C. Rôle de Paulhan

Il semble en effet qu’une proximité intellectuelle se soit révélée immédiatement entre ces deux écrivains également conscients des problèmes du langage et du pouvoir de celui-ci. Dès la première entrevue, Paulhan confie à Ponge ses récentes réflexions sur ce sujet en lui offrant la plaquette Jacob Cow le pirate ou Si les mots sont des signes, parue l’année précédente99. Jean Paulhan, qui avait fait paraître en 1913 un ouvrage sur le pouvoir du langage manifesté dans les proverbes malgaches, avait sur la question du rapport entre mots et pensée une position claire : affirmant l’impossibilité pour la pensée d’exister en-dehors des mots, il soulignait la nécessité de lutter contre le soupçon dont ceux-ci sont victimes, et de les réhabiliter en même temps qu’on réhabilitera cet art de les travailler qu’est la rhétorique. Il développera ces idées dans Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres (1941), ouvrage auquel il travaille dès 1926, et au sujet duquel il noue un dialogue avec Ponge dont la Correspondance porte témoignage.

Cette rencontre, qui débouche rapidement sur une amitié qui durera (non sans tensions ni brouilles) jusqu’à la mort de Paulhan, en 1968, est un événement déterminant pour l’œuvre de Ponge. Tout d’abord elle nourrit sa réflexion sur le langage et, dans la mesure où Paulhan lutte contre la « terreur » que représente à ses yeux l’incitation générale à déplorer les insuffisances de celui-ci, son influence sera précieuse lors de la crise de confiance que va traverser Ponge. Plus encore, en la personne de Paulhan, de quinze ans son aîné, Ponge trouve un lecteur particulièrement qualifié, dont il va faire, surtout à partir de la mort de son père quelques mois plus tard, son principal destinataire et, on l’a souvent signalé, son mentor. Ce fait est important pour mon propos dans la mesure où, à partir de ce moment, c’est à travers le personnage de Paulhan que vont s’incarner, pour longtemps, les difficultés de Ponge face à l’autorité100. Il faut noter enfin le rôle déterminant de Paulhan dans la carrière d’écrivain de Ponge, puisque c’est lui qui – durablement – va le faire paraître, au double sens du terme. Dès juin 1923 la N.R.F. publie les « Trois Satires »101 que Ponge lui avait adressées.C’est également Paulhan qui, trois ans plus tard, fera paraître le premier ouvrage de Ponge, recueillant douze de ses premiers textes dans la collection « Une œuvre, un portrait » (destinée à faire connaître les jeunes auteurs découverts par la revue), sous le titre Douze petits écrits (mars 1926).

Notes
99.

Dans cette plaquette, Paulhan conteste l’assimilation des mots à des signes, affirmant qu’ils ne le sont pas par nature, qu’il « les faut aider », et que du reste cette conception du langage « néglige la première ressource des mots, leur ressource naïve » (Jean Paulhan, Jacob Cow le pirate, [1921] in Œuvres complètes, Cercle du Livre Précieux, 1966, p. 129, p. 133). Ponge intitulera « Ressources naïves » un proême écrit en 1927.

100.

Il faut du reste souligner que plusieurs facteurs prédisposaient Paulhan à être mis en position d’autorité quasi parentale : tout d'abord la rencontre avec lui avait été provoquée par le père de Ponge, comme l’écrira en 1929 Ponge à Paulhan : « C’est mon père qui m’a d’abord parlé de toi, et de la sémantique (m’ayant plusieurs fois surpris plongé dans les Etymologies du Littré) puis conseillé de t’écrire » (Corrr. I, 115, p. 114) ; ensuite Paulhan, protestant et nîmois comme Ponge, a été condisciple à Nîmes de l’oncle maternel de Ponge.

101.

Je ne m’étends pas ici sur la dimension satirique des premiers écrits de Ponge, si ce n’est pour signaler son existence, et la révolte qu’elle révèle, car, comme le soulignera Ponge dans les Entretiens avec Philippe Sollers, « un homme qui écrit des satires est, évidemment, quelqu’un qui n’est pas d’accord » (EPS, 62).