D. Dégoût face à la parole commune

Lorsque Ponge, méditant les leçons de Paulhan, souligne en 1924 la nécessité unique qui doit fondre mots et idées, il insiste, pour finir, sur ce qu’il continue à tenir pour l’essentiel, c’est-à-dire la présence humaine dans l’œuvre, qui fonde l’ensemble de ces nécessités : «[il faut] de plus une nécessité de ces combinaisons dans l’écrit, selon l’homme, dont la nature est aussi bien dans les mots, dans les actes et dans les idées, puisqu’au fond de tout est l’humain » (PE, II, 1038). Cette affirmation de « l’humain » comme l’essentiel nous ramène au désir, si vivement exprimé dans « La Promenade », d’une communion humaine par l’expression poétique. Tel est toujours le soubassement du programme de Ponge ; c’est même un point d’ancrage qui reste remarquablement stable. Les Fragments métatechniques placent la préoccupation du plaisir du lecteur au tout premier plan : « On veut que l’art vive pour lui-même. Je n’y entends rien. Il n’y a là que de l’homme ; et il faut plaire : c’est tout 102» (NR, II, 306). Un passage des Pratiques d’écriture déclare, plus nettement encore : « Le lecteur voilà le critérium : / Plaire au plus grand nombre »(PE, II, 1041). Dès 1922, le critère que retient Ponge pour le classement des œuvres littéraires est celui du plaisir esthétique, et il entreprend même, dans une singulière métaphore géographique, de sérier les genres en fonction des différentes stratégies qu’ils mettent en œuvre pour conquérir le lecteur :

‘L’artiste peut aborder le public par un cap, ou par un golfe, ou par une rivière qu’il remonte jusqu’au cœur ; il peut le survoler, et que son ombre seulement en amuse la surface ; il peut le conquérir à pied, longuement, par tous les sentiers (NR, II, 306).

C’est du reste tout au long de son œuvre que Ponge usera de métaphores spatiales pour tenter de décrire l’expérience qui se joue dans la lecture.

Cependant l’existence d’un espace commun, partagé dans la joie, est maintenant loin d’aller de soi. A l’espace horizontal idyllique de « La Promenade dans nos serres » répond désormais l’espace vertical redoutable de « L’Aigle commun », texte composé en 1923. Si l’adjectif « commun » était en 1919 porteur d’un espoir103, il l’est plutôt d’une menace en 1923 : l’aigle descendu de ses hauteurs se voit la proie de la confusion, comme pris au filet de la parole commune :

‘O mouvement regrettable de mes ailes, où, dans quelle honte, à quelle basse région ne m’amènes-tu pas ? (…) O ! Assez. Espaces du silence, que je remonte ! Mais non ! Vous parlez tous. Qui parle ? C’est nous ! O confusion ! Je les vois tous. Je me vois tous. Partout des glaces (PR, I, 179). ’

L’association de « commun » et de « aigle » constitue presque un oxymore, l’aigle étant traditionnellement figure de supériorité. Mais, comme le souligne Michel Collot, la déchéance de l’aigle, qui « devient "commun" dès lors qu’il se met à parler » est « pire que celle de l’albatros, autre figure du poète, puisqu’elle est due à cela même qui devrait faire sa souveraineté : le langage »104. Et pourtant, il est impossible d’y échapper, en dépit des difficultés que cela comporte :

‘il est bien difficile de demeurer en silence à ces (hauteurs) dans son univers comme on est tenu de parler, comment faire pour en même temps tenir à son univers, s’y tenir, et durant des années employer en société la parole la plus commune (« Sur un style plus chaleureux », PE, II, 1050). ’

La difficulté tient à l’usage commun du langage. Le problème de la parole commune, des « mots de la tribu », vécu par Mallarmé, l’est aussi à cette époque par Valéry, et dénoncé dès 1923 dans Eupalinos, que Ponge a probablement lu105. Si Valéry y voit la justification de la poésie, le poète tentant de rendre aux mots la pertinence qu’ils ont perdue parce qu’ils servent à la communication utilitaire, commune, la question restera longtemps, pour Ponge, beaucoup plus douloureuse.

La difficulté d’exister au sein du langage commun, qui se dit dans « L’Aigle commun » en termes d’espace, se révèle aussi, de manière plus allusive, dans le thème du combat du jour et de la nuit, apparu dès 1922 dans « Le Martyre du jour ou "Contre l’évidence prochaine" » et « Le jour et la nuit ». A cette époque, Ponge a du reste le projet d’un Mythe du jour et de la nuit. 106 Dans « Le Martyre du jour», il associe la nuit à la libre « considération », donc à la contemplation et à la pensée, et le jour à une prison, où règnent la prétendue évidence, les éclatantes pseudo-vérités du langage commun. Chaque aube ramène « l’évidence prochaine » (DPE, I, 8). « Le Jour et la Nuit », évoque, lui, une « lampe tyrannique » (L, I, 449). Comme l’a montré Michel Collot, dès les premiers textes de Ponge le soleil apparaît comme « détenteur d’une puissance souveraine, mais aussi destructrice, voire persécutrice »107. Très tôt s’exprime un mythe personnel à Ponge qui fait du soleil, l’un des symboles de l’autorité, une figure tyrannique extrêmement menaçante pour l’exercice de la parole. Le soleil règne sur un univers de discours quasi pétrifiés par l’usage, sur une langue morte : « Le Soleil n’éclaire plus qu’un monument de raisons », écrit Ponge dès 1922 (« Trois poésies », DPE, I, 4). C’est la première apparition du mot « raisons », dont le pluriel renvoie à l’ensemble des discours qui se revendiquent de l’autorité logique de la raison.Cette association thématique entre soleil et « raison » autoritaire se poursuivra, sporadiquement, jusqu’au début des années trente, où elle se fera explicite dans « Aurore » (qui prolonge un texte de 1928, « Le Processus des aurores ») :

‘la cour des paroles rentre en scène.
Et aussitôt après elles, apparaît au fond de la salle d’audience le principal témoin, (…) LE SOLEIL. (…) Voilà l’explication de tout. La preuve par lion, quia leo. La raison du plus fort, la pétition de principes.
Et moi qui fus sur le point de parler ! (NNR I, II, 1068, je souligne). ’

Ponge se heurte de plein fouet au monument des raisons communément acceptées. Et ceci n’est que le prélude aux difficultés qu’il va rencontrer pour tenter de faire entendre, parmi les voix des autres, la sienne propre.

Notes
102.

Formulation par laquelle Ponge s’inscrit dans la lignée du classicisme.

103.

« Grâce à vous, (…) réserves de passions communes (…), je veux le croire, on peut me comprendre, je suis compris » (PR, I, 176).

104.

Voir notice sur le texte, OC I, p. 970.

105.

« la parole commune : celle qui meurt à peine née ; et qui se perd sur-le-champ, par l’usage même. Aussitôt, elle est transformée dans le pain que l’on demande, dans le chemin que l’on vous indique, dans la colère de celui que frappe l’injure… » (P. Valéry, « Eupalinos ou l’Architecte », Dialogues, in Œuvres complètes, t. II, Bibliothèque de La Pléiade, p. 112)

106.

Une note manuscrite dresse la liste des textes concernés . Voir notice de Michel Collot sur « Trois poésies », OC I, p. 883.

107.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit. p. 207. Sur le « mythe solaire » chez Ponge, voir les pages 207 à 213.