette date, Ponge qui a envoyé à la N.R.F. un ensemble de trois textes intitulé « Trois satires », et dont les premiers textes publiés dans Le Mouton blanc avaient été remarqués par la revue, est reçu par Jean Paulhan (alors secrétaire de Jacques Rivière, directeur de la N.R.F., que Ponge rencontre également)