En mai1923, Ponge perd son père, à qui il était profondément lié, et dont on peut penser qu’il fournissait la figure primitive du destinataire par excellence de son œuvre. « Le premier dédicataire et vrai lecteur de Ponge a disparu » écrit Jean-Marie Gleize, « non sans avoir tenu en main les épreuves des "Trois satires" qui devaient paraître peu après.»109 Quelques semaines après cette disparition, le 30 juin 1923, a lieu l’épisode que Ponge appellera plus tard sa « fugue »110. Au lieu de se rendre à son travail (il occupait alors un poste provisoire chez Gallimard, où son absence causera de vives inquiétudes), il prend le train pour Fontainebleau et, assis sur un banc, en pleine nuit, il compose le poème sur la mort de son père qu’est « La Famille du sage ». Ce texte sera publié par la N.R.F. en septembre 1926. Plus tard Ponge le placera en tête du premier tome de son Grand Recueil, donc en quelque sorte en tête de son œuvre, faisant de ce « poème liminaire sur la mort de [s]on père (…) une espèce de dédicace générale de [s]on œuvre à [s]on père » (EPS, 66). On note aussi que dans ce texte, devant la figure du père mort – qui n’a pas fini de hanter l’œuvre – (« Tu étais froid, sous un seul drap, voilé »), c’est le silence qui préside (silence dont la tentation se maintiendra durablement) : « Egale en nous coulait une eau en silence du cou sans cesse dans le dos » (L, I, 447). C’est le moment où Ponge se sent menacé de devenir fou et en fait part à Paulhan. « De même », souligne Jean-Marie Gleize,
‘que pour lui la naissance à l’écriture aura été conquise sur l’expérience de l’aphasie, de même la naissance à la littérature (à l’objectivation de l’écriture par la publication) aura eu affaire à l’expérience de la mort, et à la proximité de la folie111.’Autre conséquence de la disparition du père : Paulhan se trouve amené à le remplacer, dans une certaine mesure, et se voit revêtu par Ponge d’une partie de l’autorité paternelle. Il sera en tout cas le dédicataire du premier ouvrage de Ponge, Douze petits écrits.
Je cite ici l’analyse que donne Michel Collot des effets de la mort du père sur la relation de Ponge au langage:
‘Cette disparition bouleverse Ponge au point qu’il craint un moment de devenir fou. Elle altère en tout cas profondément sa relation au langage. Quelles que soient les difficultés que lui avait procurées jusqu’alors son usage social, Ponge avait gardé dans le langage une confiance que garantissait la caution paternelle. (…) Le retrait de cette vivante référence livre Ponge au « silence » et à l’arbitraire du signe ; il ne voit plus dans le langage qu’une illusion, qui ne saurait lui masquer le néant. Les mots sont devenus lettre morte 112. ’Il semble en effet que le drame de l’expression se déclare en grande partie sous l’effet d’un flottement du sens, que rien ne vient plus désormais garantir. La parole ne se trouve plus articulée ni à l’expression (le rapport mot-pensée vacille totalement) ni à la communication : le sentiment d’impossibilité à se faire entendre, à être « compris » devient prégnant.
J.M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 33.
Dans une lette à Paulhan, datée du 30 juin 1943, il écrira : « Vingt ans aujourd’hui de ma fugue, – et d’ailleurs de tout le reste » (Corr. I, 285, p. 295).
J. M. Gleize, Francis Ponge, op. cit. p. 33-34.
Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit., p. 30.